Le sacrement du Royaume

« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
Cela étant dit, nous pouvons en revenir à ce que nous avons déclaré en début de ce chapitre : l’Eucharistie est le Sacrement du Royaume, la montée de l’Eglise vers « la cène du Seigneur, en son Royaume ». Nous avons constaté que cette définition était « omise » par les explications savantes que la théologie orthodoxe avait reprises de l’Occident, à cause surtout de la décadence, dans la conscience chrétienne, de la notion clef de symbole, que l’on s’était mis à opposer à celle de réel en la réduisant à l’allégorie. Puisque, dès l’origine, la foi chrétienne avait fermement confessé la réalité de la transformation du pain et du vin en Corps et en Sang du Christ (« ceci est le Corps même, ceci est la Sang même… »), tout « mélange » de cette réalité avec du « symbolisme » fut considéré comme une menace pour le « réalisme » eucharistique, à savoir : pour la présence réelle du Corps et du Sang sur l’autel. D’où la réduction du sacrement à une « formule consécratoire » qui, par sa concision même, « garantissait » la réalité d’une transmutation dans le temps et dans l’espace ; d’où aussi les définitions de plus en plus détaillées du « mode » et du « moment » de la conversion et de son « efficace ». On insista pour rappeler qu’avant la consécration des oblats, il n’y avait que du pain sur la patène et que du vin dans le calice, alors qu’après, il n’y avait plus que le Corps et le Sang. D’où, enfin, les tentatives pour expliquer la « réalité » de cette conversion à l’aide des catégories aristotéliciennes de « substance » et d’ « accident », et pour la définir comme une « transsubstantiation ». Il en a résulté, en fin de compte, que tant dans la multiplicité de ses parties que dans son unicité, la Divine Liturgie elle-même a été coupée de tout rapport effectif avec la transformation des espèces et qu’elle a été en fait exclue de l’explication des sacrements.

Or il nous faut, en l’occurrence, poser la question : cette conception du symbole et du symbolisme, opposé au « réalisme », correspond-elle au sens premier de ces notions et est-elle applicable à la lex orandi chrétienne, à la tradition liturgique de l’Église ?

A cette question fondamentale, ma réponse est négative. C’est justement qu’en son sens premier, « symbole » n’est nullement synonyme de « figuration ». Un symbole peut ne rien « représenter » du tout, à savoir : n’avoir aucune similitude avec ce dont il est le symbole. L’histoire des religions montre que plus un symbole est ancien, profond, « organique », moins il véhicule un tel caractère « figuratif » qui lui resterait tout à fait extérieur. En effet, sa fonction primordiale n’est pas de figurer (ce qui suppose l’absence du figuré), mais de révéler et de faire participer à ce qui est révélé. L’on peut dire du symbole qu’entre lui et la réalité symbolisée, il n’y a pas tant une ressemblance qu’une communication ; aussi peut-il y faire communier. Par conséquent, la différence, et elle est radicale, entre les acceptions ancienne et moderne, c’est que, selon cette dernière, le symbole est la représentation ou le signe de quelque chose de différent, qui ne se trouve pas réellement dans ce signe (pas plus que l’acteur n’est le personnage qu’il joue ni l’eau n’est présente dans le symbole H2O), tandis que selon la conception ancienne, le symbole est la manifestation et la présence et quelque chose d’autre, mais précisément en tant qu’autre, c’est-à-dire comme une réalité qui dans les circonstances données, ne peut pas se révéler autrement que par le symbole.

Cela signifie cependant qu’en dernière analyse, le symbole authentique est inséparable de la foi. Car la foi est justement « la preuve de choses invisibles », c’est-à-dire qu’elle consiste à savoir que cette réalité autre existe, qu’elle est distincte de l’empirique, mais qu’il est possible d’y communier, d’y pénétrer , qu’elle est ens realissimum. Il en résulte que si le symbole suppose la foi, celle-ci exige nécessairement celui-là. A la différence de la simple croyance ou d’une opinion philosophique, la foi est exactement communion et soif de communion, incarnation et soif d’incarnation, de manifestation, de présence, l’action d’une réalité sur l’autre. C’est exactement ce qu’est le symbole, du grec symballo, je réunis, je tiens ensemble. Contrairement à l’allégorie, au signe et même au sacrement dans sa « réduction » scolastique, le symbole réunit deux réalités, l’empirique, ou la « visible », et la spirituelle, « l’invisible », non pas logiquement (cela signifie ceci), analogiquement (cela représente ceci) ni selon une relation causale (cela est cause de ceci), mais épiphaniquement, du grec epiphaneio, je révèle). Une réalité en révèle une autre, mais (et cela est capitale) seulement dans la mesure où le symbole lui-même touche à la réalité spirituelle, où il est capable de l’incarner.

