L’Orthodoxie

l’Église comme Tradition

L’Église chrétienne a reçu de celle de l’Ancien Testament le canon des livres vétéro-testamentaires, en y distinguant les écrits canoniques des non canoniques ou deutéro-canoniques et proto-canoniques. Le concile de Laodicée l’a fixé définitivement. Le canon du Nouveau Testament ne fait pas une telle distinction : tous ses livres sont considérés comme canoniques ; des doutes ne portent que sur certains écrits dont les uns font partie du canon (l’Apocalypse) et d’autres n’y entrent plus, alors qu’ils y avaient figuré (Pasteur d’Hermas, lettres clémentines) ; d’autres enfin n’y avaient pas trouvé place, mais avaient été largement utilisés, tant dans le milieu ecclésiastique qu’en dehors de l’Église, comme les Évangiles apocryphes ou diverses « apocalypses ».

Il convient de dire que ces définitions, qui ont un caractère normatif, représentent des réponses à des questions posées et que, par conséquent, leur contenu ne va pas au-delà de ces dernières. On ne saurait donc considérer que que de telles définitions puissent épuiser des questions qui ne se seraient pas posées à l’époque. Ainsi que nous le verrons tout à l’heure, la tradition ecclésiale est une création continue, elle ne s’arrête jamais ; elle est non seulement le passé, mais encore le présent. Pour le canon, l’Église ancienne avait fourni ses définitions comme la réponse la plus générale, mais dans une certaine mesure préliminaire, aux questions soulevées alors : quels livres fallait-il rapporter ou non à la Parole de Dieu ; elle n’a fait, pour ainsi dire, qu’en dresser le catalogue. L’importance de celui-ci est indéniable, quant à ce qui y est inclus ou en est exclu. Or, si le verdict négatif est clair et simple, le positif ne procure qu’un jugement très général sur la valeur des livres sacrés compris dans le canon, en tant que la Parole de Dieu. Il n’apporte rien à notre jugement ultérieur quant à la forme de cette inspiration divine, d’ailleurs différentes selon les livres, ni quant à l’autorité réelle de tels ou tels écrits, qui, dans certains cas, ne coïncide évidemment pas avec leur intitulé général (comme le Pentateuque, du moins en quelques unes de ses parties, de nombreux psaumes, les proverbes de Salomon, le livre de la Sagesse, etc ; dans le Nouveau Testament, ne serait-ce que les synoptiques par leurs sources). Ajoutons-y des questions telles que l’inspiration et l’interprétation à donner à l’union du divin et de l’humain dont témoigne un écrit, le degré et la forme de la dépendance historique de son contenu, l’histoire même des livres sacrés, dans quelle mesure il est possible de l’établir d’après le texte, etc.

Bref, toute la science biblique, l’isagogie, la critique, l’herméneutique, qui se sont développées d’une manière si fructueuse et à bien des égards fort imprévue, et qui sont loin d’être achevées et d’avoir dit leur dernier mot, tout cela représente encore un champ de questions ouvertes, celui de la tradition vivante et en état de création. Les corps célestes et notre soleil semblent demeurer immobiles dans le firmament, et cependant, à nos yeux, ils se déplacent avec nous. Nous aussi, nous sommes mus dans l’histoire et, avec notre progression, la Parole de Dieu se modifie pour nous, non pas dans son contenu éternel, mais sous la forme qui nous en est accessible.

Aussi la Sainte Tradition, telle qu’elle se dépose dans les définitions normatives de l’Église, n’est-elle jamais achevée ni intégrale, même par rapport à la Parole de Dieu. Certes, une fois qu’elle a pris forme, elle devient obligatoire à la mesure de son authentique signification, en exigeant la plus profonde attention. Citons par exemple, l’attribution de tel écrit à un auteur : on ne peut pas simplement l’ignorer, il convient de l’accepter en un certain sens, mais il n’est pas nécessaire de la prendre à la lettre.

Et néanmoins, non seulement l’Église ne fait pas obstacle à l’étude de la Parole de Dieu par tous les moyens possibles, notamment avec les méthodes modernes de la critique scientifique, mais encore elle n’en préjuge pas les résultats, à condition que reste intacte l’attitude fidèle et pieuse envers le texte sacré et que la méthode de doute scientifique ne l’emporte pas, pour ainsi dire, sur celle de la piété. Aussi, dans l’Orthodoxie, n’y a t il de place ni, d’une part, pour une critique rationaliste, sans principe religieux, coupée de la tradition, incroyante et impie (laquelle se fait sentir dans le protestantisme libéral où, d’ailleurs, le rationalisme est souvent tempéré par la méthode de la piété et où un retour à la foi et à la tradition est de plus en plus marqué) ; ni d’autre part, pour les décrets exégétiques d’une « commission biblique » de Rome, qui entend lier et diriger l’étude scientifique par ses réponses, en oubliant, qu’une science contrainte, dénuée de sincérité et de liberté, n’est tout simplement pas une science et qu’elle ne sert à rien.


