Le sacrement du Royaume

« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
Cet appauvrissement et cette réduction progressive de l’eschatologie chrétienne, jusqu’à la dégénérer presque complètement en la détachant du thème et de l’expérience du Royaume, exercèrent une énorme influence sur la conscience liturgique des fidèles. Pour en revenir au symbolisme de la Liturgie, l’on peut affirmer que celle-ci se forma et acquit sa structure d’abord comme symbole du Royaume et de l’Église dans sa montée vers le Royaume, s’accomplissant elle-même par cette élévation comme le Corps du Christ et le Temple du Saint-Esprit. Toute la nouveauté, le caractère absolument unique de la liturgie chrétienne tenaient justement à sa nature eschatologique de « parousie » future, de révélation de ce qui allait advenir, au fait qu’elle était en communion au Royaume du « siècle futur ». J’avais indiqué (dans mon Introduction à la théologie liturgique) que cette expérience eschatologique était à l’origine du « jour du Seigneur » comme symbole, c’est-à-dire comme manifestation du Royaume de Dieu dans « ce monde » et dans le temps de celui-ci, et que ce sentiment profondément éprouvé du Jour du Seigneur avait déterminé la conception chrétienne de la Pâque et de la Pentecôte, fondements de « l’année ecclésiale », en tant essentiellement que fêtes du « passage » du présent éon à celui du « siècle futur ». Cependant le symbole par excellence du Royaume, celui qui accomplissait tous les symboles, celui du Jour du Seigneur, de la Pâque, du Baptême et de toute « la vie cachée en Dieu avec le Christ » (Col III 3), c’était l’Eucharistie, sacrement de la venue du Seigneur, mystère de la rencontre et de la communion avec lui « à sa cène, dans son Royaume… ».

Secrètement pour le monde, « les portes étant fermées », l’Église, le « petit troupeau » auquel le Père avait bien voulu conférer le Royaume, s’assemblait (Lc XII,32). A part, réellement hors du monde, l’Église montait vers la lumière, la joie et le triomphe du Royaume, et elle y entrait. L’on peut affirmer sans conteste que c’est cette expérience, celle du symbole absolument unique et incomparable, totalement incarné et achevé, qui a fait fleurir la liturgie chrétienne, et qui en constitue la vie. Et ajouterais-je, qui nourrit aussi toute la théologie et la vie des chrétiens. Il en sera question plus tard. Disons pour l’instant qu’en fait, l’Eucharistie ne « figurait » rien du tout, mais qu’elle révélait tout et qu’elle était communion avec tout…

L’on comprend dès lors qu’avec l’atténuation et l’obscurcissement graduels de la nature eschatologique de la foi, le symbolisme du Royaume dans la Liturgie eut été progressivement envahi par « l’ivraie » d’explications contingentes et d’interprétations allégoriques, c’est-à-dire par un « symbolisme figuratif », à cause de la décadence du vrai symbolisme, réduit à la catégorie de simple « signe », ainsi que nous avons essayé de le montrer. Plus le temps passait, plus on oubliait le symbolisme du Royaume, fondamental pour l’Église. Or la liturgie, lex orandi de l’Église, avec sa structure et ses rites, était composée et elle existait comme donnée, comme la tradition évidente et intangible de l’Église. Elle exigeait donc naturellement une explication nouvelle, conforme au mode selon lequel la conscience des chrétiens concevait maintenant la place et le ministère de l’Église dans « ce monde ». D’où le succès grandissant du « symbolisme figuratif » jusqu’à son triomphe à peu près sans partage à une époque relativement récente. Durant ce processus, quelque paradoxal que cela ne paraisse, la réalité de l’Eucharistie, céleste, hors de ce monde, fut « incluse » dans « ce monde », dans sa causalité et dans son temps, dans ses catégories de pensée et d’expérience, tandis que le symbolisme du Royaume de Dieu, inhérent au créé et inséparable de l’univers, la clef véritable de l’Église et de sa vie, fut ramené au niveau d’un allégorisme sans nécessité…



