Définition préliminaire de l’économie : 

la vie mortelle

« La vie vit » (S. Jean Chrysostome) : dans le monde actuel, elle ne le fait qu’en luttant contre la mort. Le monde « organique », royaume de la vie sous ses formes diverses, est entouré de l’élément hostile de la mort, d’un mécanisme inerte, d’une nécessité écrasante. Sous « le voile oppressant des nuées grises », sous le ciel de plomb, sur notre terre empoisonnée, pestiférée, la vie semble être un hasard, quelque chose dû à une condescendance, une licence de la mort. Prise dans le cercle de celle-ci, constamment menacée par la gueule béante du non-être, la vie se tapit timidement dans les recoins de l’univers. Ce n’est qu’au prix de terrible efforts qu’elle échappe à une extermination définitive. Sinon totalement détruite, elle peut être sans cesse en voie de destruction, victime du néant qui la guette de tous côtés et qui porte toute espèce de masques. Elle n’en est pas protégée par un mur imprenable qui en rendrait futiles les assauts. Elle est imparfaite en elle-même, car instable, temporelle, mortelle.

Un des plus grands paradoxes de la réalité et une éternelle énigme pour la pensée, c’est que la vie et la mort, le vivant et le non vivant, la chose, soient incompatibles. Il n’y a que la vie, tout n’existe qu’à la lumière de la vie. Les choses, qu’on appelle la matière inanimée, c’est-à-dire tout ce qui semble privé d’un signe de vie, ne représentent qu’un moins de vie, que son coefficient négatif. Sans une telle définition qui, bien que négative, par rapport à la ve, les choses deviennent des fantômes, elles s’évaporent. Elles ne sont observables qu’à la lumière de la vie, tels des objets qui se dégagent de la nuit « méonique » du néant (en puissance d’être) au lever du soleil et qui, la nuit tombée, replongent dans le non-être. La mort même n’existe que grâce à la vie, elle est non-vie. La négation de la vie est sa seule détermination, elle n’est que son ombre ; en dehors de la vie elle n’est rien, elle n’est pas. « Dieu n’a pas créé la mort » (Sag I 13). Elle n’a pas en elle de puissance de vie. On ne peut pas dire que le néant absolu existe (ouk on par opposition au mè on positif, encore qu’indéterminé) ; il est contingent, un reflet dont l’existence fantomatique est fonction d’un être véritable. Néanmoins, le combat qui oppose la vie et la mort, la lumière et les ténèbres, le vivant et le chosal, pénètre notre vie entière et la rend imparfaite, limitée, non absolue.

Si ce combat est tellement implacable à la surface de l’être mondial, c’est seulement parce qu’il est livré à l’intérieur, au sein même du monde. Celui-ci n’est capable d’entretenir qu’une vie mortelle, c’est-à-dire une vie qui, contrairement à son essence métaphysiquement intemporelle et absolue, est actuellement temporelle et non absolue. Une mort métaphysique du vivant non seulement n’est pas naturelle, mais elle est contre nature, contradictoire et, donc, logiquement impensable. Nous ne pouvons pas concevoir une telle notion à cause de la loi de non contradiction, et pourtant elle est devenue la loi la plus générale et la plus profonde de l’existence. Une telle contradiction pose une énigme à la pensée. Nous sommes tellement habitués à la mort, à l’idée même d’une vie mortelle, que cette contradiction ne nous frappe plus, alors qu’elle est bien plus radicale et foncière que celle de propositions comme : une neige chaude, une ardeur froide, une blancheur noire, etc.

Qu’elle qu’en soit notre interprétation, il n’existe maintenant dans le monde qu’une vie mortelle et cette définition est à ce point générale que la mort elle-même devient un attribut de la vie : ne peut mourir que le vivant. Par conséquent, la vie s’affirme dans le royaume de la mort qui l’environne de toutes parts et qui pénètre dans tous ses pores. Aussi ne peut-elle être qu’une lutte incessante contre la mort. Elle ne s’obtient pas gratuitement, sans rien faire ; il y faut une tension polémique et constante. « the struggle for life » : telle est la position fondamentale de l’existence, au sens non seulement biologique, mais encore ontologique. Oppressant la vie, la mort conduit à une destruction mutuelle : lutte darwinienne ! Elle profite de la vie des uns comme instrument de mort pour d’autres ; une victoire de la vie en un point devient en même temps celle de la mort en un autre.

