Boulgakov : philosophie de l'économie (chap 1, premier commentaire) : théologie et économie
L’économisme moderne
le problème de la philosophie de l’économie
Parmi les traits les plus marquants du sentiment que l'homme moderne a du monde et de la vie, il y a ce que l'on pourrait désigner par le terme d'économisme. Ce que l'on appelle le matérialisme économique n'en est que l'expression la plus décidée. Quelque discutable que ne nous en semble la doctrine, quelques branlantes que n'en apparaissent les bases philosophiques et scientifiques, métaphysiques et empiriques, l'importance qu'il a prise est telle qu'il représente quelque chose de plus qu'une simple théorie scientifique qui s'effondre dès que l'on en démontre l’inconsistance. En un certain sens, le matérialisme économique est indestructible, dans la mesure où il véhicule une certaine donnée d'impressions, ou un sentiment de l'histoire, qui cherche à s'énoncer dans une doctrine scientifique ou philosophique. Quand même celle-ci serait un fiasco complet, l'humeur qui l'a suscitée n'en est pas abolie pour autant. La justice particulière, imprescriptible, que notre modernité y a perçue et qu'elle a éprouvée avec une sincérité aussi sérieuse qu'amère, rend en quelque sorte irréfutable le matérialisme économique. Impossible de l'écarter en le niant comme une quelconque théorie scientifique. Il faut le comprendre et l'interpréter, pour mettre à nu non seulement ses erreurs et ses indigences patentes, mais aussi le contenu profond qui y transparaît. Il faut non pas le rejeter, mais le surmonter intérieurement, en exposer toute la limitation, en tant qu'un principe abstrait où l'on fait passer un aspect de la vérité pour le tout.
Son importance
Bref, il ne faut pas étudier le problème du matérialisme économique uniquement selon la manière dont il est posé aujourd'hui, quand il porte trop évidemment la marque des circonstances contingentes où il est apparu et celle de l'individualité spirituelle de ses créateurs. Il est clair, à y réfléchir impartialement, qu'en dehors de la forme grossière et manquée, on aurait pu élaborer la théorie d'une façon beaucoup plus complète, rigoureuse et moderne ; en général, la formaliser moins imparfaitement. Quoi qu'il en soit, en laissant de côté la question de la forme, il n'est pas moins clair qu'en fait le matérialisme économique demeure comme un problème qui se pose immanquablement. Un esprit philosophique de notre temps, si marqué par l'économisme. Notre époque, en effet conçoit, ressent le monde en tant qu'économie et le pouvoir de l'homme en tant que richesse, avant tout au sens économique. Contrairement à l'ascétisme volontaire ou contraint des époques franciscaines ou bouddhiques de l'histoire, qui méprisaient la richesse et en niaient l'empire sur l'homme, la nôtre aime la richesse. Non pas l'argent, mais justement la richesse ; elle y croit même plus qu'à la personne humaine. Ce n'est pas simplement là un mamonnisme cupide et de bas étage (il a toujours existé et il existe de nos jours), c'est l'économisme. La vie est avant tout un processus économique : tel est aujourd'hui l'axiome, dont l'expression la plus extrême, voire insolente, est le matérialisme économique. D'où son caractère idéologiquement vivace, encore renforcé par un radicalisme que sa naïveté même rend tentant. Là est le secret de sa séduction particulière qu'il exerce sur l'esprit de nos contemporains, au point de les hypnotiser. Je dirai même plus : rester entièrement insensible à ce charme et en ignorer totalement l'hypnose (quand même on ne s'y abandonnerait pas), c'est manquer de quelque chose dans le sentiment historique de soi, être intérieurement étranger à la modernité, soit en demeurant au-dessus d'elle (ce dont de rares individus sont seuls capables), soit se retrancher artificiellement de la vie (c'est pourquoi l'idéalisme de cabinet, qui n'est pas passé par l'épreuve existentielle, nous en impose fort peu et, franchement, ne nous inspire guère de sympathie)
Commentaire/Analyse
En plus de la dogmatique pure et dure, le Père Boulgakov s’attaque à des sujets non théologiques. A priori. Car qu’est-ce que pourrait avoir à dire un théologien sur l’économie ? Ceci revient à demander : quel est finalement le champ d’étude de la théologie ? Doit-elle se cantonner aux textes, à l’histoire qui la concerne, et aux divers éléments qui constituent sa tradition ? Où bien peut-elle décrire le monde ? En s’attaquant à l’économie, le Père Serge répond courageusement : oui, la théologie peut s’attaquer à n’importe quel sujet d’importance. Elle est comme les mathématiques : un outil puissant qui sert à décrire et comprendre le monde. La plénitude de la révélation et la guidance de l’Esprit-Saint, donne cette folle assurance au théologien : je peux, avec mes outils, donner du sens à tout ce qui est. Là où les mathématiques seraient peut-être cantonnées dans la sphère du comment, la théologie vient dans une autre approche, expliquer le pourquoi. Et l’économie, n’est pas un sujet subalterne. Elle est la forme d’organisation de relation entre les hommes, qui régit nos vies. Plus encore aujourd’hui qu’à l’époque où vécut le Père Serge. Nous passons des années à l’école, pour être capable d’exercer une profession. Cette profession, permet une insertion dans le domaine économique, afin de gagner l’argent nécessaire pour acheter des biens indispensables (nourriture) ou accessoires (loisirs). Ceci occupe une part considérable de la vie de chacun. Des grands penseurs se sont penchés sur cette problématique conceptuelle. Le plus connu est probablement Marx. Boulgakov, comme Bierdaev, est un ancien marxiste. Il est venu du marxisme à l’orthodoxie. Mais il semble avoir gardé un goût pour les choses importantes dans la vision marxiste. Le monde romain est plus avancé que le monde orthodoxe sur la problématique de l’argent. On y trouve la théologie de la libération et la doctrine sociale de l’Eglise. Le but de ce commentaire sera d’étudier la vision de Boulgakov sur ce domaine. Comment l’orthodoxie peut-elle penser l’argent ?