En d’autres termes, dans le symbole, tout manifeste la réalité spirituelle et tout y est nécessaire pour sa manifestation, mais ce n’est pas toute la réalité spirituelle qui s’y révèle et qui s’y incarne. Le symbole est toujours partiel, « car nous connaissons en partie et nous prophétisons en partie » (I Cor XIII 9). Par nature, le symbole réunit des réalités incommensurables, dont l’une reste par rapport à l’autre « absolument autre ». Quelque réel que soit le symbole, et quoiqu’il fasse communiquer avec la réalité spirituelle, sa fonction est non pas de nous satisfaire, mais d’accroître notre soif : « donne-nous en vérité de communier avec Toi au jour sans déclin de Ton Royaume… » (anaphore). Le symbole consiste non pas à rendre sacrée telle ou telle partie de « ce monde », de son espace, de son temps ni de sa matière, mais à nous offrir une vision et une connaissance qui sont aspiration et soif de la spiritualisation parfaite : « Que Dieu soit tout en tout » (I Cor XV 28).

Est-il nécessaire de démontrer que seule cette acception première, ontologique et épiphanique de la notion de symbole est applicable à la Liturgie chrétienne ? Et non seulement applicable, mais inséparable de celle-ci. Sa nature consiste en effet à surmonter la dichotomie du réel et du « symbolique » en tant que non réel et à faire percevoir la réalité avant tout comme l’accomplissement du symbole, et celui-ci comme l’accomplissement de celle-là. La liturgie chrétienne n’est pas symbolique parce qu’elle comprendrait diverses figurations « symboliques », dont la plupart sont d’ailleurs le fruit de l‘imagination de savants commentateurs et que ses actes et ses rites ne contiennent pas. Elle est symbolique d’abord parce que le monde même, création de Dieu, est symbolique, sacramentel ; ensuite, parce que l’Eglise a pour nature et pour vocation dans ce « monde » d’accomplir ce symbole, de l’incarner comme ens realissimum. L’on peut donc dire du symbole qu’il révèle le monde, l’homme et tout le créé comme la matière d’un sacrement unique et universel.

A partir de ce qui vient d’être dit, nous pouvons poser la question fondamentale : de quoi l’Eucharistie est-elle le symbole ? Et quel est le symbole qui réunit en un tout son ordre et ses rites ? Quelle réalité spirituelle nous est révélée et donnée par le « Sacrement des sacrements » ? Nous en revenons donc encore à ce dont il s’agissait au début de ce chapitre : percevoir et confesser l’Eucharistie comme le Sacrement du Royaume.



Commentaire/Analyse





Le moment tant attendu depuis les commentaires précédents est enfin arrivé : la définition du symbole est ici donnée. Ni allégorie, ni figuration, ni métaphore, le symbole est la réunion de deux réalités. Dans le domaine chrétien et liturgique (car la notion de symbole est antique et ne s’applique pas uniquement à notre sujet liturgique), cette réunion concerne une première réalité matérielle (le support nécessaire au symbole) et une seconde, métaphysique, immatérielle, spirituelle. Le terme « symbole » devrait ainsi être remplacé mentalement par le théologien orthodoxe par « réunion ayant pour objectif le dévoilement ». Ainsi, le pain, symbole du Corps du Christ devrait se dire : réunion ayant pour but le dévoilement du Corps du Christ. Cette réunion étant effective, le Corps est bien présent (pour peu que l’on donne foi au fonctionnement « symbolique » du monde. Ainsi, toute la pensée scolastique qui a tendance à voir uniquement du pain avant l’épiclèse et uniquement du Corps après l’épiclèse est déjà fausse. Il reste du pain. Ce pain sert de « moyen de transport symbolique ». Si l’on veut utiliser une image poétique (ou de science-fiction, selon les tempéraments) ou dira que le symbole est un portail menant vers l’autre réalité. C’est très mystique…

Nous pouvons donc revenir sur ce qu’est le sacrement, et expliciter même le titre de l’ouvrage commenté. Le sacrement est l’acte qui révèle, au moyen du symbole, la vie divine donnée dans l’Église. Dans les divers sacrements « officiels » de l’Église, nous trouvons le Baptême, le Mariage, l’Eucharistie, etc. Chacun révèle une chose particulière de la vie divine. Une fois que ceci a été compris, on peut paraphraser ainsi le titre : l’Eucharistie révèle au travers du symbole, la vie divine donnée au chrétien. Le symbole est alimentaire et la vie divine dévoilée l’est au moyen d’un banquet nuptial. Il s’agit de la nourriture qui sert à fêter l’union de Dieu et de l’homme. Le Royaume est donc moins celui d’une autorité, d’une gouvernance, que celui d’un moment de rencontre, de communion très intime. Nous ne sommes pas appelés à une soumission éternelle, mais à une union éternelle.