Le sacrement du Royaume

« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
La liturgie commence par une acclamation solennelle du premier célébrant : « Béni est le règne du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et maintenant et toujours et dans les siècles des siècles ! ». C’est par la proclamation du Royaume, par l’annonce de ce qu’il est proche que la prédication du Sauveur a commencé : « Jésus vint en Galilée, proclamant l’Évangile de Dieu et disant que le temps est accompli et que le Royaume de Dieu s’est rapproché : convertissez-vous et croyez en l’Évangile » (Mc 1 :14-15). Et c’est par l’attente du Royaume, par la demande de sa venue que commence la première et la plus importante prière chrétienne, dont le Christ lui-même nous a gratifié « Que ton Règne vienne ».

Le Règne de Dieu est le contenu de la foi chrétienne, le but, le sens et la substance de la vie des chrétiens. Selon la doctrine unanime de la Tradition et de l’Écriture, c’est la connaissance de Dieu, l’amour pour lui, l’union avec lui et la vie en lui. Le Règne de Dieu est l’unité avec lui comme source de la vie, comme la Vie même. Il est le contenu de la vie éternelle : « Voici la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent » (Jn XVII,3). L’homme a été créé pour cette vie véritable et sans fin, dans une plénitude de connaissance, d’union et d’amour. Le péché l’a fait déchoir de cette vie et par le péché de l’homme, le mal, la souffrance et la mort se sont instaurés dans le monde ; et le « prince de ce monde » se mit à y régner. La monde rejetta son Dieu et son Roi. Mais Dieu ne s’est pas détourné de lui, « il n’a pas cessé d’agir jusqu’à nous élever au ciel et à nous faire don de son Royaume à venir » (prière eucharistique, liturgie de Saint Jean Chrysostome).

Ce Royaume-là fut attendu, demandé, annoncé par les prophètes de l’Ancien Testament. Vers lui, comme vers son but et son accomplissement, était dirigée son histoire sainte, sainte non de la sainteté humaine, car elle est pleine de chutes, de trahisons et de péchés, mais sainte du fait que par elle Dieu a préparé la révélation de son Royaume et sa victoire. Et voici que « le temps est accompli et le Royaume de Dieu s’est approché » (Mc 1 :15). Le Fils Monogène de Dieu est devenu Fils de l’homme pour annoncer et donner aux hommes la rémission des péchés, la réconciliation avec Dieu et une vie nouvelle. Par sa mort sur la croix et par sa résurrection, il a instauré son règne : « Dieu l’a fait siéger à sa droite, dans les cieux, très au-dessus de toute Principauté et Puissance et Vertu et Seigneurie de tout nom… Il a tout mis sous ses pieds et il l’a placé au-dessus de tout » (Eph 1 :20-22).. Le Christ est Roi, et celui qui croit en lui et qui est régénéré par l’eau et par l’esprit appartient à son Règne et il l‘a en lui. « Le Christ est le Seigneur » : c’est ainsi que les chrétiens confessaient très anciennement leur foi, et durant trois siècles, le monde, en la personne de l’empereur romain, les a persécutés parce qu’ils refusaient de reconnaître quiconque seigneur sur terre, hors le seul Seigneur et et roi Jésus Christ. Or, le Roi lui-même est venu sous la figure d’un esclave et il a établi son règne dans le monde par l’opprobre de la croix. Il n’y a pas de signes extérieurs de son Royaume sur la terre. C’est le Royaume du siècle futur, car ce n’est que dans la gloire du Second Avènement que tous reconnaîtront le vrai Roi du monde. Mais pour ceux qui l’ont accueilli et qui ont cru en lui, dès maintenant, en ce siècle-ci, il est plus indubitable que toute démonstration et plus manifeste que toute évidence. « Le Seigneur est venu, il vient, il viendra ! ». Ce triple sens de l’antique acclamation araméenne : Maranatha ! exprime toute la foi victorieuse des chrétiens, contre lesquelles les persécutions sont restées vaines.

