le problème de la philosophie de l’économie

La philosophie et la vie

 l’intellectualisme

Marqués par cette double nature de la vie, deux courants opposés apparaissent nettement dans l’histoire de la philosophie. Pour le premier, le principe intégral de l’être est logique, l’être est la pensée qui se développe, qui se pense, qui s’engendre elle-même et qui se clôt en un système : c’est l’intellectualisme. Le second courant fait ressortir l’autre côté du dilemme et proclame de l’alogique sur le logique, de l’instinct sur la raison, de l’inconscient sur le conscient : c’est l’anti-intellectualisme, un alogisme allant jusqu’à l’anti-logisme [3].

L’intellectualisme est un courant extrêmement puissant de la philosophie européenne moderne, il en est comme la maladie héréditaire depuis son fondateur Descartes, avec son ultra-intellectualiste cogito ergo sum. Quelque précise et ambigüe fut cette assertion, telle que Descartes l’a lui-même développée [4], l’histoire l’a interprété au sens le plus intellectualiste. En dernière analyse, et la vie et la personne (sum) exigent un fondement rationnel, qu’elles peuvent effectivement recevoir de la philosophie. Dès lors, cette dernière, arrachée de sa racine, tombe inévitablement dans une folie des grandeurs, en plongeant dans un monde de fantômes et de songes, parfois magnifiques et séduisants, mais le plus souvent privés de vie. En d’autres termes, l’époque de l’idéalisme rêveur est ouverte : cogitare = esse = vivere. C’est l’ambition « copernicienne » de l’omniscience de cabinet.

La philosophie européenne continue à en souffrir. Deux tendances se sont dégagées dans l’histoire de l’intellectualisme : d’une part, l’idéalisme absolu, avec son immanquable panlogisme, proclame l’universalité illimitée du principe logique, de la pensée, qui parvient à la conscience de soi et, donc, à l’être total dans la philosophie (aussi bien celle-ci est-elle supérieure à la vie, dont elle la fin et le fruit). D’autre part, le rationalisme critique, où le panlogisme métaphysique le cède à l’idéalisme scientifique, tandis que le rôle joué précédemment par la raison mondiale est dévolu aux schèmes formels de la science. Les représentants les plus hardis en sont certes, dans la métaphysique moderne, Fichte, avec son premier système (de l’Ich-philosophie, développé dans Grundlage der gesammten Wissenschafslehre et dans Grundriss der gesammten Wissenschaftslehre, 1794, ainsi que dans les deux Einleitung in die Wissenschaftslehre, 1797) [5] et surtout Hegel, allant à l’extrême de l’intellectualisme. On connaît suffisamment l’importance de Hegel sous cet angle. Un exposé détaillé de son système sortirait de notre cadre ici [6].

L’autre variante de l’intellectualisme moderne est représentée par le positivisme scientifique, dont l’expression entièrement consciente et « critique » se trouve dans l’idéalisme néo-kantien, avec son pan-catégorialisme et son pan-méthodicisme, ainsi que dans ce que l’on appelle la philosophie scientifique. Trait commun à tout le néo-kantisme, son expression la plus achevée et radicale est celle que lui a donnée « l’école de Marbourg », avec en tête Cohen, ce Hegel du rationalisme scientifique. La philosophie s’y « oriente » décidément sur la science, et avant tout sur les mathématiques. Les notions des sciences spécialisées et leurs catégories abstraites deviennent la réalité suprême, la seule authentique, entièrement rationnelle, « engendrée » du néant méonique par la « pensée scientifique ». La science est l’ontos on de la réalité, et la philosophie, en tant que système des catégories et que conscience de la raison scientifique, est l’ontos on de la science. Tout donné alogique est rejeté, l’irrationnel n’est admis que comme une possibilité de problèmes, comme « ewige Aufgabe », c’est-à-dire aussi inséré dans le système et donc rationalisé.

Il est évident que Kant est à l’origine de l’intellectualisme moderne. Tant le panlogisme que le pancatégorialisme et l’hégélianisme que le cohenianisme lui sont génétiquement liés. Or Schopenhauer, Schelling et le Fichte de la deuxième période s’en réclamaient aussi. Ce qui montre bien que les œuvres de Kant recèlent différentes possibilités, en même qu’elles manquent de précision en elles-mêmes (car le rôle de l’Empfindung dans la théorie de la connaissance n’est pas clair et la doctrine du Ding an sich est ambigüe).

3 : je reconnais que ma terminologie présente des inconvénients, car elle a un arrière-goût de psychologisme. Cela dit, d’autres antithèses comme rationalisme et antirationalisme, logisme et antilogisme, ne sont pas plus nettes de tout malentendu. Il me paraît donc inutile de recourir à des néologismes.

