La philosophie et la science

multiplicité des orientations

multiplicité des orientations

Comme nous l’avons noté, il est de la nature de la pensée de ne pas être indépendante, d’être « orientée », d’être une pensée sur quelque chose ; et, en un certain sens, ce quelque chose est arbitrairement déterminé : la réflexion est un acte libre. Or, de même que de chaque point de la sphère, on peut tracer des lignes sur toute la sphère, et qu’un même point peut se trouver sur le tracé d’une quantité innombrable de droites ou de courbes, de même pour parler en principe, chaque orientation, quand elle est assez sérieusement élaborée, peut receler la clef de toute espèce de problèmes et, donc, contenir, la possibilité de les résoudre d’une manière convenable. Il va de soi que toutes les orientations ne sont pas pareillement commodes ni accessibles à un être pensant, qui , à cet égard, est soumis à une limitation spatiale et temporelle, personnelle et historique. Aussi, en pratique, est-on amené à ne pas parler de toutes les orientations possibles, mais seulement de quelques-unes des plus maniables, donc des plus naturelles (c’est ainsi, par exemple, qu’en géométrie, on va s’occuper principalement de celle d’Euclide, qui nous aide à comprendre notre espace tridimensionnel, et non pas également de toutes les géométries possibles).

Toutefois, on ne saurait fixer là des frontières de principe : l’unité, la cohésion intime de la vie et la loi de la continuité de la pensée le rendent impossible. « tout est dans tout » et l’on peut tout trouver en tout. C’est bien pourquoi une voie unique et « royale » n’existe pas. Au contraire, compte tenu de la multiplicité des orientations de départ, il devient nécessaire de reconnaître aussi celle des chemins de la pensée et, par conséquent, la « valeur » objective de constructions différentes. Autrement dit, il ne peut pas y avoir de système philosophique unique, auquel croyait Hegel en compagnie d’autres idéalistes : il confondait abstraction et universalité et il tenait le système le plus abstrait pour le plus universel [11]. Voir la réalité sous un aspect tel que tout y soit rationnel et nécessaire, que rien n’y soit contingent, trouver tout en tout selon une unité intégralement cohérente, ressentir d’un coup la dialectique totale de l’être mondial, ce serait contempler l’univers avec le regard de Dieu, dépasser la pensée discursive, sortir du temps. Ce serait alors effectivement l’idéalisme concret, la pensée de la réalité même, ambition de Hegel.

Or la pensée discursive ne trouve tout en tout qu’en passant de l’un à l’autre, du particulier au particulier, et elle ne discerne le général que dans ce passage même. Aussi cette pensée, celle de la philosophie et, a fortiori celle de la science, est-elle multiple par nature. Pour elle, la vérité est une Ding an sich, transcendante comme donné, mais immanente comme pulsion, comme idéal de la connaissance (« l’idée » de Kant). C’est pourquoi il est légitime que les systèmes diffèrent selon leur orientation initiale. Autrement dit, à propos du même objet, on peut les construire à partir de différents points avec une égale fidélité à la vérité, comme on peut mesurer et photographier une montagne de divers côtés et sous différents éclairages, sans obtenir pour autant des projections contradictoires. Différence ne signifie pas encore contradiction ou, du moins, peut ne pas le signifier. Aussi n’établissons-nous pas de loi quant à la possibilité de systèmes divergents. Des points de vue différents peuvent, dans une certaine mesure, coexister pacifiquement, tandis que des positions contradictoires n’excluent mutuellement. (Cette idée est à la base de la philosophie chez Hegel et chez ses successeurs, entre autre chez Serge Troubetskoy).

11 : on peut objecter à une telle interprétation de Hegel que, selon lui c’est justement la réalité qui doit faire le contenu de la philosophie : « ihr (der philosophie) inhalt die wirklichkeit ist ». Mais il suffit de bien voir comment il comprend la réalité : « was vernünnftig ist, das ist wirklich » tandis que « eine zufällige ist eine existenz, die keinen grössern welrth als den eines möglichen hat, die so gut nicht seyn kann, als sie ist“. Pour Hegel la „réalité“ est opposée au concret immédiat de la vie, elle a un caractère idéal et métaphysique.





