L’Orthodoxie

l’Église comme Tradition – De la Tradition ecclésiale (p 33 - 34)

L’existence de la Tradition découle de l’identité de l’Église et de l’unité de l’Esprit qui vit en elle. Elle est la manifestation extérieure, phénoménale de l’unité interne, nouménale, de l’Église. Il convient donc de l’entendre d’abord comme une force vive, comme la conscience d’un organisme un, où toute sa vie passée est incluse. Par suite, la Tradition est ininterrompue et inépuisable. Elle n’est pas seulement le passé, elle est aussi le présent où déjà vit l’avenir. L’image de la Tradition vivante nous est fournie par l’Ancien et le Nouveau Testament : l’Ancien est non pas aboli, mais accompli par le Nouveau, en même temps qu’il contient, en préfiguration et en préparation, le Nouveau comme son achèvement, son avenir. Et du Nouveau Testament jusqu’au siècle à venir, dont nous sépare le Second Avènement, des rayons s’étendent, qui pénètrent le passé, le présent et l’avenir, depuis la création du monde et, en lui, de l’homme jusqu’au : « Dieu sera tout en tous «  (Eph, I, 23).

Ainsi, la Tradition n’est pas une archéologie qui lierait le présent par l’ombre du passé, ni non plus une loi : elle est l’unité et l’identité spirituelle de la vie ecclésiale ; et elle reçoit une valeur normative justement en fonction de cette identité. Et comme le même esprit habite en tout homme qui vit ecclésialement, chacun est non seulement en contact avec la Tradition, mais encore il y entre à la mesure de son ecclésialité. Cette mesure est cependant aussi celle de la sainteté. Aussi la sainteté est-elle la norme intérieure qui détermine ce qu’est la Tradition ecclésiale. Elle baigne de sa lumière ce qui est la Tradition.

Extérieurement, la Sainte Tradition s’exprime en tout ce qui porte le sceau de l’esprit ecclésial. En ce sens, son contenu est inépuisable. Ce n’est qu’une goutte de cet océan, qu’un grain de ce trésor, qui pénètrent dans la conscience personnelle de chaque membre de l’Église. Ce qui importe ici, cependant, n’est pas seulement la quantité, c’est d’abord la qualité. Le cierge allumé à la flamme sacrée contient le même feu dans son éclat timide et tremblant. Les cierges qui scintillent sur les chandeliers du Temple et qui fondent leur unité multiple en une seule lumière sont l’image de la Tradition répandue dans le corps de l’Église.

La vie intérieure de l’Église, en tant que sa Tradition, se manifeste diversement : dans les monuments littéraires, architecturaux, liturgiques, canoniques, dans la manière de vivre. Toute la vie de l’Église, à toutes les époques de son existence, telle qu’elle est marquée dans les monuments, représente cette Tradition. Celle-ci n’est donc pas un livre scellé à un stade donné du développement ecclésial ; il continue à être composé tout au long de la vie de l’Église. La Tradition continue toujours. Aujourd’hui, non moins qu’auparavant, nous vivons en elle et nous la créons. En même temps, la Tradition du passé n’existe pour nous que comme le présent qui vit dans notre propre existence et que nous vivifions à travers le prisme de notre conscience. Il y a néanmoins une différence entre le passé et le présent : pour nous, celui-ci est fluent, incomplètement formé, encore à créer, tandis que la Tradition passée se présente sous une forme cristallisée, accessible à la connaissance.


Commentaire/Analyse




L’Église n’est pas la seule « société » traditionnelle. René Guénon avait donné la définition la plus large possible de ce qu’est la Tradition : il s’agit de ce qui se transmet. Recevoir et transmettre, est l’essence guénonienne de la tradition. Cette définition imparfaite se heurte à deux limitations : cela est faux pour le tout départ. Au début de la chaîne de tradition, il n’y a pas de tradition, et cela est bien logique. C’est ce simple raisonnement logique qui démonte toute prétention des sociétés initiatiques (que ce soit les escrocs de la maçonnerie, les gnostiques, les guénoniens, etc). Deuxième limitation de la vision guénonienne : recevoir des choses par une chaîne de transmission ne nous indique rigoureusement rien sur la véracité des choses. Nous reconnaissons le caractère « traditionnel » de la plupart des courants religieux. Nous pouvons concéder sans trop de problème que la chaîne de transmission musulmane va de Mahomet jusqu’aux fidèles musulmans. Il s’agit donc de la perpétuation scrupuleuse et traditionnelle d’une erreur. La belle affaire.

