premier fragment d'Anaximandre : l'apeiron et l'hexameron de Saint Basile de Césarée
Texte original grec du fragment (et traduction)
traduction
Anaximandre, fils de Praxiades de Milet, disciple et successeur de Thales l'ancien disait : le commencement des choses, et le principe qui a appelé (à l'être) les étants est l'infini. Il fut le premier à nommer ainsi le commencement.
il dit que ce n'est pas l'eau, ni aucun autre (élément) qui donne le principe à l'être, mais une substance différente d'eux, infinie, et de qui procède ce qui est devenu les cieux et leurs mondes. Hors des étants, comme il le dit de façon poétique.
Commentaire/Analyse
Le fragment est très court. Je l’ai traduit avec un biais heideggerien assumé (pour les “étants”). Ceci est peut-être faux, mais je poursuis l’intuition exposée dans le premier post sur les présocratiques. Leur oeuvre de référence est celle d’Homère. ils exposent tous différents concepts en faisant référence à un passage de l’Illiade ou de l’Odyssée. Comme nous n’avons que quelques fragments très courts (et très denses à la fois), nous perdons la référence première. Peu importe, car l’important ici est le concept.
Et ce que veut dire Anaximandre est très intéressant dans une étude de la création du monde, car cela rejoint fortement des intuitions patristiques et rabbiniques. Du côté des Pères c’est Saint Basile de Césarée qui dans son Hexameron donne l’interprétation la plus poussée et systématique, bien que de nombreux Pères aient commentés le début du récit de Moïse disponible dans le livre de la Genèse. Du côté des rabbins, de nombreux commentateurs aussi, mais je vais choisir Ramban (Rabbi Moshe Ben Nahman, alias Nahmanide) car ces trois penseurs se rejoignent de façon assez singulière si l’on veut bien observer ce mouvement. Quelle est cette intuition commune ? Qu’entre le rien primordial et notre monde achevé, il y a une étape intermédiaire.
L’apeiron d’Anaximandre, que je rends par infini, ne doit pas être confondu avec Dieu. C’est la chose matérielle dont tout provient. C’est une idée qu’on retrouve beaucoup chez les gnostiques, et cela ne doit pas nous effrayer. Que disent-ils ? que Dieu est un organisateur d’un monde pré existant. Ceci nie le Dieu créateur de la théologie chrétienne, et pose un monde coéternel avec le divin. Ce n’est pas ce que dit Anaximandre. Il n’affirme ou n’infirme cela. Il dit juste qu’avant nous, il y a un autre état du monde.
Basile voit la même chose, dans sa première homélie de l’Hexameron, mais dans une dimension spirituelle et subtile. Qu’importe, il postule un avant nous : il apparaît en effet, que bien avant notre monde exista un ordre de choses que notre esprit peut avoir l’idée, mais dont rien ne peut être affirmé, car c’est un sujet trop élevé pour des gens encore enfants dans le savoir. La naissance du monde fut précédée par un ensemble de conditions satisfaisantes, issues du supranaturel, s’affranchissant des barrières du temps, de l’éternité et de l’infini. Le créateur et démiurge du monde perfectionna son oeuvre, lumière spirituelle de ceux qui aiment le Seigneur, etc Basile pour exprimer infini utilise le mot grec aidiov. On peut conjecturer que l’apeiron est donc autre chose lié à la notion d’infini (on voit ici la richesse du grec par rapport au français).
Ramban déclare dans son commentaire sur la Torah : le Saint-Béni soit-Il créa toute création depuis le néant absolu. Nous n’avons aucun mot dans la langue sainte (l’hébreu) pour exprimer l’idée d’amener à l’être à partir de rien, à part le verbe bara, rendu habituellement par créer. Maintenant, rien de ce qui est ne vient à l’être à partir de rien. Mieux, Dieu amène à l’être à partir d’une essence première qui est sans substance. Mais cette essence a comme propriété de pouvoir amener des choses à l’être, de leur donner forme et de passer du potentiel à l’actuel. C’est la première substance que les grecs appelent hule. Et après ce hule Dieu ne créé plus rien à partir de rien. Il forme et fait des choses, et les perfectionne.
Je n’ai jamais réussi à trouver une référence dans le monde grec par rapport à cette hule. Constatons néanmoins : un rabbin éminent déclare que l’hébreu est moins capable que le grec pour signifier la matière primordiale. L’hébreu a le verbe dans la perspective divine, et le grec possède le terme qui marque le passage du néant et la possibilité de tout. Il me semble, sans forcer le texte, que l’apeiron d’Anaximandre semble correspondre au Hule de Nahmanide. Basile postule que ceci est une essence spirituelle et qu’elle fait partie d’un monde ayant peu de rapport avec le notre. Il nous précède, de la même façon que les présocratiques nous précèdent et semblent amener des concepts hors du néant. Ces concepts sont périlleux car on a vu le résultat désastreux chez les gnostiques. Pour les aborder ici, il faut avoir les pieds solidement plantés en terre patristique… on verra au passage la place éminente du grec dans les choses saintes, seule langue à pouvoir nommer le produit du néant.