Commentaire/Analyse

La pensée a ceci de particulier nous explique le Père Serge, qu’elle doit avoir un objet. Il ne peut pas y avoir une pensée sans objet. De la même façon il ne peut y avoir un discours sans contenu, de musique sans son (je laisse de côté le caractère particulier du silence). Ainsi elle se focalise sur un objet qu’elle envisage, analyse, apprécie, etc. Il voit la pensée humaine comme un tout relié, et une pensée permet de passer à une autre, comme dans un réseau. Ainsi, n’importe quelle pensée est un point plus ou moins éloigné des points importants qu’il convient de penser. Mais, tout en laissant la problématique du langage de côté ici (il l’avait abordé auparavant), il est conscient qu’un homme seul ne peut « tout » penser. Sa pensée est par nature limitée. Il voit en Hegel quelqu’un qui pensait pouvoir tout penser. Sans aborder ceci, il voit donc dans la pensée, une notion de croissance. La sphère de la totalité de la pensée de l’enfant est bien évidemment plus réduite que la sphère de l’adulte.

Le Père Serge aborde ensuite la notion de voie royale d’une façon qu’il convient de bien comprendre, pour ne pas l’imaginer sombrer dans un relativisme adolescent. Il ne dit pas qu’il y a plusieurs finalités de la pensée. Il n’y a qu’une finalité de la pensée. Mais il y a plusieurs façons d’arriver à cette finalité. Lorsque le Christ déclare être « le chemin, la vérité et la vie », c’est la conclusion de toutes les réunions « œcuméniques », de tous les postulats d’égalité des religions, lorsque l’on accepte Son message comme message divin. Un unique chemin : le Christ. Une unique vérité : le Christ. Une seule vie : le Christ. Mais pour accéder à cette unicité du salut, il n’y a pas une seule et unique façon. Ce qui a fonctionné pour tel saint, n’aurait pas fonctionné pour tel autre saint. Chaque contexte est unique et irremplaçable. Chaque journée n’a pas d’équivalent. Elle est vécue une fois pour toute. Avez-vous déjà compris que la liturgie est organisée autour des cycles journaliers, hebdomadaires et annuels de façon à être absolument unique (en tout cas avant plusieurs années voire décennies) ? Les vêpres du 4 septembre 2018 seront très proches des vêpres du 4 septembre 2019, mais avec une petite nuance liturgique qui rend chacune différente. Mais chaque liturgie, bien que différente, participe de la même structuration liturgique, pour tendre vers la même adoration. C’est analogue avec ce dont parle le Père Serge sur la pensée : chaque pensée est unique, et n’a pas à se conformer à un moule unique. Nous ne célébrons pas toujours la même liturgie. Mais nous tournoyons toujours autour du même autel céleste. Ainsi, la pensée propre à chacun ne peut emprunter de « voie royale et unique » comme l’écrivait le Père Serge, mais doit bel et bien se focaliser sur un endroit unique, par ailleurs impossible à circonscrire dans la pensée : le Christ. Ainsi, est appelé la personne à penser l’antinomie : Christ vrai-Dieu et vrai-homme. Ainsi, l’homme est obligé d’utiliser quelque chose de multiple (la pensée humaine dans sa totalité, c’est-à-dire lui plus les autres) pour aller vers quelque chose d’unique (le Christ). Donc, l’homme, dans la pluralité humaine, lorsqu’il pense le Christ, pense de façon antinomique : un et multiple en même temps. Donc, l’homme est fait pour penser Dieu. L’homme à l’image de Dieu, c’est aussi cela, puisque Dieu se pense Lui-même. Mais ce multiple n’a de sens que si l’homme s’inscrit dans une multiplicité qui permet d’arriver à l’antinomie : l’Eglise. C’est la façon de surpasser l’ambition hégelienne qui seule est luciférienne, mais collective devient ecclésiale. L’homme pour penser Dieu a besoin des pensées pensées dans l’Eglise, et l’Eglise a besoin des pensées de cette personne pensante qui est la seule à pouvoir penser ce qu’elle pense. Formule fermée : On ne peut penser Dieu en dehors de l’Eglise. Formule ouverte : si on pense Dieu, c’est que l’on est déjà d’une certaine façon dans l’Eglise. Penser Dieu fait ici référence aux catégories orthodoxes. La pensée à laquelle il est fait référence est une pensée qui doit être compatible avec ce qui est formulé dans le patrimoine canonique conciliaire orthodoxe. Ceux qui ont pensé dans les cimes de la théologie n’ont pas couché par écrit leur pensée, car cela n’est pas possible. Ils ont « simplement » indiqué ce que cette pensée devait contenir ou ne pas contenir. En ceci, penser est un chemin sans fin, car la pensée tend vers l’objet, mais de par la nature de l’objet pensé, ne peut correctement le penser. Le Christ par définition échappe à ce concept kantien de Ding an sich.