Texte original de Montaigne

Le commandant d’une place assiégée doit-il sortir de sa place pour parlementer?

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Jadis on réprouvait la ruse contre un ennemi.—Lucius Marcius qui commandait les Romains, lors de leur guerre contre Persée, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qui lui était encore nécessaire pour que son armée fût complètement sur pied, fit au roi des propositions de paix qui endormirent sa prudence et l'amenèrent à accorder une trêve de quelques jours, dont son ennemi profita pour compléter à loisir ses armements; ce qui fut cause de la défaite de ce prince et lui coûta le trône et la vie. A Rome, quelques vieux sénateurs, imbus des mœurs de leurs ancêtres, condamnèrent ce procédé, comme contraire à ce qui jadis était de règle. «Alors, disaient-ils, on faisait assaut de courage et non d'astuce; on n'avait recours ni aux surprises, ni aux attaques de nuit, non plus qu'aux fuites simulées suivies de retours inopinés; la47 guerre ne commençait qu'après avoir été déclarée, souvent même après qu'eussent été assignés le lieu et l'heure où les armées en viendraient aux mains. C'est à ce sentiment d'honnêteté que nos pères obéissaient, en livrant à Pyrrhus son médecin qui le trahissait, et aux Phalisques leur si pervers maître d'école. En cela, ils agissaient vraiment en Romains, et non comme d'astucieux Carthaginois, ou des Grecs, qui, dans leur subtilité d'esprit, attachent plus de gloire au succès acquis par des moyens frauduleux que par la force des armes. Tromper l'ennemi est un résultat du moment; mais un adversaire n'est réellement dompté que s'il a été vaincu non par ruse, ni par un coup du sort, mais dans une guerre * loyale et juste, où les deux armées étant en présence, la victoire est demeurée au plus vaillant.» Les sénateurs qui tenaient ce langage honnête, ne connaissaient évidemment pas encore cette belle maxime émise plus tard par Virgile: «Ruse ou valeur, qu'importe contre un ennemi!»

L'emploi à la guerre de toute ruse ou stratagème, dit Polybe, répugnait aux Achéens; une victoire n'était telle, suivant eux, qu'autant que toute confiance en ses forces était anéantie chez l'ennemi. «L'homme sage et vertueux, dit Florus, doit savoir que la seule véritable victoire est celle que peuvent avouer la bonne foi et l'honneur.» «Que notre valeur décide, lisons-nous dans Ennius, si c'est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des événements, destine l'empire.»

Chez certains peuples, de ceux même que nous qualifions de barbares, les hostilités étaient toujours précédées d'une déclaration de guerre.—Au royaume de Ternate, l'une de ces peuplades que nous qualifions sans hésitation de barbares, on a coutume de ne commencer les hostilités qu'après avoir au préalable fait une déclaration de guerre, y ajoutant l'énumération précise des moyens qu'on se propose d'employer: le nombre d'hommes qui seront mis en ligne, la nature des armes (offensives et défensives) et des munitions dont il sera fait usage; mais, par contre, cela fait, si l'adversaire ne se décide pas à entrer en composition, ils se considèrent dès lors comme libres d'user sans scrupule, pour obtenir le succès, de tous les moyens qui peuvent y aider.

Jadis, à Florence, on était si peu porté à chercher à vaincre par surprise qu'on prévenait l'ennemi, un mois avant d'entrer en campagne, sonnant continuellement à cet effet un beffroi, appelé Martinella.

Aujourd'hui, nous admettons comme licite tout ce qui peut conduire au succès; aussi est-il de principe que le gouverneur d'une place assiégée n'en doit pas sortir pour parlementer.—Quant à nous, moins scrupuleux, nous tenons comme ayant les honneurs de la guerre, celui qui en a le profit, et, après Lysandre, estimons que «là où la peau du lion ne peut suffire, il faut y coudre un morceau de celle du renard». Or, comme49 c'est pendant qu'on parlemente et qu'on semble prêts à tomber d'accord, que les surprises se pratiquent le plus ordinairement; nous reconnaissons que c'est surtout dans ces moments, qu'un chef doit particulièrement avoir l'œil au guet; et c'est pour cela qu'il est de règle, chez tous les hommes de guerre de notre temps, «que le gouverneur d'une place assiégée n'en sorte jamais pour parlementer».

