Texte original de Montaigne

Ce n’est qu’après la mort qu’on peut apprécier si durant la vie on a été heureux ou malheureux.

tiré du projet gutenberg ici : http://www.gutenberg.org/files/48529/48529-h/48529-h.htm

Ce n'est qu'après notre mort, qu'on peut dire si nous avons été heureux ou non; incertitude et instabilité des choses humaines.—«Il ne faut jamais perdre de vue le dernier jour de l'homme, et ne déclarer personne heureux, qu'il ne soit mort et réduit en cendres (Ovide).»—Les enfants connaissent sur ce sujet l'histoire du roi Crésus: Crésus, fait prisonnier par Cyrus, était condamné à mort; aux approches du supplice, il s'écria: «O Solon! Solon!» Cette exclamation rapportée à Cyrus, celui-ci s'enquit de sa signification, et Crésus lui apprit qu'à son grand détriment, il confirmait la vérité d'une maxime qu'autrefois Solon lui avait exprimée: «Que les hommes, quelles que soient les faveurs dont la Fortune les comble, ne peuvent être réputés heureux, tant qu'on n'a pas vu s'achever le dernier jour de leur vie»; et cela, en raison de l'incertitude et de l'instabilité des choses humaines, qu'un rien suffit à changer du tout au tout.—Dans ce même ordre d'idées, Agésilas répondait à quelqu'un qui trouvait un roi de Perse heureux d'être, fort jeune, maître d'un si puissant État: «Oui, mais Priam, à son âge, n'avait pas encore été atteint par le malheur.»—N'a-t-on pas vu des rois de Macédoine, successeurs d'Alexandre le Grand, aller finir à Rome, comme menuisiers et comme greffiers; des tyrans de Sicile devenir maîtres d'école à Corinthe; un conquérant de la moitié du monde, chef suprême de tant d'armées, en être réduit à ce degré d'humiliation, de devoir supplier des hommes de rien, officiers du roi d'Égypte! c'est pourtant ce que coûtèrent au grand Pompée les cinq ou six derniers mois de sa vie.—Du temps de nos pères, on a vu Ludovic Sforza, dixième duc de Milan, qui avait si longtemps agité toute l'Italie, mourir captif à Loches; et ce qui a été le pire de son malheur, après y avoir été détenu pendant dix ans.—La plus belle des reines, veuve du plus grand roi de la Chrétienté, ne vient-elle pas, indigne et barbare cruauté! de mourir par la main du bourreau?—Ces exemples existent par milliers; car, de même que les orages et les tempêtes s'acharnent jalousement contre ceux de nos plus beaux édifices, se distinguant par leur élévation, il semble qu'il y ait aussi là haut des esprits envieux des grandeurs d'ici-bas: «Tant il est vrai qu'une force secrète renverse les choses humaines et se fait un jeu de fouler aux pieds l'orgueil des faisceaux et briser les haches consulaires (Lucrèce)!» On dirait que quelquefois la Fortune guette, à point nommé, le dernier jour de notre vie, pour nous faire sentir le pouvoir qu'elle a de renverser en un moment ce qu'elle a mis de longues années à édifier, et nous amener à crier avec Laberius: «Ah! ce jour! c'est un jour en trop de ce que j'aurais du vivre (Macrobe)!»

En quoi consiste le bonheur en ce monde.—Aussi peut-on admettre avec raison la maxime si juste de Solon; mais, comme c'est un philosophe pour lequel les faveurs et les disgrâces de la Fortune ne comptent ni comme chose heureuse, ni comme chose malheureuse, qu'il tient la grandeur et la puissance comme des accidents à peu près sans importance dans notre vie, il est vraisemblable qu'il voyait plus loin encore, et qu'il a voulu dire par là que ce bonheur de notre existence, qui dépend de la tranquillité et du contentement d'un esprit juste, de la résolution et de la fermeté d'une âme maîtresse d'elle-même, ne doit jamais être considéré comme acquis à l'homme, qu'on ne lui ait vu jouer le dernier acte, indubitablement le plus difficile, de la comédie qu'est notre existence en ce monde.

