Texte original grec du fragment (et traduction)

texte original

ἀλλὰ μὴν οὐδὲ ἓν καὶ ἁπλοῦν εἶναι ἐνδέχεται τὸ ἄπειρον σῶμα, οὔτε ὡς λέγουσί τινες [...] τὸ παρὰ τὰ στοιχεῖα, ἐξ οὗ ταῦτα γεννῶσιν, οὔθ' ἁπλῶς. εἰσὶ γάρ τινες οἳ τοῦτο ποιοῦσι τὸ ἄπειρον, ἀλλ' οὐκ ἀέρα ἢ ὕδωρ, ὡς μὴ τἆλλα φθείρηται ὑπὸ τοῦ ἀπείρου αὐτῶν· ἔχουσι γὰρ πρὸς ἄλληλα ἐναντίωσιν, οἶον ὁ μὲν ἀὴρ ψυχρός, τὸ δ' ὕδωρ ὑγρόν, τὸ δὲ πῦρ θερμόν· ὧν εἰ ἦν ἓν ἄπειρον, ἔφθαρτο ἂν ἤδη τἆλλα· νῦν δ' ἕτερον εἶναί φασι, ἐξ οὗ ταῦτα. νgl. Metaph. Λ 2 [59 Α 61].

traduction proposée

Autrement, il ne peut exister un corps simple et infini. Il ne peut exister non plus, contrairement à ce que certains disent, un corps différent des éléments, dont il ne proviendrait pas, ou qui soit autre. Car certains font de ceci l’infini, à défaut de l’air ou de l’eau, pour qu’ils ne soient détruits pas leur infinité. Les éléments sont en opposition l’un avec l’autre : l’air est froid, l’eau humide et le feu chaud. S’il (l’un des éléments) était l’infini, les autres cesseraient d’exister immédiatement. A présent ils disent que l’infini est autre que les éléments, et que ceux-ci proviennent de cet infini. vgl. metaph. l 2 [ 59 qui 61 ].



Commentaire/Analyse





Je ne reviens pas sur la difficulté de commenter en dehors de tout contexte. Le « autrement » du départ indique qu’on était ici au milieu d’un développement, d’un raisonnement. Mais ce qui importe ici, c’est qu’Anaximandre s’attaque à un des piliers de la théologie et de la philosophie : l’articulation entre fini et infini. Comment penser la jonction des deux ? Comment penser leurs domaines respectifs ? La première difficulté ici est de penser l’infini, ce qui semble au final impossible par essence à un esprit humain, fini. On pourra d’ailleurs se demander si Anaximandre était philosophe ou théologien, et est-ce que la nuance entre les deux était si claire que cela à cette époque ?

Le premier écueil dans cette quête de la pensée c’est de confondre totalité et infini (titre d’un ouvrage de Lévinas pour ceux que cela intéresse). L’esprit humain peut réaliser une abstraction sur la totalité, mais l’infini demande une autre gymnastique. La grande science que sont les mathématiques manipule le concept d’infini et cela montre la dignité de cette discipline.



L’articulation pensée ici par notre philosophe présocratique est la notion de provenance et ce qu’on peut déduire de la notion d’infini. Et l’on voit que ce que dit Anaximandre est beaucoup plus proche de l’Orthodoxie que ce qu’avance Spinoza dans son court traité. Sa démonstration réduit à néant ce panthéisme d’identification de Dieu et du monde : si l’air est froid et que le feu est chaud alors l’un et l’autre ne peuvent être l’infini, car ils coexistent. Or, l’infini ne peut coexister avec un « infini contraire ». Si l’air froid était l’infini, il n’y aurait pas de feu chaud, et vice-versa. Ainsi le monde n’est pas infini. Ce qui est intéressant, que ce soit dans la pensée d’Anaximandre ou dans celle de Spinoza, c’est que sans constater ouvertement la présence de l’infini dans le monde (en tout cas pour Anaximandre, et Spinoza est bien obligé de se battre philosophiquement pour le débusquer dans le réel), ces philosophes pensent l’infini. C’est tout de même étonnant de penser quelque chose que l’on ne voit pas, et que ce quelque chose soit une constante de la pensée humaine. On pourra convenir, sans rien prouver bien entendu, que c’est la notion de négation, d’opposé, d’inverse, qui invite l’homme à penser l’infini. En effet, il pense assez facilement la finitude, de par sa fragilité, sa vieillesse, sa mort, ses erreurs. Et il connaît les opposés : chaud/froid, jour/nuit, paix/guerre, etc. Ainsi il vient naturellement à l’esprit de penser le non fini, soit l’infini. Et de ceci jaillit naturellement la problématique de leur articulation, et surtout de l’origine. Penser l’origine de l’infini revient mécaniquement à commencer à penser Dieu. Ainsi, l’homme est fait pour « penser » Dieu. Le monde entier l’y éduque.

Autre et dernier détail abordé par Anaximandre : l’équilibre. Il constate cette balance entre chaud et froid. Qui fixe cette balance ? Cela peut répondre à sa conclusion d’infini qui fait procéder la création, car il n’y a pas de lien logique évident : ce n’est pas parce qu’il y a l’infini, que le fini procède de lui. Mais puisque le fini est organisé, et que son organisation est immuable, celle-ci est constante, comme l’infini. C’est peut-être pour cela qu’il fait procéder le fini de l’infini. Conjectures et suppositions… En tout cas, une chose est sûre. Dans un monde qui a mis en avant des hommes qui des siècles déjà avant que le Christ ne vienne et ressuscite, pensaient le lien entre fini, et infini, il n’est pas surprenant que ce monde nous ait donné parmi les plus grands esprits pour comprendre ce qu’était le Christ : jonction permanente des deux, en une personne, pont vers l’infini et la béatitude divine.