le problème de la philosophie de l’économie

la philosophie et la théologie

l’anti-intellectualisme

Au pôle opposé de l’intellectualisme, et néanmoins son enfant, se situe l’anti-intellectualisme contemporain. Représentant une réaction contre celui-là, on ne peut guère considérer qu’il l’ait vaincu. Son trait distinctif est un scepticisme envers l’indépendance du principe logique. Il provient de la tendance à ne tenir la raison que pour un outil de la vie, qui dirige l’instinct aveugle, alogique, voire antilogique. La raison n’est plus qu’un instrument dont la valeur est la fonction de son utilité. Comme principe logique, non seulement on lui ôte l’autonomie et la souveraineté qui lui attribuait l’intellectualisme, mais encore on en fait un produit, un moyen.

Aussi bien Fichte que Schelling ou Hegel s’étaient efforcés de comprendre l’histoire de la raison quant à sa conscience d’elle-même et sa manifestation, mais leur entreprise ne concernait que son développement, non pas sa genèse. Elle n’avait rien de commun avec la tendance anti-intellectualiste actuelle d’expliquer l’origine même de la raison, car elle ne touchait pas du tout aux droits ni à la nature originelle de celle-ci ; au contraire, elle les supposait nécessairement. L’anti-intellectualisme quant à lui, part de la thèse, tacite ou déclarée, encore que nulle part posée en pleine conscience, que la raison est apparue dans le temps. Il pouvait donc y avoir un temps où elle n’existait pas. Il convient alors d’aller plus loin et d’admettre qu’il aurait pu ne pas y avoir du tout de raison et que la vie aurait pu rester obscure et instinctive. Nous ne trouvons pas cela même chez Schopenhauer, le philosophe de la volonté aveugle et le plus proche de l’anti-intellectualisme. Chez lui aussi, la raison naît avec le début du processus mondial : le monde comme volonté est nécessairement aussi représentation. En réduisant la raison à une contingence d’évolution (non pas certes au sens d’une acausalité empirique, mais à celui d’une absence pour elle d’une nécessité idéale), cet irrationalisme, associé à un instrumentalisme, dégrade la raison et met en doute la possibilité même de connaître, c’est-à-dire, en particulier, de se connaître soi-même. Il souffre, d’un scepticisme qui le ronge et le détruit, sort de tout scepticisme radical, quelles que soient ses déclarations positives.

L’on voit aujourd’hui se grouper sous l’emblème de l’anti-intellectualisme des penseurs de différentes sortes, à la conscience philosophique fort variée et diversement motivés : les darwinistes en gnoséologie, auxquels on peut rattacher, d’une part, Feuerbach, Nietzsche et Simmel ; et de l’autre, les matérialistes économiques, ainsi qu’en partie les matérialistes en général (les hylozoïstes du type de Heckel) ; puis Bergson et ses successeurs, mettant au premier plan l’importance de l’instinct ; enfin les pragmatistes contemporains. Pour les uns, il s’agit d’une révolte contre Kant et les néo-kantiens, ainsi que d’une percée vers la métaphysique et la religion (Bergson et certains pragmatistes) ; pour d’autres, les « pré-kantiens d’après Kant », c’est au contraire un moyen de se barricader contre toute métaphysique et toute religion, afin de s’affirmer définitivement dans l’ordre zoologique du singe homidien et de s’arroger en passant le trône du surhomme.

Toutefois, on ne peut pas insulter la raison par la raison. Comme disent les français, « la raison finira toujours par la raison ». Le défaut foncier et inéluctable de l’anti-intellectualisme, qui prétend pourtant être une philosophie, c’est-à-dire un système logique, consiste en ce qu’il est impossible de démontrer à partir de lui-même que lui-même est possible et de justifier ses ambitions (8) : nous avons de nouveau là l’exemple classique d’un jugement contradictoire tournant dans un cercle vicieux : un Crétois a déclaré que tous les Crétois étaient menteurs ; donc étant Crétois il a menti et son affirmation contredit la vérité ; or il appert que dans ce cas il dit la vérité : les Crétois sont effectivement menteurs ; mais alors il a menti lui aussi ; etc.

