Boulgakov : l'orthodoxie (chap 2, comm 9) : Écriture Sainte et Tradition
L’Orthodoxie
l’Église comme Tradition – Du Canon des Écritures
La parole divine est une révélation éternelle de la Divinité. En tant que telle, elle a une profondeur et un sens insondables, perpétuellement à découvrir, non seulement pour le présent, mais aussi pour le siècle à venir, et tant pour le monde des hommes que pour celui des anges (« l’Évangile éternel » que le témoin des mystères vit chez l’ange qui « volait dans le ciel » Apo XIV,6). A cet égard, l’Écriture et la Tradition ne sont pas d’égale importance. La parole de Dieu a la primauté : ce n’est pas la Tradition qui est le critère de vérification de l’Écriture, bien qu’elle en témoigne, c’est celle-ci qui vérifie celle-là. La Tradition ne peut pas se séparer de l’Écriture ni manquer d’y correspondre (et si l’on trouve chez certains auteurs, comme le Pape Grégoire le Grand, des expressions qui font équivaloir les dispositions des quatre premiers conciles œcuméniques aux quatre évangiles, il ne faut certes pas les prendre à la lettre : ce sont des métaphores pour exalter l’importance des décisions conciliaires.
La Tradition s’appuie toujours sur l’Écriture, elle est la forme de son intelligence. La Parole de Dieu représente pour la Tradition une instance négative de contrôle, puisque celle-ci ne peut la contredire, et une instance positive, puisqu’elle la fonde. Aucun élément de la Tradition ne peut-être directement contraire à l’Écriture, mais les graines de celle-ci germent dans celle-là. Si l’Écriture est semence, la Tradition est la moisson qui pousse dans le champ de l’histoire.
La parole de Dieu est aussi une parole humaine qui a reçu l’inspiration du Saint-Esprit, qui s’est comme transformée sous son action et qui est devenue théanthropique, c’est-à-dire divine et humaine ensemble. Quelles que soient les interprétations que l’on donne de son inspiration, elles réservent toutes une place aux conditions historiques qui ont influencé sa forme humaine, laquelle est fonction de la langue, de l’époque, des traits nationaux, etc ; la science biblique moderne apprend à discerner de mieux en mieux cet aspect historique et son caractère concret apparaît d’autant plus clairement que cette optique historique s’affirme.
Toutefois, la contingence historique n’abolit pas la puissance divine, car la parole théanthropique, la parole de Dieu adressée à l’homme, ne peut être énoncée autrement qu’en langage humain, c’est-à-dire conditionné par l’histoire. Or, cette forme humaine et historique oppose un obstacle à l’intelligence de l’Écriture et ne devient transparente que par l’action de l’Esprit de Dieu qui vit dans l’Église. Aussi, pour comprendre les écrits inspirés, faut-il une inspiration spéciale qui n’est inhérente qu’à l’Église.
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Commentaire/Analyse
Paragraphe subtil et complexe sur une problématique subtile et complexe : la place de l’Écriture Sainte dans la Tradition. L’articulation – certains diraient même la dialectique – entre les deux requiert du discernement. On voit que l’articulation chez les protestants est toute différente puisque leur approche du biblique est formatée par la Sola Scriptura.
Dans l’Église, bien que la Tradition confère à l’Écriture son autorité, l’Écriture ne reçoit pas exclusivement son autorité de la Tradition. C’est la subtilité de ce paragraphe qui peut avoir des accents protestants, si on le lit un peu vite. En effet, la relation entre Tradition et Écriture est que la Tradition reconnaît l’inspiration d’un texte, mais c’est cette inspiration qui est recherchée. L’approche de la Tradition pour reconnaître cette inspiration est historique, fondée sur l’expérience. Ce phénomène se décline différemment selon les circonstances. La Torah de Moïse est reçue par Israël lors de la révélation du Sinaï. Ceci fonde l’autorité ontologique du texte. La Tradition va alors intervenir pour préciser les contours de cette autorité : circonstances historiques de transmission, garanties de transmission, exégèse, etc. Puis viennent d’autres livres d’importance moindre, mais toujours inspirés, à chaque fois liés à des témoignages personnels, historiques, prophétiques. C’est à chaque fois la Tradition qui va agir pour conférer l’autorité. Elle agit dans un témoignage : nous avons reçu ceci, nous vivons avec, nous le transmettons à la génération suivante. Ainsi se forme le recueil d’écritures saintes du peuple juif.