4 : la thèse de Descartes : cogito ergo sum, souffre en effet d’une ambiguïté foncière. Au sens direct on peut l’entendre comme la prétention du rationalisme le plus débridé, selon lequel l’être est établi et justifié par la pensée, celle-ci en étant le prius. L’on trouve ce cartésianisme « kantifié » dans le néo-kantisme, surtout chez Hermann Cohen qui (dans Die Logik der reinen erkenntniss, Berlin, 1902) n’attribue une place à l’être que dans les catégories (où elle est loin d’être la première) et qui rejette toute donnée alogique ou surlogique (dans sa doctrine sur le reiner Urspruung). Tel est le sens immédiat et le plus clair de l’affirmation de Descartes. Toutefois, non seulement lui-même ne s’y est pas tenu, mais il en a encore obscurci le caractère radical par une série de commentaires (de même que Kant a édulcoré le radicalisme de ses idées dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure par comparaison avec la première).Aussi peut-on trouver chez Descartes une autre interprétation de sa thèse, qui, d’un syllogisme, en fait une tautologie et la prive ainsi de sa raison d’être : cogito ergo sum signifie alors sum cogitans ergo sum ou, plus brièvement : sum ergo sum. C’est qui rappelle déjà le ich bin ich de Fichte. Voir les explications à ce sujets de Descartes dans ses réponses aux objections contre Le Discours de la méthode (cit. chez Lubimov dans ses annexes à la traduction de Descartes : Considérations sur la méthode, avec un exposé détaillé de la doctrine de Descartes, Saint-Pétersbourg, 1885, p.145-146). Enfin, dans ses Principes de philosophie, Descartes donne encore une autre interprétation de sa thèse, qui lui enlève toute sa précision : par le mot penser, il entend tout ce qui se produit en nous, de telle sorte que nous sommes immédiatement conscients ; par conséquent, non seulement comprendre, vouloir, imaginer, mais encore sentir veut dire penser (cit. par Lubimov, 1 ;C, p. 133-134 ; voir en général son éclaircissement à la quatrième partie des considérations sur la méthode, p 122-160). Comprise de la sorte, la thèse de Descartes perd son acuité idéologique, et, donc, son importance historique.

5 : seule la première période de Fichte (jusque vers 1800) est dominée par l’intellectualisme, ce qui en fait un des prédécesseurs de Hegel. Plus tard il se rapproche de Jacobi, et, par certains côtés, de Schelling et de Schopenhauer (ces périodes sont notées par E. Lask dans sa monographie : Fichte’s Idealismus und die Geschichte, Tübingen et Leipzig, 1902, p. 71, 157-164). Mais même la philosophie de la première période peut être transformée par une interprétation unilatérale et un idéalisme absolu, c’est-à-dire en système purement intellectualiste. L’idée principale de Fichte quant à la Doctrine de la science, c’est qu’à la base de la connaissance, il y a le moi comme acte de liberté et de création de soi. La loi d’identité qui soude la connaissance et qui est établie par l’auto-identité du moi est donc elle-même fondée non sur la connaissance, mais au-delà de celle-ci. La connaissance, ou la pensée, quelque pure qu’elle soit, ne peut pas s’accrocher elle-même en l’air, en lançant pour cela une corde dans le ciel. Une pensée qui s’engendre elle-même ou qui se clôt sur elle-même, comme chez Hegel ou Cohen, n’est pas le fait de ce pragmatisme idéaliste qui fait apparaître un inévitable hiatus en philosophie. « pour que la vie véritable du moi devienne possible, il faut encore une poussée du non moi sur le moi », laquelle établit l’existence même du moi ou, plus exactement, qui provoque son mouvement ou son action, car « son existence consiste en l’action ». « aussi la doctrine de la science est-elle réaliste ». « il n’y a pas de mort, il n’y a pas de matière sans vie, il y a partout la vie, l’esprit, l’intellect : rien d’autre que le royaume des esprits. Au contraire, toute connaissance, à condition d’être connaissance est l’être ». « la matière est nécessairement spirituelle, l’esprit est nécessairement matériel. Il n’y a pas de matière sans vie ni sans âme, il n’y a pas de vie en dehors de la matière ».