Le jour de notre mort est le seul qui permette d'émettre un jugement sur tous les autres jours de notre vie.—Pour tout le reste, nous pouvons dissimuler; tenir, en philosophes, de beaux discours de pure forme; avoir la possibilité de conserver la sérénité de nos traits en présence d'accidents qui nous atteignent, sans nous frapper au cœur; mais à cette dernière scène entre la mort et nous, il n'y a plus à feindre, il faut s'expliquer nettement en bon français, et montrer ce qu'il y a de réel et de bon au fond de nous-mêmes. «Alors la nécessité nous arrache des paroles sincères, alors le masque tombe, et l'homme reste (Lucrèce).» Voilà pourquoi, à ce dernier moment, se rapportent tous les autres actes de notre vie, dont il est la pierre de touche; c'est le maître jour, celui duquel relèvent tous les autres; en ce jour, dit un ancien, se jugera tout mon passé. Je remets à la mort de prononcer sur ce qu'ont été mes actions; par elle, on verra si mes discours partent de la bouche ou du cœur.

Il en est qui terminent par une mort honorable des existences passées dans le mal.—Combien ont dû à la mort, la réputation d'avoir bien ou mal vécu!—Scipion, beau-père de Pompée, releva par une belle mort la mauvaise opinion qu'il avait donnée de lui, sa vie durant.—Epaminondas, auquel on demandait qui des trois il estimait le plus, de Chabrias, d'Iphicrates ou de lui-même, répondit: «Pour se prononcer, il faut d'abord voir ce que sera notre mort»; et, quant à lui, ce serait lui faire grand tort, que de le juger sans tenir compte de sa mort si honorable et si pleine de grandeur.—Dieu en agit comme il lui plaît; mais de mon temps, trois personnes des plus exécrables que j'ai connues, dont la vie n'avait été qu'une suite d'abominations et d'infamies, ont eu des morts convenables; telles sous tous rapports, qu'en aucune circonstance on ne peut désirer mieux. Il est des fins glorieuses, on peut même dire heureuses: j'ai vu la mort interrompre, à la fleur de l'âge, une existence appelée aux plus brillantes destinées et qui y marchait à grands pas; cette existence a pris fin dans des conditions telles, qu'à mon avis, la réalisation même des desseins que son ambition et son courage pouvaient légitimement lui faire concevoir, ne pouvait la porter aussi haut qu'elle l'a été du fait même de sa mort. Elle l'éleva, sans qu'il le réalisât, au but qu'il avait convoité, et cela plus glorieusement qu'il ne pouvait le désirer et l'espérer; il dépassa en mourant le haut rang et l'illustration qui avaient été l'objet de toutes ses aspirations.—Quand il s'agit de porter un jugement sur la vie d'autrui, je regarde toujours comment elle s'est terminée; quant à la mienne, je me suis surtout appliqué à ce qu'elle s'achève bien, c'est-à-dire tranquillement et sans éclat.


Commentaire/Analyse





Montaigne aborde ici le sujet qui lui vaut ses plus belles lignes. Le chapitre suivant (“philosopher, c’est apprendre à mourir”), traitant du même sujet, est probablement un des passages les plus marquants de ce chef d’œuvre que sont les Essais. Il l’aborde en dehors de tout système philosophique et si son oeuvre n’est chrétienne que de façon très périphérique, sur la mort il prend des accents plus proches du coeur de la foi. Il apprivoise quelque peu cette destination angoissante de l’humanité, et on peut y retrouver ce souhait exprimé par la divine liturgie orthodoxe : le souhait d’une mort paisible et sans honte. Montaigne déroule ici sa pensée en quatre phases. Premièrement, il faut être passé par la mort pour juger d’une existence humaine. Ensuite, l’appréciation du bonheur ne pourra se jouer qu’en incorporant la mort à cette appréciation. Montaigne déclare ensuite que la mort est ce qui permet de juger de l’entièreté d’une existence. Enfin il donne l’exemple de mort qui renversent une vie passée dans le mal.

