Définition préliminaire de l’économie : 

Définition préliminaire de l’économie « l’humanisation de la nature »

 l’humanisation de la nature

Ainsi l’économie est la lutte pour défendre et accroître le territoire de la vie, livrée par l’humanité contre les forces élémentaires de la nature, afin de la dominer, l’humaniser et en faire un organisme humain potentiel. Il est donc possible de définir aussi le processus économique de la façon suivante : il manifeste l’effort pour transformer la matière inerte, qui fonctionne avec une nécessité mécanique, en corps vivant, doué d’une finalité organique. A la limite, on peut dire que cette fin consiste à transformer tout le mécanisme cosmique en un organisme potentiel ou actuel ; à vaincre la nécessité par la liberté, le mécanique par l’organique et la causalité aveugle par une action téléologique ; à rendre la nature humaine.

La tâche de l’économie est justement déterminée par une telle fission de l’être, par la contradiction et la limitation réciproque de la liberté et de la nécessité, de la vie et de la mort. Si la vie absolue, immortelle avait régné dans le monde (et, donc, si l’univers avait intégralement été un organisme), s’il n’y avait pas du tout eu de place en lui pour un mécanisme inanimé avec menace de mort, sa seule forme de causalité aurait été par voie de liberté, c’est-à-dire téléologique. De même, si toute vie était détruite, de telle sorte que le mécanisme n’aurait pas eu de limite, tout aurait été plongé dans la nuit du néant et privé de la lumière de la vie et de la liberté. Or l’actualité de l’être, en tant que conflit entre la vie et la mort, entre la liberté et la nécessité, manifeste par là-même son caractère inachevé, transitoire, l’instabilité de son équilibre que ce processus tend néanmoins à rendre stable. L’économie est l’expression de la lutte de ces deux principes métaphysiques : la vie et la mort, la liberté et la nécessité, le mécanique et l’organique.

Par son progrès, l’économie représente donc une victoire des énergies organisatrices de la vie sur celles, désorganisatrices, de la mort. Mais est-elle remportée sur la mort elle-même, dans son essence métaphysique ? L’économie est bien une lutte contre les forces létales du prince de ce monde, mais est-elle capable d’affronter le prince lui-même ? Est-elle en mesure d’expulser de ce monde la mort et, en la vainquant, de défaire ce qui constitue la condition même de son activité ? où bien n’appartient-il pas à l’économie de guérir le cœur du monde, empoisonné par la mort, et est-ce seulement grâce à un nouvel acte créateur de Dieu, à la puissance de Celui qui « a terrassé la mort par la mort » (hymne pascale), que « sera détruit le dernier ennemi, la mort » ? Nous ne posons cette question suprême que comme une limite logique. Son examen relève de l’eschatologie de l’économie, dont il sera question dans une partie ultérieure du présent ouvrage.

Toutefois, si l’économie est une forme de la lutte que la vie mène contre la mort pour s’affirmer, on est tout aussi fondé à dire qu’elle est une fonction de la mort, qu’elle est causée par la nécessité où est la vie de se défendre. De par sa motivation fondamentale, elle n’est pas une activité libre, car cette motivation est la peur de la mort, propre à tout être vivant. Quelque loin que l’homme n’aille dans son progrès économique, tout en restant le maître, il ne peut se libérer des fers de l’esclave, condamné à mort.





Commentaire/Analyse

Le Père Serge pose ici une question fondamentale à la lumière du Christianisme : l’économie est-elle une sortie de la chute, ou bien une gestion de la chute ? Prenons l’analogie de la prison. L’homme qui s’organise dans sa prison, avec les autres détenus, avec les gardiens, avec toutes les habitudes de la prison, tire le meilleur de ce qu’il peut tirer de la vie en prison. Mais il reste en prison. Celui qui s’évade est dans une démarche tout à fait différente. L’économie a-t-elle à voir avec celui qui purge sa peine ou avec celui qui cherche à s’évader ? Le Père Serge semble bien ici considérer que l’économie c’est purger sa peine. L’évasion est eschatologique, et il en parlera vers la conclusion de son livre. En même temps cette question a été tranchée par le Christ : « on ne peut servir Dieu et l’argent ». Ainsi, doit-on considérer que le Christ nous disait ici que l’argent est par essence mauvais, et que rentrer dans une logique économique, c’est entrer quoi qu’il arrive dans une structure ontologiquement liée au péché ?

Le Père Serge, fort de ce premier axiome de réflexion rappelle néanmoins que la vie, par nature, cherche à se défendre, à prospérer, et qu’il convient aussi de considérer que si l’argent est ontologiquement pécheur, la vie appelle via l’argent à un combat contre la mort. Toute l’articulation qu’il cherche à penser ici, est localisée sur cette contradiction apparente. Un corps vivant quel qu’il soit est porteur de cette contradiction : il va chercher à interagir, à croître, en un mot à vivre, et pourtant il est porteur de cette limite tragique : la mort. Elle le frappera quoi qu’il arrive. L’économie est porteuse de cette nécessité et en même temps de la blessure qui induit la nécessité. En effet elle est la marque que l’homme essaie de rendre le monde plus vivable, plus confortable. Ceci est ce que j’appelle « porteuse de la nécessité ». Sans la logique économique, serions-nous aussi déterminés à « humaniser » notre environnement avec le même empressement ? Mais en même temps, l’économie est porteuse d’une blessure tragique, qui fait qu’elle défigure tout. En effet, si l’on y pense, pourquoi devons nous établir des échanges marchands ? Pourquoi l’homme n’est-il pas motivé uniquement par le don à son prochain ? Sans cette nécessité violente induite par l’absence de participation à l’économie, l’homme meurt, parce que l’homme n’est pas dans le don. Ainsi il a créé tout un système carcéral invisible d’esclavage via la marchandise. Est-ce quelque chose dont on peut se libérer (Marx) ou inhérent à la chute de l’homme (Boulgakov) ?