Nos pères ont fait reproche aux seigneurs de Montmord et de l'Assigny, défendant Pont-à-Mousson contre le comte de Nassau, d'avoir contrevenu à ce principe.—Par contre, celui-là serait excusable qui sortirait de sa place pour parlementer, mais seulement après avoir pris ses mesures pour, le cas échéant, n'avoir rien à redouter, et que tout incident pouvant se produire, tourne à son avantage.—Ainsi fit le comte Guy de Rangon, qui défendait la ville de Reggium: le seigneur de l'Ecut s'étant présenté pour parlementer, Guy de Rangon s'éloigna si peu de la place, qu'une échauffourée s'étant produite pendant les pourparlers, non seulement M. de l'Ecut et son escorte, dont était Alexandre Trivulce qui y fut tué, eurent le dessous, mais lui-même, pour sa propre sûreté, fut dans l'obligation d'entrer en ville avec le comte qui le prit sous sa sauvegarde. Ce fait est attribué par du Bellay au comte de Rangon; Guicciardin, qui le rapporte également, se l'attribue à lui-même.

Antigone assiégeant Eumènes dans Nora et le pressant d'en sortir pour venir, en personne, parlementer avec lui, alléguant que c'était à lui, Eumènes, à venir le trouver, parce que lui, Antigone, était plus puissant et de rang plus élevé, s'attira cette noble réponse: «Je ne reconnaîtrai personne au-dessus de moi, tant que j'aurai la faculté d'user de mon épée.» Et il ne consentit à aller à lui que lorsque Antigone lui eut donné en otage Ptolémée, son propre neveu.

Exemple d'un cas où le gouverneur d'une place s'est bien trouvé de se fier a son adversaire.—Et cependant, il y en a qui se sont très bien trouvés, en pareille occurrence, d'être sortis en se fiant à la parole de leur adversaire; témoin Henry de Vaux, chevalier de Champagne, qui était assiégé par les Anglais dans le château de Commercy. Barthélemy de Bonnes, qui les commandait, ayant, de l'extérieur, réussi à saper la majeure partie du château, et n'ayant plus qu'à y mettre le feu pour accabler les assiégés sous ses ruines, manda à Henry de Vaux, qui déjà lui avait envoyé trois parlementaires, de venir de sa personne, dans son propre intérêt. Celui-ci vint, et, ayant constaté par lui-même l'imminence de la catastrophe à laquelle il ne pouvait échapper, en sut profondément gré à son ennemi et se rendit à discrétion, lui et sa troupe; le feu ayant alors été mis à la mine, les bois qui étançonnaient les murailles cédèrent et le château croula, ruiné de fond en comble.

Pour moi, j'ai assez facilement foi en autrui; cependant je m'y51 fierais difficilement, si cela pouvait donner à supposer que c'est, de ma part, un acte de faiblesse ou de lâcheté, et non parce que je suis franc et crois à la loyauté de mon adversaire.



Commentaire/Analyse

Cette pensée de Montaigne est très intéressante, car derrière une érudition foisonnante, Montaigne fait preuve d’une certaine naïveté. En effet, il semble regretter la disparition d’un certain panache dans la guerre. C’est la disparition du panache tout court qui a impact sur la guerre, comme sur tout ce à quoi il manque. Bien qu’il ne succombe pas à la chimère adolescente du progrès, Montaigne n’en reste pas moins naïf, car il méconnait l’origine de la guerre, et l’origine du mal ici-bas. Ce sont les mauvais penchants de l’homme guidé par ses passions qui causent les guerres. Les forces du mal n’y sont pas étrangères non plus, bien évidemment. La guerre impose une logique où l’on devient prêt à tout pour triompher. Montaigne a une naïveté qu’on peut constater à de nombreuses reprises dans l’histoire. Nobel par exemple; Inventant la dynamite et étant témoin de son formidable caractère destructeur imagina que l’homme effrayé de pouvoir causer une telle destruction ne l’utiliserait pas. Il se rendit compte ensuite de son erreur et créa le prix qui porte son nom pour oeuvrer pour la paix entre les hommes. La bombe que les USA ont lancé sur le Japon était plusieurs millions de fois plus puissante que la dynamite. La guerre impose une équation machiévalique: il faut gagner quel qu’en soit le prix.