Montaigne, dans ces quatre développements touche des vérités d’une grande profondeur. La mort, sans qu’elle n’exerce pour autant une fascination morbide, est une chose centrale dans la vie de ceux qui vivent une vie en Christ. La mort signifie le retour à Dieu. Elle est le sens de toute la vie. Elle est le moment de vérité absolu. De la même façon que les discours permettent parfois aux gens de se cacher, de se déguiser, il y a des activités humaines qui ne permettent pas le mensonge. Prenons l’exemple du piano. Quelqu’un peut vous décrire combien d’années il a pratiqué dans une école de musique ou auprès d’un maître. Mais vient le moment où il doit jouer. Et là, c’est la vérité crue qui parle. Sait-il jouer du piano, ou pas ? La mort a cette vérité crue mais sur toutes les dimensions de l’être. Le Christianisme nous enseigne par la Résurrection, qu’il y a des morts qui semblent des échecs et qui sont des triomphes. Le Christianisme nous enseigne par l’épisode du Larron dans l’Évangile selon Saint Luc, qu’un homme peut passer toute sa vie dans le mal et gagner le Royaume en quelques minutes. Ce Larron est l’incarnation absolue de ce que la tradition chrétienne appelle metanoia : il s’agit d’un retournement complet de l’être. Le voyage dans l’autre sens est possible. La tradition rabbinique rapporte ainsi l’histoire d’un cohen gadol (grand prêtre) qui a été un véritable saint pendant 80 ans, et puis qui à la fin de son existence a basculé dans l’hérésie et l’idolâtrie. Les textes nous enseignent que le Larron a gagné le monde futur, et que le grand prêtre l’a perdu. Ainsi, c’est notre orientation au moment de la mort qui donne l’orientation de l’éternité qui s’ouvre derrière. La justice divine est en cela déroutante pour une conscience humaine.



Voyons maintenant un exemple philocalique d’une vision patristique de la mort : “lorsque tu es assis dans ta cellule, n’agis pas de façon irréfléchie et paresseuse. Saint Marc l’ascète a dit ‘voyager sans direction est un effort perdu’. A la place, travaille avec un but, concentre ton intellect et tourne en permanence ton regard vers la dernière heure avant la mort. Rappelle toi la vanité du monde, combien il est décevant, malade et sans intérêt; réfléchis sur l’effroyable jugement à venir, combien les gardiens brutaux des péages te mettrons devant tes actions, paroles et pensées, une par une. Souviens toi des châtiments infernaux et la condition des âmes prisonnières. Rappelle toi aussi du jour de la Résurrection générale et du jugement dernier, lorsque nous passerons devant Dieu, le juge infaillible. Souviens toi de la punition qui frappe les pêcheurs, les reproches et réprobation de la conscience, comment ils seront jetés dans un feu éternel, pour le ver qui ne meurt pas…” (St Théodore le grand ascète, centurie spirituelle, ch 57).

La cellule fait ici référence à la petite pièce qu’occupe le moine dans le monastère, et bien évidemment pas le lieu du prisonnier dans la prison. Personne n’est obligé d’aller dans un monastère, et peut en partir quand il le souhaite. La mention des péages mérite également explication. Il s’agit d’une croyance très répandue dans le monde orthodoxe, due à une vision de la bienheureuse Théodora vers le dixième siècle, qui voit la montée de l’âme vers Dieu après la mort, segmentée par des péages tenus par des démons qui ne laisseront passer que les gens irréprochables sur le sujet du péage (hérésie, mensonge, manque de compassion, etc) ou en échange de bonnes actions accomplies dans leur existence. Le passage important en relation avec le sujet de Montaigne est la façon dont ce saint Père nous appelle à ne jamais oublier la mort, à ne jamais la sous-estimer, à ne pas la perdre du vue ne serait-ce qu’un seul instant. Rien n’est plus grave que de vivre comme si l’on allait jamais mourir.