Commentaire/Analyse




Le Père Serge cite ici le concile de Laodicée, dont l’influence, sans être comparable à celle d’un concile œcuménique, fut néanmoins immense. L’un des canons les plus marquants de ce concile, est l’ultime canon du concile, le canon 60, et qui fixe les livres autorisés à figurer dans le canon biblique. Voici donc ce canon, fixant cette liste : « Voici les livres que l’on doit lire et qui font autorité: de l’Ancien Testament : I. La Genèse du monde; 2. l’Exode de l’Égypte; 3. le Lévitique; 4. les Nombres; 5. le Deutéronome; 6. Josué; 7. les Juges, Ruth; 8. Esther; 9. le premier et le second des Rois; 10. le troisième et le quatrième des Rois; 11. le premier et le second des Paralipomènes; 12. le premier et le second d’Esdras; 13. le livre des 150 Psaumes; 15. Les Proverbes de Salomon; 15. l’Ecclésiaste; 16. le Cantique des Cantiques; 17, Job; 18. les douze Prophètes; 19, Isaïe; 20. Jérémie. Baruch, les Lamentations et les Lettres; 21. Ezéchiel; 22, Daniel. Ceux du Nouveau Testament sont les suivants: quatre évangiles, selon Matthieu, selon Marc, selon Luc et selon Jean; les Actes des apôtres; les sept lettres canoniques, c’est-à-dire une de Jacques, deux de Pierre, trois de Jean et une de Jude; quatorze lettres de Paul : une aux Romains, deux aux Corinthiens, une aux Galates, une aux Éphésiens, une aux Philippiens, une aux Colossiens, deux aux Thessaloniciens, une aux Hébreux, deux à Timothée, une à Tite et une à Philémon. »

Plusieurs choses intéressantes dans ce canon. On voit qu’au quatrième siècle, l’Église n’utilise plus la structure ternaire juive du tanakh (appellation juive de l’AT). Le tanakh est la vocalisation de TNK ou T vaut pour Torah, N pour Neviim (les prophètes en hébreu) et K pour Ktouvim (écrits en hébreu). Et les livres y sont ainsi disposé, les prophètes englobant à la fois les écrits spécifiquement prophétiques (comme Isaïe ou Ezekiel) et les écrits historiques comme Josué ou Rois. Alors que le concile de Laodicée témoigne d’une répartition issue de la LXX, avec une structure quaternaire cette fois : Torah, Historiques, Sapientiaux et Prophétiques.

L’existence d’un canon de l’Écriture revient au final à se poser deux questions, et à y apporter des réponses :

1) Pourquoi établir un canon ? à cause d’un hérétique (un gnostique si cela peut encore surprendre quelqu’un…) nommé Marcion, qui fut au final le premier à réaliser un canon. Son canon était assez lapidaire : pas d’Ancien Testament. Dans le Nouveau Testament, ne survivait à son scalpel spirituel que l’Évangile de Luc et quelques extraits pauliniens, Paul étant élevé dans la pensée marcioniste au rang d’apôtre principal. Marcion fut excommunié en 144 et mourut en 160. Ce qui est intéressant du point de vue des phénomènes gnostiques, est que les marcionistes sont finalement devenus manichéens, ce qui est très cohérent du point de vue de la gnose. En tout cas, comme souvent dans l’histoire de l’Église, le canon vient régler un problème qui s’est imposé de l’extérieur, celui-ci étant ici de savoir quels écrits forment le support du noyau central de la foi ? L’Église répond à Marcion sur les livres qui forment ce noyau. Marcion trouvait le Dieu de l’AT vengeur et cruel, tandis que Jésus était un Dieu d’amour. Il n’a pas su les réconcilier. L’Église sélectionne donc les livres permettant de réaliser cette harmonie pourtant évidente des deux testaments.

2) Quel est alors le statut des livres qui ne figurent pas dans le canon ? Doivent-ils tous être bannis des bibliothèques chrétienne ? Bien évidemment pas. Il y a en fait des attitudes diverses. Les épîtres de Saint Clément de Rome (parfois nommées clémentines) sont parfaitement orthodoxes dans leur doctrine, mais elles n’ont pas un contenu doctrinal de même ampleur. Il y a aussi probablement un problème de génération : Clément n’est pas un disciple immédiat de Jésus. Les textes néotestamentaires sont issus directement des enseignements des disciples du Christ. Il faut bien saisir ici la dynamique à l’œuvre : Marc par exemple, est un disciple de Pierre. On peut même dire qu’il s’agit de son scribe. Ainsi, l’Évangile de Marc est la mise en forme par Marc, de l’enseignement de Pierre. Marc transmet ce que dit Pierre aux premières communautés. Clément parle pour lui-même lorsqu’il s’adresse aux corinthiens. Ensuite, il y a évidemment les problèmes d’orthodoxie doctrinale. Les élucubrations gnostiques ne figurent pas dans le canon, mais ne peuvent pas non plus figurer dans une bibliothèque chrétienne (sauf éventuellement s’il y a un rayon hérésie).

Reste, cette facétie de l’histoire : l’Apocalypse de Jean ne fait pas partie du canon biblique promulgué par le concile de Laodicée. Difficile de dire pourquoi. Voltaire, bien que détestable par ailleurs, remarque à juste titre que l’Apocalypse s’adresse à diverses églises, dont celle de Laodicée, qui visiblement n’a pas reçu le message… C’est Saint Athanase d’Alexandrie qui le cite comme faisant partie du canon biblique. Mais sa canonicité faisait encore débat au IXème siècle à Constantinople. Beaucoup disent que son côté très opposé à l’empire romain en est la cause…

Pour résumer on pourra considérer que le canon biblique est à la jonction de deux problématiques : qu’est-ce qui est orthodoxe et qu’est-ce qui est important ?