L’histoire de l’homme témoigne d’une suite de guerres ininterrompues, avec une technicité toujours plus grande, ce qui laisse redouter le pire pour la prochaine… La paix est donc un intervalle entre deux moments de guerre. C’est ce qui conduit les Pères à parler de “paix véritable”. Il est intéressant dans ce cadre concernant leur vision de la paix et de la guerre, de voir qu’ils tracent une ligne qui manque à Montaigne, ou dont il sous-estime l’importance : la paix du monde est conditionné par la paix que l’homme établit en lui-même. Lui même est le théâtre d’une guerre sans merci contre les passions. C’est la vision patristique de l’homme microcosme - macrocosme. L’homme renferme toutes les énergies du monde, du cosmos. En lui, se joue ce qu’il se joue dans le monde entier. Il est tout l’univers, en miniature.

Saint Maxime le Confesseur écrit dans sa première centurie, au chapitre 40 : “établissons la paix de la véritable façon : répudiant tout tout alliance mauvaise avec le monde et son dirigeant, cessons au minimum la guerre que nous menons contre Dieu au travers de nos passions. Passons une alliance de paix indestructible avec Lui, en détruisant le corps de péché en nous, cessons notre hostilité envers lui”. Texte très court et très riche. Maxime nous explique qu’il y a une paix véritable, et est donc promotteur du concept de la paix illusoire. On pourra dire qu’une paix illusoire serait une paix qui satisferait le démon, car elle ne met pas sa domination en péril. Succomber à une passion, c’est s’en faire l’esclave et y retomber sans cesse. Il n’y a pas d’autre issue que la guerre sans merci contre ces passions. Maxime fait référence par l’expression corps de péché à ce que Paul expose dans son épitre aux romains : “ει γαρ συμφυτοι γεγοναμεν τω ομοιωματι του θανατου αυτου αλλα και της αναστασεως εσομεθα τουτο γινωσκοντες οτι ο παλαιος ημων ανθρωπος συνεσταυρωθη ινα καταργηθη το σωμα της αμαρτιας του μηκετι δουλευειν ημας τη αμαρτια” rendu par “En effet, si nous sommes devenus une même plante avec lui par la conformité à sa mort, nous le serons aussi par la conformité à sa résurrection, sachant que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché fût détruit, pour que nous ne soyons plus esclaves du péché;” (Rom 6:5-6) L’explication en relation avec la paix est que le corps du péché est la partie physique du péché, et qu’en agissant sur cette partie physique on peut toucher la partie métaphysique du péché. De part cette allusion au corps de péché, il me semble que Maxime fait allusion à l’homme microcosme - macrocosme. C’est d’une grande portée spirituelle : en agissant pour la paix dans sa vie propre, l’homme agit pour la paix dans le monde entier. Ainsi, chaque acte, même celui qui parait le plus insignifiant, a finalement une portée beaucoup plus grande que l’on ne pourrait croire au premier abord. Cela revient à penser qu’un sourire contribue à la paix dans le monde, de façon véritablement efficiente. Sinon se déchaine un mécanisme contre l’homme, pour le ramener à l’ordre : si la paix ne règne pas dans ton coeur, la guerre s’installe dans le monde et elle va t’engloutir toi et ceux que tu aimes. Ainsi es-tu condamné à aimer ou disparaitre. L’hébreu nous aide à penser tout ceci, car dans les nombreux Noms de Dieu, il en est un connu, mais qui ne l’est pas en tant que Nom, c’est shalom : שלום (traité Shabbat page 10A). Cette salutation banale, qui signifie paix, est aussi un Nom de Dieu. Là où est la paix entre les hommes, là est Dieu d’une certaine façon. Le Shalom entre l’homme et Dieu, entre l’homme et l’homme, est divin. La paix est divine.