A première vue, ce que nous disons là ressemble à une pieuse série de lieux communs. Comparez-le pourtant avec la foi et le « sentiment religieux » de la majeure partie de nos contemporains. Vous constatez un véritable abîme. L’on peut déclarer, sans aucun exagération, que le Royaume de Dieu, la notion clef de l’annonce évangélique n’est plus aujourd’hui le contenu essentiel ni le moteur interne de la foi chrétienne. D’abord, contrairement à l’Église primitive, à mesure que les siècles passaient, les chrétiens perdirent le sentiment du Royaume qui « s’est approché » et le considérèrent de plus en plus comme l’au-delà, comme le monde d’outre-tombe (et seulement par rapport à la mort de chaque homme particulier).

« Ce monde » et « le Royaume de Dieu », que l’Évangile conjuguait comme une co-existence tendue, en une situation de conflit, furent presqu’exclusivement entendus selon une succession temporelle : maintenant, seulement « ce monde-ci » ; ensuite, seulement le Royaume. Pour les premiers chrétiens, au contraire, que le Royaume fut proche bien qu’invisible et inconnu de ce monde, qu’il demeurât déjà au milieu de vous, qu’il y rayonnât, qu’il exerçât déjà son action, faisant la joie immense et la nouveauté bouleversante de leur foi.

Ayant renvoyé le Royaume au-delà de la fin du monde, dans le lointain mystérieux et insaisissable du temps, les chrétiens en perdirent conscience comme de la chose désirée, accomplissement plein de joie de toutes les espérances, de toutes les aspirations de la vie même, de tout ce dont la primitive Église chargeait les paroles de la prière dominicale : « Que ton Règne vienne ! » Il est caractéristique, à cet égard, que nos manuels de dogmatique, ne pouvant naturellement pas passer sous silence la doctrine radicale de l’Église, ne traitent du Royaume que d’une manière ennuyeuse et indigente, et qu’ils fassent porter tout l’accent du chapitre consacré à l’eschatologie, c’est-à-dire à la doctrine des « fins dernières du monde et de l’homme », sur Dieu comme juge et rétributeur. Quant à la piété, c’est-à-dire à dire l’expérience personnelle des fidèles, l’eschatologie s’y réduisit aussi à un individualisme extrême, à l’intérêt de chacun, pour sa propre destinée après la mort. En même temps, « ce monde », dont Saint Paul écrivait que sa figure passait, et qui aux yeux de l’Église primitive, était transparent au Royaume, reprit sa massive solidité et son autonomie.



Commentaire/Analyse





Paragraphe très intéressant, où l’auteur enchaîne une longue série d’évidences théologico-bibliques pour ensuite nous dire « A première vue, ce que nous disons là ressemble à une pieuse série de lieux communs. ». Puis il nous explique ceci n’est pas véritablement ce qui est crû aujourd’hui par les orthodoxes dans les paroisses. Il est très difficile de se fonder une opinion sur cette affirmation. Il faudrait réaliser une sorte de sondage dont la mise en place paraît compliquée et l’issue incertaine. Mais ce que dit le Père Alexandre au final, est que la foi des premiers chrétiens est bien différente de celle des chrétiens d’aujourd’hui. Le témoignage des anciens est la liturgie, le témoigne des modernes étant les manuels de dogmatique. Et il constate la même distance entre les deux, que ce qu’il dénonce déjà depuis plusieurs paragraphes. Le temps, la modernité, la scolastique et l’influence de celle-ci au sein du monde catholique romain, et l’influence de ce monde sur l’orthodoxie sont entre temps passés par là.