La lutte pour l’existence, c’est pour la conscience se sentir captif de la néce(ssité, du mécanisme inanimé de la nature, des « éléments vides et vains » du monde, qui présentent tous une menace : la mort. Le froid et la chaleur torride, le brouillard, les pluies diluviennes et la sécheresse, l’ouragan et la mer, tout met en péril. Une nécessité aveugle, des forces élémentaires sans raison, une inertie mécanique, un fatum de fer, tels sont les masques sous lesquels se manifeste l’esprit du néant, « du prince de ce monde », la Mort.

Une cagoule de réité, d’altérité, d’impénétrabilité recouvre la nature. Seuls des visionnaires élus savent qu’en réalité elle

N’est pas ce que vous croyez,
Une figure sans yeux ni souffle,
Il n’y en elle âme et liberté,
Amour et langage.

Mais à eux aussi, cela ne se découvre qu’en des instants d’illumination, non pas dans le quotidien ; et pour eux aussi existe ce monde des choses, désert sans eau sous un ciel livide, où la mort et la destruction les guettent à chaque pas. L’être vivant se sent asservi à la nécessité, au mécanique. A l’opposé, la vie est principe de liberté et d’organique, c’est-à-dire de finalité libre. La lutte du principe téléologique contre l’automatique, de la liberté contre la nécessité, de l’organisme contre le mécanisme, c’est la lutte de la vie contre la mort. L’organisme vainc le mécanisme, sans être pour autant supprimé dans sa causalité. La loi de l’organisme est la causalité par la liberté (la Causalität durch die Freiheit de Schelling), l’aséité. L’on peut dire que tout le processus historique et mondial est causé par l’opposition du mécanique, ou de la réité, et de l’organique, ou de la vie, et par l’effort de la nature pour surmonter le mécanisme principe de la nécessité, afin de transformer en organisme comme principe de liberté cosmique, comme triomphe de la vie, comme panzoïsme.





Commentaire/Analyse

Beaucoup de choses à commenter et à nuancer, ou plutôt, à préciser. Le langage du Père Serge pourrait laisser penser à un dualisme transcendantal : la vie et la mort. Dieu et le Diable. Mais l’enseignement chrétien n’est pas l’enseignement de Mani et de ses disciples (lequel est connu sous le nom de doctrine manichéenne). Il n’y a pas deux dieux qui s’affrontent, et même si le Diable attend d’être fait l’égal de son Créateur, il n’y a pas de comparaison d’aucune sorte entre Dieu et le Diable, entre la vie et la mort. Dans le registre vie-mort, il ne s’agit pas d’une opposition, mais plutôt d’une déchéance. La mort est le symptôme tragique d’une déchéance de la vie. La vie devait être toute autre. Mais la désobéissance d’Adam, son incroyable choix de vouloir devenir Dieu par ses propres moyens a conduit le monde entier dans une effroyable chute spirituelle, que la tradition appelle « chute d’Adam ».

Ainsi, malgré sa beauté et sa poétique sublime, notre monde est un monde déchu. S’y côtoient les couchers de soleils aux couleurs subtiles et les typhons, les paysages magnifiques et les tremblements de terre. C’est un équilibre qu’il faut considérer ; d’où la présentation du Père Serge. Et au cœur de cet équilibre : l’homme. L’homme qui est pris dans une lutte interminable pour la vie, avec comme inéluctable destination : la mort. Le Père Serge précise avec justesse que le spectacle de cette nature abîmée est tellement normal pour nous, que nous pouvons difficilement imaginer autre chose. En cela, l’économie offre un spectacle comparable : on n’arrive pas à imaginer un monde sans argent, sans employeur, sans salarié, sans investissement, sans taxes ni impôts. Et pourtant, la nature non déchue a existé, et le monde sans cette honteuse économie le pourrait également, si tout le monde faisait VRAIMENT du Christ son maître. Ainsi, et il le développera plus précisément dans le point suivant, l’économie est l’un des symptômes du monde déchu. Il s’agit de bien considérer, au-delà de ce spectacle qui semble inévitable, que l’économie est davantage le reflet d’un problème devenu ontologique à l’homme : la relation abîmée à Dieu et au monde.