Le Père Boulgakov donne la mesure véritable de toute société traditionnelle réellement viable du point de vue du salut : « L’existence de la Tradition découle de l’identité de l’Église et de l’unité de l’Esprit qui vit en elle. ». Cette phrase est très puissante. En effet, prise comme « société » traditionnelle, l’Église se présente en fait comme la seule société traditionnelle véritablement sérieuse. Elle est fondée en Christ, et se perpétue dans l’Esprit. L’identité de l’Église nous renvoie au Christ, ce qui élimine toute suspicion de départ douteux. Nous partons depuis le Christ. Difficile de faire plus sérieux et fiable. SI c’est le Christ qui fixe le début de la chaîne de tradition, c’est l’Esprit qui garantit sa continuité. Ceci nous renvoie à la fois à la Pentecôte et au Baptême. La Pentecôte est le second moment fondateur de l’Église en tant que Tradition. Elle reçoit l’Esprit qui va la guider, qui va s’assurer du caractère traditionnel de sa transmission. La Pentecôte représente ceci de façon collective (tous les apôtres + la Theotokos), tandis que le Baptême constitue aussi un élément traditionnel mais cette fois à titre individuel. L’Église confie à chacun de ses membres ce qui va lui servir « ecclésialement » (je reprends l’excellent néologisme) à recevoir, vivre puis transmettre de façon adéquate ce qui est nécessaire. Et ce qui est nécessaire est laissé à l’appréciation de l’Esprit.

Il convient aussi d’aborder le sujet de la liberté dans l’Église. Déjà, la liberté est une idole dans le monde. Combien donc davantage il s’agit d’une affreuse idole dans l’Église. Faire notre propre volonté, c’est bien là tout le contraire du projet du Christ sur terre. Il s’agit bien davantage d’amener les hommes à faire la volonté du Père. Mais Dieu ne force jamais la main. Ainsi l’Esprit déclare la norme et c’est aux hommes de se plier à la suivre. Le Père Boulgakov, bien que les surpassant infiniment par sa stature personnelle, représente des milieux orthodoxes qu’on pourra qualifier de « libéraux ». Ces milieux usent facilement de cet oxymore « liberté créatrice » pour justifier des ruptures de tradition. Il ne me semble pas que le Père Serge tombe ici dans cet écueil. La tradition est relativement simple à articuler avec la liberté. Celle-ci ne peut paradoxalement être acceptée que lorsqu’elle aura été totalement crucifiée pour laisser la place à celle de Dieu. Le principe de la tradition, est que le passé nous engage à la cohérence. Ainsi, le Père Serge lui-même cite le patrimoine canonique comme étant un des éléments du passé avec lequel nous nous devons à la cohérence. Le droit canon, est aujourd’hui le grand oublié de la tradition ecclésiale. L’orthodoxie officielle garde des éléments traditionnels architecturaux, liturgiques, littéraires et dans sa façon de vivre. Mais le droit canon a déjà été foulé aux pieds. En regardant les « christianismes » moins traditionnels, il n’est pas difficile de dire quels sont les prochains éléments qui seront jetés pour que puisse d’exprimer l’idole de la liberté. Le catholicisme romain nous dit, avec ses hideuses églises modernes que l’architecture sera bafouée, et le protestantisme nous dit que le patrimoine liturgique sera aussi progressivement abandonné. La tradition est un tout cohérent. On ne peut pas l’abandonner partiellement. On l’abandonne totalement. Cela prend du temps, mais cela est inéluctable. Pourquoi ? Parce qu’on obéit pas liturgiquement à un Esprit auquel on désobéit canoniquement. On vit dans l’Esprit. Ou pas.