Le « problème » se résume dans la compréhension que l’on fera de la fameuse phrase du Christ : « le Royaume est proche ». Cette proximité a souvent été mal interprétée. Ceci est dû à la compréhension immédiate, de par le caractère naturel de la langue française : proximité géographique ou temporelle. On peut comprendre que le Royaume est proche dans le sens que sa distance géographique est plus proche, ou bien que la proximité est de nature temporelle, et qu’il y a donc un temps à attendre, annoncé court, où l’on verra se manifester le Royaume. Le Père Alexandre nous dit qu’aujourd’hui, peu importe comme cette proximité sera imaginée par le paroissien moyen, suivant l’influence d’un prêtre formé par une dogmatique sous influence catholique, il n’y a pas de proximité. On n’imagine pas de proximité de distance, et on se rattrape donc en imaginant une proximité temporelle venant après la mort. Donc, ce Royaume n’est au final nulle part, et accessible uniquement par les morts. Ce n’est pas très réjouissant !! Le même problème est véhiculé par le retour du Christ en gloire dans le Crédo : καὶ πάλιν ἐρχόμενον μετὰ δόξης κρῖναι ζῶντας καὶ νεκρούς : « il reviendra en gloire juger les vivants et les morts ». Ceci est la traduction usuelle, mais le littéral serait davantage : et à nouveau il est en train de venir juger les vivants et les morts. En effet le mot ἐρχόμενον qu’on met paresseusement au futur, au mépris de toute réalité théologique, n’est pas toujours un futur. Exemple en Mt 3:16. C’est le mot venir pour l’Esprit Saint sur le Christ (je mets en gras) : “Dès que Jésus eut été baptisé, il sortit de l’eau. Et voici, les cieux s’ouvrirent, et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui”. Mais c’est aussi parfois un futur, si l’on considère le Royaume lointain, comme en Mt 16:18 : “Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point, qu’ils n’aient vu le Fils de l’homme venir dans son règne”. On devrait mettre “venant dans son règne”. Et c’est aussi parfois obligatoirement un futur (en terme de contexte) comme en Mt 26:64 : “Jésus lui répondit: Tu l’as dit. De plus, je vous le déclare, vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du ciel”. Ainsi on pourrait aussi bien dire “il est en train de venir” ou “il vient”. A chacun de voir quelle relation il a avec le temps et l’eschaton.



La proximité dont parlait Jésus était à la fois géographique et temporelle. Mais le problème, et je ne pense pas qu’il soit uniquement chrétien, est que l’homme en général n’a pas conscience de sa capacité de transformation du monde. Jésus parlait d’un Royaume proche géographiquement lié à sa personne. Qu’est-ce que le Royaume de Dieu, notion que l’on retrouve principalement chez Matthieu, qui présente le Christ comme Roi-Messie, nouveau David, nouveau Moïse ? Il s’agit d’un lieu, d’un temps, où s’exerce la souveraineté de Dieu. . C’est un lieu et un temps où la chute est effacée, et l’homme retravaille librement et harmonieusement avec Dieu. En Jésus, ceci a été accompli de façon permanente durant son ministère. Ceci s’accomplit à chaque instant par la présence mystique liturgique et l’oraison dans tous les lieux où son nom est loué et glorifié. C’est la possibilité de chacun de faire que sa vie propre soit le Royaume de Dieu. Il peut étendre ceci dans son couple, dans sa famille, avec ses amis, sur son lieu professionnel, etc. Et ainsi, la proximité temporelle que véhiculait la phrase du Christ n’est plus reléguée à l’après mort. Le Royaume de Dieu peut être expérimenté ici et maintenant. Le principal véhicule de cette expérimentation est liturgique. C’est pour cela que le Père Alexandre voit une telle dichotomie dans le monde. Le problème de l’expérimentation du Royaume, c’est qu’il ne s’accompagne d’aucun phénomène physique propre à une vision jupitérienne du divin. Le Royaume de Dieu ne fait cesser la pluie pour passer à un ciel bleu. Les oiseaux ne se mettent pas à chanter tout d’un coup. Il ne s’agit pas de cela. C’est lorsque les hommes se comportent entre eux selon la volonté divine. Cela veut dire que les hommes doivent retrouver ce goût pour la transformation du monde. Le Christianisme doit redevenir un scandale par la radicalité qu’il exprime dans les sociétés : destruction radicale de l’économie et le remplacement de celle-ci par la généralisation du don et de l’altruisme. Destruction radicale de toutes les fausses idéologies de pseudo-libération et vie sans concession selon l’anthropologie biblique, centrée sur la famille et la procréation naturelle. Le Christianisme doit redevenir un scandale pour tous les conservatismes et pour tous les progressismes. Sinon, cela ne saurait être le Royaume d’un Messie crucifié.