Schmemann : l'Eucharistie sacrement du Royaume (chap 3, comm 1) : le piège du passé
Le sacrement de l’entrée
Maître et Seigneur notre Dieu, qui as établi au ciel les ordres et les armées des anges et des archanges pour servir Ta gloire, fais qu’avec notre entrée ait lieu celle des saints anges, concélébrant et glorifiant avec nous Ta bonté (Prière de l’entrée).
Or, puisque de nos jours, l’entrée est elle-même précédée d’une sorte d’introduction , composée de la grande litanie, de trois antiphones et de trois prières, il faut essayer d’expliquer, même brièvement, comment et pourquoi un tel « préambule » est venu constituer en règle générale le début de la Liturgie. Selon l’Ordo moderne, la grande litanie, c’est-à-dire une série de demandes, ouvre tous les offices : vêpres, matines, mariage, funérailles, bénédiction des eaux, etc. Sans doute d’origine antiochienne, elle apparaît assez tôt dans la liturgie byzantine en tant que la prière initiale de l’assemblée. Toutefois jusqu’aux XII-XIII siècles, on la récitait non pas comme aujourd’hui au début de la Liturgie, mais après l’entrée et le chant du Trisagion qui accompagnait celle-ci : « Saint Dieu, Saint fort, Saint immortel, aie pitié de nous ». Dans certains manuscrits, la grande litanie est appelée « litanie » ou « demandes du Trisagion ». Cela démontre une fois de plus que l’entrée constituait le vrai commencement de la liturgie eucharistique. Il en résulte que cette litanie a été placée là où elle se trouve aujourd’hui : avant les antiphones, à l’époque où ceux-ci furent adjoints à la liturgie eucharistique en tant que son début.
Remarquons d’abord que « l’office des trois antiphones » (antiennes), c’est-à-dire le chant des trois psaumes ou groupes de psaumes, exécuté alternativement par deux chantres ou chœurs avec des prières intercalaires, est une forme très répandue dans la liturgie de type byzantin. Elle se trouve dans « l’Ordo chanté » de la vigile dominicale, aussi bien que dans les offices du cycle quotidien : vêpres, complies, matines… On ne saurait douter de ce que les antiphones eussent été ajoutés à la liturgie eucharistique comme un « ensemble », comme un rite qui existait déjà en tant que tel. Ils faisaient d’habitude partie de l’office en l’honneur d’un saint ou d’un événement et ils étaient chantés durant la procession qui se rendait à l’église où cette commémoration devait être fêtée par la célébration de l’Eucharistie. Rappelons-nous, cependant, que contrairement à notre usage actuel, où chaque paroisse est liturgiquement indépendante des autres et célèbre tout le cycle liturgique à l’intérieur d’elle-même, dans l’Église byzantine, la cité, et éminemment, Constantinople étaient considérées comme un ensemble ecclésial. C’est ainsi que le Typikon de la Grande Église concernait tous les temples de la capitale, lesquels étaient consacrés à telle ou telle « mémoire ».
Certains jours, une procession allait de Sainte Sophie à l’église dédiée au saint ou à l’événement en cause, où toute l’Église, et non pas une paroisse particulière, célébrait la fête. Par exemple, le 16 janvier, jour des « liens du Saint Apôtre Pierre », on allait de la Grande Église (Sainte-Sophie) à l’Église Saint-Pierre ou l’Eucharistie festive était célébrée. Les antiphones étaient chantés pendant cette procession et ils s’achevaient devant les portes de l’église par la « prière de l’entrée » et par l’entrée elle-même du clergé et du peuple pour célébrer l’Eucharistie. D’où la diversité et le caractère variable des antiphones et fonction de la fête. Il y a encore des antiphones spéciaux, par exemples pour les grandes fêtes du Seigneur. Mais on chantait parfois à leur place des tropaires du saint : le Typikon prescrit, à la suite de ceux-ci : « … et nous entrons dans l’Église Saint-Pierre et l’on chante « Gloire » avec le même tropaire. Il n’y a pas d’antiphones mais tout de suite le Trisagion ».
