Patrologie grecque

Saint Clément de Rome : première aux corinthiens - chapitre 1 point 4

Texte original (dans la patrologie de Migne) :

Πάντες τε ἐταπεινοφρονεῖτε μηδὲν ἀλαζονευόμενοι, ὑποτασσόμενοι μᾶλλον ἢ ὑποτάσσοντες, ἥδιον διδόντες ἢ λαμβάνοντες. τοῖς ἐφοδίοις τοῦ Χριστοῦ ἀρκούμενοι, καὶ προσέχοντες τοὺς λόγους αὐτοῦ ἐπιμελῶς ἐνεστερνισμένοι ἦτε τοῖς σπλάγχνοις, καὶ τὰ παθήματα αὐτοῦ ἦν πρὸ ὀφθαλμῶν ὑμῶν. οὕτως εἰρήνη βαθεῖα καὶ λιπαρὰ ἐδέδοτο πᾶσιν καὶ ἀκόρεστος πόθος εἰς ἀγαθοποιΐαν, καὶ πλήρης πνεύματος ἁγίου ἔκχυσις ἐπὶ πάντας ἐγίνετο· μεστοί τε ὁσίας βουλῆς, ἐν ἀγαθῇ προθυμίᾳ μετ᾿ εὐσεβοῦς πεποιθήσεως ἐξετείνετε τὰς χεῖρας ὑμῶν πρὸς τὸν παντοκράτορα θεόν, ἱκετεύοντες αὐτὸν ἱλέως γενέσθαι, εἴ τι ἄκοντες ἡμάρτετε. ἀγὼν ἦν ὑμῖν ἡμέρας τε καὶ νυκτὸς ὑπὲρ πάσης τῆς ἀδελφότητος, εἰς τὸ σώζεσθαι μετ᾿ ἐλέους καὶ συνειδήσεως τὸν ἀριθμὸν τῶν ἐκλεκτῶν αὐτοῦ. εἰλικρινεῖς καὶ ἀκέραιοι ἦτε καὶ ἀμνησίκακοι εἰς ἀλλήλους. πᾶσα στάσις καὶ πᾶν σχίσμα βδελυκτὸν ἦν ὑμῖν. ἐπὶ τοῖς παραπτώμασιν τῶν πλησίον ἐπενθεῖτε· τὰ ὑστερήματα αὐτῶν ἴδια ἐκρίνετε. ἀμεταμέλητοι ἦτε ἐπὶ πάσῃ ἀγαθοποιΐᾳ, ἕτοιμοι εἰς πᾶν ἔργον ἀγαθόν. τῇ παναρέτῳ καὶ σεβασμίῳ πολιτείᾳ κεκοσμημένοι πάντα ἐν τῷ φόβῳ αὐτοῦ ἐπετελεῖτε· τὰ προστάγματα καὶ τὰ δικαιώματα τοῦ κυρίου ἐπὶ τὰ πλάτη τῆς καρδίας ὑμῶν ἐγέγραπτο.

Traduction fluide

Tous vous vous montriez modestes, sans arrogance, soumis aux souffrances, préférant donner que prendre. Assistés par les remèdes du Christ, vous gardiez avec soins ses paroles dans vos cœurs et entrailles, et ses souffrances étaient devant vos yeux. De cette façon, une paix profonde et fertile avait été offerte à tous, et votre désir insatiable était de faire des actes vertueux, et une effusion complète de l’Esprit Saint était venue sur vous. Vous étiez pleins d’une volonté pieuse, dans une bonne disposition et une confiance dévote, lorsque vous tendiez les mains vers Dieu tout puissant, suppliant la bienveillance pour ceux qui pèchent de façon involontaire. Agissant jour et nuit pour que soit sauvée toute votre fraternité, par les miséricordes et la conscience de la somme des élus de Dieu. Vous étiez sincères et innocents, sans rancunes les uns pour les autres ? Toute opposition et tout schisme vous était abominable. Vous pleuriez sur les transgressions de votre prochain. Ses déficiences devenaient les vôtres, dans votre jugement. Tous vos actes de vertus étaient sans repentir, « prêts pour toute œuvre bonne » (Tt 3,1). Vous viviez d’une façon vertueuse et honorable, agissant dans la crainte de Dieu. Les commandements et préceptes du Seigneur étaient gravés dans vos cœurs.




Commentaire/Analyse : la paix fertile et messianique





Il est difficile d’apprécier la virtuosité de Clément de Rome ici, si l’on a pas une aisance, une habitude, une familiarité avec l’Écriture Sainte. J’ai mis entre guillemets la citation qui était faite directement d’une épître de Saint Paul, mais il faut bien comprendre, et vous pouvez consulter le texte original que je mets plus haut, il n’y a pas de référence ou de ponctuation particulière permettant de savoir au lecteur de la lettre qu’il s’agit d’une citation. Mais Clément sait que ses lecteurs vont tout de suite faire le lien, et ses lecteurs savent immédiatement faire le lien. Pourquoi ? Parce qu’à cette époque là, ils mémorisaient les textes. De plus, la pratique liturgique pour certains, n’étaient pas exclusivement hebdomadaire, mais beaucoup plus régulière. Ces textes étaient donc lus de temps à autre dans les assemblées de prières, et ils étaient donc familiers à tous.