Commentaire/Analyse





Le problème de l’allégorie que pose le Père Schmemann ici, est exactement le même dans l’herméneutique biblique. En quoi consiste l’allégorisme ? En le fait de faire coller une signification à quelque chose, en fonction d’un référentiel symbolique (au sens non chrétien du terme, disons métaphorique). C’est la même chose dans la science de l’interprétation des rêves. Le rêve expose des situations, des personnages, des paroles. L’allégorisme va ensuite dire la signification en fonction de sa nature : newage, freudisme, psychanalyse de telle ou telle école, etc. Et bien c’est la même décadence intellectuelle dans l’herméneutique biblique et dans le domaine liturgique. Pourtant, s’il est difficile de savoir à priori ce qu’expriment les rêves, il est clair que la Bible et la liturgie sont porteurs d’une intentionalité, et que l’allégorisme est le plus souvent une trahison de l’intention première. Pour la Bible, il y a la problématique supplémentaire de l’inspiration divine qui va servir de prétexte à certains apprentis allégoristes pour donner la signification qui avait même échappé à l’auteur. Et cette problématique est exacte, mais la moindre des choses serait tout de même d’être capable de retrouver le sens premier des choses, et ceci échappe à beaucoup. Nombreux sont ceux qui projettent leurs propres idées sur le texte (la section réfutation de ce blog montre combien cette espèce est répandue) et il est finalement normal que la liturgie ne sorte pas indemne de cette paresse intellectuelle, de cette médiocrité humaine. Car si l’on peut essayer de chercher ce qu’a voulu dire l’Esprit-Saint au travers de Matthieu, c’est déjà bien aussi, ne serait-ce que de savoir retrouver et comprendre ce que Matthieu lui-même a voulu exprimer et témoigner.

La liturgie mérite la même chose. Avant de calquer ses propres idées sur son déroulement, il est nécessaire de « retrouver » ce que souhaitait exprimer l’Église primitive au travers de celle-ci. Cela permet, au passage, de voir en quoi elle croyait. Quelle était sa vision du monde. Le drame de cet allégorisme que constate le Père Alexandre, est que l’Église est finalement pleine de gens qui ne savent pas quel est le message véritable. Elle regorge de fidèles qui n’ont pas la moindre idée sur ce qui se déroule véritablement à une liturgie. Alors inutile d’essayer d’imaginer que l’extérieur de l’Église le sache véritablement aussi. Elle pullule de chrétiens qui ne savent pas ce qu’est le Christianisme. C’est déjà naturellement vrai au niveau des confessions chrétiennes hétérodoxes. Nous avons dans le monde aujourd’hui des centaines de millions de « protestants » qui s’imaginent que leur protestation est une fidélité à l’Église primitive, alors qu’elle en est la plus grossière et caricaturale trahison. Nous avons aujourd’hui dans le monde, des centaines de millions de catholiques romains, qui s’imaginent être dans l’Église véritable, alors qu’il sont coincés dans un assemblage hétéroclite d’hérésies qu’on a repeint avec le vernis improbable de la Tradition. Mais plus fort encore, nous avons aujourd’hui beaucoup d’orthodoxes qui confessent la vrai foi, puisqu’ils disent le Credo véritable de Nicée-Constantinople, et qui pourtant ne savent pas lire une Bible et qui ne savent pas non plus ce qui se déroule dans une liturgie. Comment sortir de cette situation un peu folle ? Difficile à dire. Peut-être que si vous lisez cette page, vous vous posez vous-même la question de ce que vous croyez ou pensez croire. Il me semble qu’il faut redonner ses lettres de noblesses à la littéralité et à la raison. Les textes et le déroulement liturgique obéissent à une logique, mais c’est le cadre général qui nous manque. Il faut donc s’interroger sur le cadre. C’est une démarche qui fonctionnera aussi bien dans le cadre biblique que dans le cadre liturgique. Mais surtout, pour que cette démarche fonctionne, il faut s’interdire tout allégorisme. Par exemple, dans le domaine biblique, il faut savoir s’interroger sur pourquoi tel personnage dit ou fait telle chose ? surtout quand cela paraît bizarre ou incohérent. Dans ce cas, cela signifie qu’il manque un élément du cadre. Dans le domaine liturgique, il faudra évidemment poser cette réflexion « littéraliste » avec pour cadre la définition du symbole donnée précédemment. Le reste découle ensuite presque tout naturellement.