L’anti-intellectualisme fait ressortir à juste titre et non sans force les limites du rationalisme intellectualiste. La vie est plus vaste et plus profonde que la conscience rationnelle et celle-ci a elle-même son histoire, car sou elle et derrière elle, il y a des domaines « subliminaux », sub- ou pré-conscients. Bien que le moi de la veille, rationnel et discursif, soit l’expression où le symptôme le plus manifeste de la vie, il croît d’un tréfonds, il a des racines qui plongent dans l’obscurité du moi du sommeil. En général, la personne est incommensurablement plus profonde et plus large que son état de conscience à un moment donné. Dans la nature, la vue ne parvient pas aussitôt à la conscience ; il y a un long cheminement. Bien avant tout darwinisme ou évolutionisme, l’ »historien de la raison » Schelling a vivement ressenti cette vérité. A ne s’en tenir qu’à un correctif apporté aux distorsions de l’impérieux rationalisme scolastique, on n’en aboutit pas pour autant à l’anti-intellectualisme qui consiste justement à rompre le lien nécessaire, initial et idéal, du logique et de l’alogique, et qui fait basculer le luminaire de la raison dans les sombres éléments de l’alogique. Par là-même, il se condamne en tant que doctrine philosophique. Ce qu’il a de valable, c’est son impulsion première, sa révolte contre un rationalisme mortifiant. Mais « on ne peut vivre simplement de révolte » (Dostoïevsky), en philosophie non plus, car là aussi, l’esprit rebelle représente une même servitude, mais à l’envers : une captivité spirituelle dans les griffes du rationalisme ; ce n’est pas une victoire remportée sur ce dernier.

[8] : nous y reviendrons dans notre dernier chapitre quand nous examinerons le matérialisme économique.





Commentaire/Analyse

Le Père Serge fait preuve d’un recul suffisant pour pouvoir apprécier les choses en système. L’anti-intellectualisme est une réaction à l’intellectualisme. Et malgré toutes les précautions qu’il prend par rapport à quelque chose de binaire, il est évident que l’anti-intellectualisme n’aurait jamais vu le jour sans son frère ennemi, qui est en même temps son père, ou plutôt sa cause. On voit donc qu’il y a quelque chose de fragmenté dans la philosophie, en tout cas depuis que Socrate a transformé l’exercice philosophique par rapport à ceux qui l’ont précédé, les pré-socratiques. Il est intéressant de se demander si les présocratiques ont engendré, par déséquilibre, une réaction socratique, elle-même porteuse du déséquilibre opposé. Nous avons trop peu d’éléments pour répondre. Il est évident par contre, que c’est à l’intérieur du terrain philosophique laissé par Socrate, que naissent intellectualisme et anti-intellectualisme. La rupture, ou plutôt révolution hégélienne vis-à-vis du tout est donc fondatrice à ce niveau.



Bien que le Christianisme ne soit pas une philosophie, il n’a pas été épargné par ces mouvements de balancier. Comme je l’expliquais, déjà en commentant le Père Serge, l’hérésie doit être vue théologiquement, comme une incapacité à pouvoir tenir ensemble, deux propositions à priori antinomiques. Christ comme Dieu et Christ comme homme. Les hérétiques sont toujours dans une pensée qui choisit l’un des deux termes (le plus souvent homme). Les philosophes ne sont pas capables, pour la plupart de tenir ensemble l’intellectualisme et l’anti-intellectualisme. En tout cas pas avec l’équilibre et le discernement adéquat. C’est pour cela que la plupart du temps, l’exercice philosophique n’est pas un bon compagnon de l’exercice théologique. Il convient, pour philosopher de façon adéquate, de tenir comme socle, les fondements de la théologie orthodoxe. Ce n’est qu’ensuite que l’on peut réaliser quoi que ce soit de solide. Le fondement qui servira à la philosophie, est l’exercice de la pensée antinomique. Cette pensée aide à percevoir, et l’on voit chez le Père Serge avec quelle facilité, si telle ou telle pensée n’est pas au final une réaction, une réponse, et comme cela fait simplement partie d’un tout, partie qui s’érige en absolu, alors qu’elle n’est qu’une pièce du puzzle.