On pourrait multiplier de tels exemples, mais ce bref rappel historique suffit pour montrer que les antiphones formaient un office particulier, célébré avant l’Eucharistie et en dehors de l’église, selon le type des « lities » (ou procession dans la ville), très populaire à Byzance et qui se retrouve aujourd’hui sous la forme de la litie des vigiles et des processions autour de l’église à certaines fêtes. Par la suite, suivant une logique du développement liturgique, où joue une loi sui generis selon laquelle un trait particulier devient une règle générale, l’on considéra que cet office était inaliénable de l’Eucharistie et qu’il représentait « l’assemblée en Église ». Or, même alors, il formait une partie indépendante de la liturgie eucharistique à laquelle il introduisait : le patriarche, par exemple, n’entrait dans l’église qu’après le chant des antiphones. De nos jours encore, l’évêque ne célèbre pratiquement pas avant « la petite entrée » et c’est le prêtre qui prononce la « bénédiction du Règne » et toutes les ecphonèses initiales. Il apparaît donc clairement, comme le dit un spécialiste catholique de la liturgie byzantine, qu’à l’origine les trois antiphones étaient chantés hors de l’église et seulement lors d’une procession solennelle. Ce que l’on appelle aujourd’hui « la petite entrée » n’était pas autre chose que celle du clergé et du peuple dans le temple, soit à l’issue d’une procession soit sans procession préalable.
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Commentaire/Analyse
Le Père Schmemann continue sa déconstruction liturgique. Mais ici, sa déconstruction, n’est pas une déconstruction au sens du nihilisme bourgeois de la fin du siècle dernier. Il s’agit davantage de la déconstruction de l’idée liturgique chez les chrétiens sans culture liturgique, historique, théologique. C’est à dire une effroyable majorité de chrétiens. Cette nécessaire déconstruction provient du fait que l’homme projette son présent sur son passé. Je m’explique. Lorsque nous voyons un phénomène réputé traditionnel, nous avons tendance à le considérer immuable, et qu’il a toujours été, depuis son origine, tel que nous le contemplons. Mais il n’en est rien. La tradition implique la transmission, mais il y a très souvent des actualisations, des adaptations, etc. Ainsi, la liturgie dans sa forme actuelle, est très différente de la liturgie byzantine d’autres époques. De même façon, les personnes peu érudites en judaïsme, observant le judaïsme actuel, imaginent que le judaïsme d’il y a 2000 ans est pratiquement semblable. C’est ce qui rend le christianisme souvent incompréhensible à leurs yeux. La doctrine trinitaire par exemple, leur apparaît comme intrinsèquement païenne, puisque le judaïsme montre un “monothéisme strict”. L’erreur de leur raisonnement est dans cette rétroprojection dans le passé. Le judaïsme actuel, est une adaptation pensée contre les fondements du christianisme. Il est donc normal de ne pas y retrouver ces fondements. Cela ne signifie pas pour autant que ces fondements soient extérieurs à l’histoire juive au sens large.
Avec le problème liturgique, les choses sont un peu différentes. Le Trisagion arrive aujourd’hui lorsque la liturgie est déjà bien entamée. Arriver à la liturgie au moment du Trisagion, c’est arriver franchement en retard. Pour les grands débutants en liturgie, le Trisagion, est ce chant “Saint Dieu, Saint fort, Saint immortel, aie pitié de nous”. Saint en grec se dit agios, et le chant montre une triple sainteté; cela a donc donné l’appellation Trisagion. Par ce réflexe de rétroprojection, on imagine pas que le Trisagion fut originellement le début de la divine liturgie, et que les antiennes (chant précédant le Trisagion) furent en fait ajoutés après comme faisant partie de la liturgie en elle-même, alors qu’il s’agissait de chants liés à des processions dans la ville de Constantinople. Ce phénomène d’adaptation montre à la fois un grand immobilisme et une grande souplesse. Cela montre que l’on a considéré impensable de ne plus prendre ce système d’antiennes de procession, mais qu’il y a bien fallu s’adapter lorsque l’on était pas en procession à Constantinople (ce qui arrive assez souvent dans les liturgies actuellement).