Texte original de Montaigne

De l’oisiveté

tiré du projet gutenberg ici : http://www.gutenberg.org/files/48529/48529-h/48529-h.htm

L'esprit est une terre qu'il faut sans cesse cultiver et ensemencer; l'oisiveté la rend ou stérile ou fantasque.—De même que nous voyons des terres non cultivées, si elles sont grasses et fertiles, produire à foison des milliers d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour les remettre en état, il faut les travailler et les ensemencer suivant ce que nous en voulons tirer; de même que chez la femme se produisent d'eux-mêmes des flux périodiques de substances sans consistance, qui ne concourent à la génération dans des conditions favorables et naturelles qu'autant que, par l'intervention d'un germe étranger, la fécondation se produit; de même l'esprit, qui n'a pas d'occupations qui le contiennent et l'absorbent, va, de-ci, de-là, à l'aventure, se perdant dans le vague de l'imagination: «Ainsi, lorsque dans un vase d'airain une onde agitée réfléchit les rayons du soleil ou l'image adoucie de la lune, la lumière voltigeant incertaine de tous côtés, à droite, à gauche, monte, descend, frappant les lambris de ses reflets mobiles (Virgile)»; et, en cet état, il n'est ni rêve, ni folie qu'il ne soit capable de concevoir, «se forgeant de vaines illusions, semblables aux songes d'un malade (Horace)». L'âme sans but précis, s'égare; ne dit-on pas, en effet: «C'est n'être nulle part, ô Maxime, que d'être partout (Martial).»

En ces temps derniers, je me retirais dans mon domaine, résolu, autant que cela me serait possible, à ne me mêler de rien, à passer à l'écart et au repos les quelques jours qui me restent encore à vivre. Il me semblait que je ne pouvais me donner plus grande satisfaction, que de laisser mon esprit absolument inactif, vivant avec lui-même, en dehors de toute impression étrangère et se recueillant. J'espérais qu'il pourrait en être ainsi désormais, cette partie de moi-même ayant acquis, avec l'âge, plus de poids et de maturité; mais je m'aperçois que «dans l'oisiveté, l'esprit s'égare en mille pensées diverses (Lucain)»; et qu'au contraire de ce que je m'imaginais, vagabondant comme un cheval échappé, il se crée de lui-même cent fois plus de préoccupations, que lorsqu'il avait un but défini qui ne lui était pas personnel; et il m'enfante les unes sur les autres, sans ordre ni à propos, tant de chimères, tant d'idées bizarres, que pour me rendre compte plus aisément de leur ineptie et de leur étrangeté, je les ai consignées par écrit, espérant, avec le temps, lui en faire honte à lui-même.



Commentaire/Analyse

Cette sentence de Montaigne est intéressante car elle relate une expérience personnelle. Il ne s’agit pas de théorie conceptuelle, mais bel et bien de vécu. Montaigne a expérimenté la vacuité d’un concept très moderne : le repos. Je ne parle pas, bien entendu du repos que l’être mérite après son labeur. Je parle de cette idée parfaitement honteuse qui veut qu’en cessant de penser, nous parvenions à une sorte d’amélioration de notre condition. Ceci, avec le divertissement (au sens pascalien) fait partie des choses que nous devons bannir de nos vies. Dès que nous le pouvons, dès que ce si coercitif système économique, dès que cette démocratie de marché et d’opinion si vulgaire, nous laisse un peu de répit, nous devons au contraire nous prémunir de toute oisiveté ou de tout divertissement, et nous atteler sans relâche à deux activités “intellectuelles” : la prière et l’étude.

Saint Macaire d’Egypte évoque le problème de l’oisiveté dans ces écrits sur la prière : “celui qui est lent à la prière, et paresseux et négligent dans le service de ses frères et dans l’accomplissement d’autres tâches saintes, est explicitement appelé un oisif par l’apôtre, et condamné comme indigne même de son pain. Car Saint Paul a écrit que l’oisif ne doit pas avoir de nourriture”. Saint Macaire fait ici référence à 2 Th 3:10 : “Car, lorsque nous étions chez vous, nous vous disions expressément: Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus.” (και γαρ οτε ημεν προς υμας τουτο παρηγγελλομεν υμιν οτι ει τις ου θελει εργαζεσθαι μηδε εσθιετω). Ici Saint Paul fait référence à un problème de volonté et non à un problème de capacité physique, où là, la situation serait bien différente, c’est tout à fait évident. Celui qui ne veut rien, n’a droit à rien. Montaigne semble faire écho aux paroles de l’Apôtre : en ne voulant rien penser, on en arrive à ne rien penser, ou en tout cas rien de construit.

Nous sommes invités à considérer le cerveau comme une sorte de muscle : il faut le faire travailler régulièrement. Qu’est-ce que cela veut dire pour un chrétien orthodoxe qui veut honorer son baptême avec sérieux ? Lire les écritures, lire la vie des saints, lire les paroles des saints. Un bon moyen pour bien commencer : débancher votre téléviseur si vous en avez encore un. Nous pouvons prendre le très faible risque de louper l’émission qui comparera les théologies des Pères cappadociens…