Puis vient l’ineffable résurrection du Seigneur. Les témoins témoignent et ceci aboutit par un processus complexe aux quatre Évangiles. Ceci fonde l’autorité ontologique des textes. Et la Tradition va continuer à fonctionner comme auparavant, comme toujours oserai-je dire. Ceci, au gré des circonstances historiques finira par aboutir sur le canon biblique exprimé par l’Église. Ce canon ne doit pas se lire comme « vous n’avez le droit de lire uniquement ceci » mais bien comme « les seuls textes que nous certifions provenir du peuple élu ou des premières communautés messianiques sont ceux-ci ». Les détracteurs de l’Église reprochent souvent le fait que soient récusés de nombreux textes, comme les évangiles apocryphes. Mais que l’on y pense un instant, cette approche des choses est quelque peu frivole et illogique. En effet, si on venait dans n’importe quel groupe se structurant autour d’un corpus commun, en ajoutant un texte de l’extérieur, n’émanant pas du tout de ce groupe, et en produisant un texte qui se heurte plus ou moins à ce que professe le groupe, on trouverait la démarche invalide, et l’on n’aurait pas l’idée de reprocher quoi que ce soit à ce groupe lorsqu’il défendrait son « orthodoxie » et sa « tradition ». Imagine-t-on ainsi faire croire aux historiens de la révolution française qu’on a trouvé les « mémoires de Robespierre », œuvre dans laquelle l’auteur nous demanderait finalement de suivre la logique monarchique absolue. Tout le monde dirait : ce n’est pas la doctrine de Robespierre, et ce texte n’a jamais été produit par Robespierre. Nul historien ou spécialiste n’en a la trace. C’est un faux grossier qui ne doit absolument pas s’imposer aux documents historiques sur lesquels travaillent les historiens. A l’aide de cet exemple simple, j’espère qu’il sera plus aisé de saisir pourquoi l’Église rejette des textes comme l’Évangile de Thomas, Marie, Judas ou Pierre.
Passons au problème de l’herméneutique. Il s’agit d’une dialectique temps-éternité. En effet, le texte, une fois soumis à un continuum de transmission traditionnel, devient en quelque sorte « éternel » : il ne sera plus soumis à un changement. Par contre sa signification n’est pas unique, figée et imposée. Elle est « perpétuellement à découvrir » comme dit le Père Serge. Par contre, il déclare que l’Écriture permet de vérifier la Tradition. Cette phrase est à prendre avec des pincettes car seulement partiellement vrai et également vrai à l’inverse. Il convient également de la relativiser et de la mettre en relation avec la nécessité d’une inspiration qu’on ne trouve qu’en Église. En effet, le risque de cette phrase prise seule et non dans sa globalité est de s’ériger en docteur face au texte. Or, un texte biblique ne peut pas se lire seul, mais se lit « en Église ». Cela ne veut pas dire qu’on ne puisse le lire que dans le bâtiment où est célébrée la fraction du pain. Cela signifie que la lecture doit être « compatible » avec les lectures précédentes. C’est pourquoi les lectures musulmanes, maçonniques ou autres ne sont pas recevables.
Interdiction de penser ? au contraire, et comme toujours, invitation à une pensée rigoureuse et supérieure. Si une lecture conduit par exemple à conclure que Jésus a connu une naissance non virginale et a été engendré par un père humain dans un rapport charnel, alors on peut tout de suite considérer la lecture comme fausse. Pourquoi ? Parce que ce texte vient avec un contexte et une histoire que l’on ne peut ignorer, sous peine de faire du bricolage théologique. Ce contexte et cette histoire enseignent que le but des rédacteurs était de faire comprendre cette conception et cette naissance si particulière. Ainsi se trouve renouvelée l’importance d’un catéchuménat bien structuré pour les nouveaux arrivants dans l’Église.