Le temps est venu de conclure sur Anaximandre, avant de passer à d’autres auteurs et penseurs grecs. J’ai proposé une traduction et un commentaire de tous les fragments à notre disposition. Cela fut possible, justement parce que le nombre de ces fragments est très petit. Mais cela rend également plus complexe la possibilité même du commentaire, quelle qu’en soit la nature. En effet, il n’y a rien de plus trompeur que de prendre une phrase hors de son contexte. Ici, nous savons qu’il nous manque le contexte. Nous devons l’imaginer, le reconstituer. Et chacun projette ses propres idées, croyances et intuitions dans le contexte. On imagine que le philosophe parle de ceci. On croit qu’il affirme cela. Et ce n’est pas parce que je suis conscient du phénomène que j’y échappe. Bien au contraire. Je me garde juste d’affirmer que ceci est la vérité. Je vérifie simplement une thèse au regard des éléments disponibles. J’ai exposé cette thèse en introduction de la série d’articles sur le monde grec. J’étais à la recherche de la raison du miracle théologique, philosophique et culturel grec. J’avais avancé l’idée que le monde hellénique avait été préparé par Dieu à la réception de l’Évangile. La désobéissance d’Israël aurait ainsi comme contrepoids l’adoption puissante du monde grec. Le monde grec aurait aussi des forces internes contraires, hostiles à la révélation. J’avais listé l’œuvre d’Homère comme centrale dans cette préparation, et la pensée philosophique issue de Socrate comme contraire. Les présocratiques seraient le témoignage positif de cette préparation.

Anaximandre, moins connu que son maître Thalès, a néanmoins un apport plus important. Les fragments étudiés sont issus du seul livre ayant traversé l’histoire : « de la nature », qui semble bien vouloir décrire le monde avec une approche scientifique. Anaximandre ne se contentait pas de penser. Il avait aussi une activité scientifique. L’antiquité n’avait pas cette segmentation coupable que nous connaissons aujourd’hui. On lui doit, vraisemblablement l’invention du gnomon, horloge à ombre créée pour l’étude astronomique. Il aurait été l’un des premiers, sinon le premier à dessiner une carte de la terre. Son coup de génie est de voir une terre flottant dans l’espace, alors que toute l’antiquité (Thalès y compris) l’imagine sur reposant sur un support. La pensée biblique est peut-être d’ailleurs davantage du côté de Thalès et du support, si jamais l’on considère que les piliers évoqués par le livre de Job ne sont pas poétiques mais bien littéraux. Il décrit des systèmes orbitaux pour les astres et s’affranchit totalement de la pensée superstitieuse. Le monde n’est plus empli de forces mystérieuses échappant à la pensée humaine. Le monde est observable, ordonné. Si toute sa description est fausse d’un point de vue scientifique, il n’en reste pas moins la démarche qui en est la base : cette capacité de voir le monde ordonné, et donc où la liberté de l’homme puisse s’exercer, cadre parfaitement avec le Dieu de la Bible. En effet, il n’y a pas de liberté possible dans un monde incompréhensible, changeant, et chaotique. C’est parce que je sais que Dieu a créé un monde où j’ai la certitude absolue que le soleil se lèvera demain, que je peux être libre. Je ne suis pas l’esclave de dieux capricieux. Néanmoins, sa description scientifique du monde est tellement fausse, et tellement symbolique en termes de nombre, qu’il me semble qu’il faille plus voir un théologien qu’un scientifique à proprement parler. Anaximandre semble nous dire que le monde est ordonné selon une pensée précise. Une volonté d’ordre, de beauté et de cohérence s’exerce dans le monde. Néanmoins, le fait qu’Anaximandre imagine la terre flottant dans l’espace montre qu’il avait ce génie de retourner les questions. A la question « pourquoi la terre ne tombe pas ? », il substitue « pourquoi devrait-elle tomber ? », qui est un éclair de génie suffisant pour qu’il entre dans l’histoire.



Autre trait de génie, il nomme, à l’origine des choses, un concept : l’apeiron. Difficile à cerner, cet apeiron montre également comment tout est équilibré et organisé. Ce concept montre comment un grand esprit humain essaya de penser l’infini. Anaximandre vient après Hésiode et Homère. Plutôt que de poursuivre avec Anaximène, successeur chronologique d’Anaximandre, je vais maintenant aller aux deux sources du monde grec, pour y confronter ma thèse : Hésiode et Homère. Le second n’est pas à présenter. Le premier est peut-être moins connu. Il s’agit d’un autre pilier de la culture grecque. Il a synthétisé (d’autres diront inventé) toute la cosmogonie grecque. Il est le grand descripteur de tous les dieux grecs : Zeus, Apollon, etc. Il nous faudra regarder ces textes, voir en quoi ils préparent l’Évangile ou au contraire s’y opposent, et voir aussi ce qu’ils disent du monde.