Mais ce qu’il faut comprendre, est le fait que finalement chaque mot est le lieu d’une familiarité, d’une résonance avec certains passages de l’Écriture. Et les mots sont très souvent polysémantiques (c’est-à-dire avec plusieurs significations). C’est pour cela, je le rappelle une fois de plus, que la lecture littérale est très souvent une illusion, et l’interprétation de la Bible est un art qui demande subtilité et intuition. J’ai sélectionné le mot λιπαρὰ (le « fertile » de la paix profonde et fertile). Pour savoir comment lire un mot, il faut d’abord rechercher toutes ses occurrences. Car lorsque Clément écrit ce terme grec, il a toutes les occurrences en tête, et toutes leurs significations…

Donc λιπαρὰ dans les Écritures se trouve (merci les moteurs de recherche biblique) dans les quatre endroits suivants :

2 Esd 19:35 (Neh 9:35 dans la version hébraïque massorétique) : καὶ αὐτοὶ ἐν βασιλείᾳ σου καὶ ἐν ἀγαθωσύνῃ σου τῇ πολλῇ,ᾗ ἔδωκας αὐτοῖς, καὶ ἐν τῇ γῇ τῇ πλατείᾳ καὶ λιπαρᾷ, ᾗ ἔδωκαςἐνώπιον αὐτῶν, οὐκ ἐδούλευσάν σοὶ καὶ οὐκ ἀπέστρεψαν ἀπὸἐπιτηδευμάτων αὐτῶν τῶν πονηρῶν

Traduit habituellement par : Pendant qu’ils étaient les maîtres, au milieu des bienfaits nombreux que tu leur accordais, dans le pays vaste et fertile que tu leur avais livré, ils ne t’ont point servi et ils ne se sont point détournés de leurs oeuvres mauvaises.

Ju 3:29 : καὶ ἐπάταξαν τὴν Μωαβ ἐν τῇ ἡμέρᾳ ἐκείνῃ ὡσεὶ δέκα χιλιάδας ἀνδρῶν πᾶν λιπαρὸν καὶ πάντα ἄνδρα δυνάμεως καὶ οὐ διεσώθη ἀνήρ

Traduit habituellement par : Ils battirent dans ce temps-là environ dix mille hommes de Moab, tous robustes, tous vaillants, et pas un n’échappa.

Is 30:23 : τότε ἔσται ὁ ὑετὸς τῷ σπέρματι τῆς γῆς σου καὶ ὁ ἄρτος τοῦ γενήματος τῆς γῆς σου ἔσται πλησμονὴ καὶ λιπαρός καὶ βοσκηθήσεταί σου τὰ κτήνη τῇ ἡμέρᾳ ἐκείνῃ τόπον πίονα καὶ εὐρύχωρον

Traduit habituellement par : Alors il répandra la pluie sur la semence que tu auras mise en terre, Et le pain que produira la terre sera savoureux et nourrissant; En ce même temps, tes troupeaux paîtront dans de vastes pâturages.

Apo 18:14 : και η οπωρα σου της επιθυμιας της ψυχης απηλθεν απο σου και παντα τα λιπαρα και τα λαμπρα απωλετο απο σου και ουκετι ου μη αυτα ευρησουσιν

Traduit habituellement par : Les fruits que désirait ton âme sont allés loin de toi; et toutes les choses délicates et magnifiques sont perdues pour toi, et tu ne les retrouveras plus.

Dans Néhémie, il s’agit donc de la fertilité d’une terre. Dans le livre des Juges, de la robustesse de guerriers ennemis à Israël. Dans Isaïe, il s’agit du caractère savoureux du pain produit par la terre. Enfin, dans l’Apocalypse de Jean il s’agit de la délicatesse et du caractère luxueux des choses liées à la Babylone qui sera détruite à la fin des temps. On voit donc qu’il est au final impossible de savoir ce dont il s’agit (dans le spectre des traductions usuelles).



En ce cas, il faut revenir à la source de la source de Clément : La Torah massorétique. Et voir à chaque fois si le terme grec des LXX rend le même terme hébreu. Et c’est effectivement le cas, à savoir des mots conjugués reprenant la racine shmn, à savoir, lorsqu’elle est vocalisée comme dans ces passages là (shaman), signifie riche, gras, abondant. Il y a un verbe également (shamen) qui signifie le fait de cultiver en obtenant quelque chose de shaman (gras, riche, abondant). Mais shmn peut aussi se vocaliser d’autres façons. Il s’agit alors de l’huile. Vous pouvez voir des occurrences dans Gn 28:18 (Et Jacob se leva de bon matin; il prit la pierre dont il avait fait son chevet, il la dressa pour monument, et il versa de l’huile sur son sommet.) et Gn 35:14 (Et Jacob dressa un monument dans le lieu où Dieu lui avait parlé, un monument de pierres, sur lequel il fit une libation et versa de l’huile.). Le terme huile de ces deux versets est le shemen. On y retrouve un lien par la notion de gras, l’huile étant par définition un liquide gras. Mais surtout, l’huile dans le biblique est le liquide sacerdotal, royal, messianique. Le Messie est l’oint, et l’onction est dans le monde physique, réalisée avec une huile. Et si l’on choisit de faire cette jonction herméneutique, la paix évoquée par Clément devient donc d’essence messianique, royale, sacerdotale. Lorsque l’on relit toute la phrase, avec la présence de l’Esprit-Saint, la traduction « messianique » est beaucoup plus probable que « fertile ». Mais l’avantage des lecteurs de Clément, est que quand ils lisent λιπαρὰ, ils voient aussi bien fertile que messianique.