6 : V. une caractéristique du panlogisme de Hegel et un exposé de sa partialité et des insuffisances, même comme intellectualisme (d’ailleurs avec une terminologie différente), chez le prince Troubetskoy : Fondements de l’idéalisme (Œuvres, t II, Moscou, 1908, p 180-196)





Commentaire/Analyse

Après son analyse conceptuelle du logique et de l’alogique (voir post précédent concernant l’analyse de ce livre), il est normal que le Père Serge en arrive aux pensées structurées, disons à caractère philosophique, qui ont surgi dans le sillage de chacun. Il place Descartes, puis l’idéalisme et tout le positivisme dans la continuité de ce qui est « logique » (à ne surtout pas comprendre avec le raisonnement déductif que peut opérer un mathématicien) et ce qui est « alogique ». On notera au passage toute l’étendue du savoir philosophique du Père Serge. Il est impressionnant de voir à quel point il connaît toutes ces choses. Avec sa perception du logique, il montre combien l’assertion de Descartes, fameuse assertion : cogito ergo sum, je pense donc je suis, est imprécise et brouillonne. Il montre dans sa note 4, que Descartes ne s’y est pas tenu, conscient de la faiblesse et de la limitation de la formulation. Il nous explique aussi l’évolution de la pensée de Fichte, qui touche du doigt des vérités chrétiennes de l’ordre de la mystique, qui n’ont été pensées que par des grands docteurs de l’Eglise : Fichte écrivant « il n’y a pas de mort, il n’y a pas de matière sans vie, il y a partout la vie, l’esprit, l’intellect : rien d’autre que le royaume des esprits » touche du doigt quelque chose. Que sont alors les rationalistes que nous croisons chacun dans nos vies, et qui nous assènent leurs vérités froides et décidées ? Des niais juchés sur des épaules de géants de la pensée conceptuelle. C’est le lot de chaque grand personnage que d’être trahi par des gens qui pensent reconnaître chez eux des compagnons de pensée. Mais les Descartes et autres Fichte, au même titre qu’Augustin sont des cherchant. Comme tous les cherchant, une partie de leur travail ne doit pas être utilisée. On peut juste accompagner leur pensée, et voir comment elle se structure au fur et à mesure du temps, pour arriver à des moments qui peuvent être vus comme de la grâce. C’est pour cela que les orthodoxes ont un devoir impérieux de bien discerner entre les Descartes, Fichte et autres, et les zozos qui se réclament de leur pensée pour justifier leur athéisme morbide et la plupart du temps paresseux.



Quand l’athéisme a une dimension de révolte, il a quelque chose de noble, qui peut à terme connaître une grande transmutation vers la seule rébellion véritable : celle du Christ contre la mort. Cette révolte est à ce point noble, que Dieu nous dit par Jean qu’il vomit les tièdes et ne veut que des gens brûlants ou glacés. Comment comprendre cela ? Dieu va préférer quelqu’un qui Le combat toute sa vie, en s’inscrivant dans des choses terribles telles que le satanisme, plutôt que quelqu’un qui vit sa petite vie tranquille, sans vraiment sans se positionner par rapport à Dieu. Cela peut paraître étonnant ou révoltant, mais Dieu préfère le sataniste à la personne neutre. Pourquoi ? Parce que le sataniste, aussi mauvaise soit sa relation à Dieu, a une relation : haine, révolte, opposition. Quand le sataniste fait la guerre à Dieu, il reconnaît Dieu. Mais le neutre lui, n’a aucune relation à Dieu. Ceci, pour un Dieu relationnel et trinitaire est donc finalement plus grave que la révolte et l’opposition. La spiritualité n’est pas toujours comparable à des choses profanes. C’est pour cela que les grands penseurs athées incarnent finalement quelque chose qui nous est malgré tout précieux. Leurs travaux doivent être manipulés avec une extrême prudence et l’immense majorité de ce qui y figure est évidemment inutilisable pour un théologien. Mais ces travaux expriment des vérités pour qui va honnêtement chercher de « l’autre côté ». Deux exemples : Nietzsche et Heidegger. Deux philosophes qui ont été loin dans le refus du divin. Le refus Nietzschéen est d’une grande hauteur. Il se teinte d’ascétisme et d’une volonté de fer. Nous ne sommes pas devant un hédonisme vulgaire ici. Nietzsche a fini fou en balbutiant « je suis le Christ ». à méditer… Heidegger a déclaré dans une ultime interview, en 1966, tout en étant totalement athée : « Il n’y a qu’un Dieu qui puisse encore nous sauver ». Cette phrase est d’une puissance inouïe. Le plus grand philosophe athée du vingtième siècle nous explique que l’homme n’a aucune capacité de salut autonome, et que le salut ne pourra être enclenché que par le divin. Les athées sérieux devraient lire les penseurs athées sérieux.