Texte original de Montaigne

De la modération.

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Pas de pensée 28, voir le commentaire

Il faut de la modération, même dans l'exercice de la vertu.—Comme si nous avions le toucher infectieux, il nous arrive de corrompre, en les maniant, des choses qui par elles-mêmes sont belles et bonnes. La vertu peut devenir vice, si nous y apportons un désir par trop âpre et par trop violent. Ceux-là jouent sur les mots, qui disent qu'il n'y a jamais excès dans la vertu, parce qu'il n'y a plus vertu là où il y a excès: «Le sage n'est plus sage, le juste n'est plus juste, si son amour pour la vertu va trop loin (Horace).»—C'est là une subtilité de la philosophie; on peut avoir un amour immodéré pour la vertu et être excessif dans une cause juste; l'apôtre préconise à cet égard un juste milieu: «Ne soyez pas plus sage qu'il ne faut, mais apportez de la sobriété dans la sagesse (S. Paul).» J'ai vu un grand de ce monde porter atteinte à la religion, en se livrant à des pratiques religieuses outrepassant ce qui convient à un homme de son rang. J'aime les natures tempérées et se tenant dans un moyen terme; dépasser la mesure, même dans le bien, s'il ne me blesse, m'étonne, et je ne sais quel nom lui donner. Je trouve plus étrange que juste la conduite de la mère de Pausanias qui, la première, le dénonça et apporta la première pierre pour sa mise à mort. Je n'approuve pas davantage le dictateur Posthumius faisant mourir son fils qui, dans l'ardeur de la jeunesse, sortant des rangs, avait poussé à l'ennemi et s'en était tiré à son honneur; je ne suis porté ni à conseiller, ni à suivre une vertu si sauvage et qui coûte si cher. L'archer qui dépasse le but, manque son coup, tout comme celui qui n'y arrive pas; ma vue se trouble et je n'y vois pas davantage lorsque, tout d'un coup, je suis en pleine lumière ou que je tombe dans l'obscurité.

La philosophie aussi, poussée à l'extrême, comme toutes autres choses, est préjudiciable.—Platon fait dire à Calliclès que la philosophie poussée à l'extrême est préjudiciable, et il conseille de ne pas s'y adonner au delà de ce qu'elle est profitable. Pratiquée avec modération, elle est agréable et commode; mais si on en outrepasse les limites, elle finit par rendre l'homme sauvage et vicieux, dédaigneux de la religion et des lois qui nous régissent, ennemi de la bonne société, des voluptés permises, incapable de toute fonction publique, de secourir autrui, de se secourir soi-même, dans le cas d'être souffleté par n'importe qui. Calliclès dit vrai; portée à l'excès, la philosophie asservit notre franchise naturelle et, par une subtilité hors de propos, nous fait dévoyer de cette belle voie plane que la nature nous trace.

Dans tous les plaisirs permis, entre autres dans ceux du mariage, la modération est nécessaire.—L'amitié que nous portons à nos femmes est très légitime; la théologie ne laisse pourtant pas de la contenir et de la restreindre. Il me semble avoir lu autrefois dans saint Thomas un passage où, entre autres raisons de prohibition du mariage entre parents à des degrés rapprochés, il donne celle-ci: qu'il y aurait à craindre que l'amitié portée à une femme dans ces conditions soit immodérée; parce que si l'affection entre mari et femme existe entre eux pleine et entière, ainsi que cela doit être, et qu'on y ajoute encore celle résultant de la parenté, il n'y a pas de doute que ce surcroît n'entraîne le mari au delà des bornes de la raison.

Les sciences qui régissent les mœurs, telles que la théologie et la philosophie, se mêlent de tout; il n'est pas un acte privé et secret dont elles ne connaissent et qui échappe à leur juridiction. Bien mal avisés sont ceux qui censurent cette ingérence de leur part; en cela, ils ressemblent aux femmes, disposées à se prêter autant qu'on veut à toutes les fantaisies dont on peut user avec elles, et qui, par pudeur, ne veulent pas se découvrir quand la médecine a à intervenir. Que les maris, s'il y en a encore qui soient trop acharnés dans ces rapports, sachent donc que ces sciences posent en règle que le plaisir même qu'ils éprouvent avec leurs femmes est réprouvé, s'ils n'y apportent de la modération, et qu'on peut, en pareil cas, pécher par sa licence et ses débordements, comme dans le cas de relations illégitimes. Les caresses éhontées auxquelles, à ce jeu, la passion peut entraîner dans le premier feu de nos transports, sont non seulement indécentes, mais employées avec nos femmes sont très dommageables. Qu'au moins ce ne soit pas par nous qu'elles apprennent l'impudeur; pour notre besoin, elles sont toujours assez éveillées. Je n'en ai jamais agi, quant à moi, que de la façon la plus naturelle et la plus simple.

Le mariage est une liaison consacrée par la religion et la piété; voilà pourquoi le plaisir qu'on en tire, doit être un plaisir retenu, sérieux, empreint de quelque sévérité; ce doit être un acte de volupté particulièrement prudent et consciencieux. Son but essentiel étant la génération, il y en a qui doutent, lorsque nous n'avons pas espérance de ce résultat, comme dans le cas où la femme est hors d'âge ou enceinte, qu'il soit permis d'en rechercher l'embrassement; c'est, d'après Platon, commettre un homicide. Chez certaines nations, notamment chez les Musulmans, avoir des rapports sexuels avec une femme enceinte, est une abomination; il en est qui réprouvent de même tout rapprochement avec une femme aux époques où, périodiquement, le sang la travaille.—Zénobie n'acceptait pas de relations avec son mari, au delà de ce qui était nécessaire pour donner satisfaction à ses aspirations à la maternité; cela fait, elle le laissait libre de se distraire avec d'autres, pendant tout le temps de sa grossesse, lui faisant seulement une obligation de revenir à elle quand elle était en état de recommencer; c'est là un brave et généreux exemple dans le mariage.—Il est probable que c'est à quelque poète sevré et affamé de ces jouissances, que Platon emprunte cette narration: Jupiter, un jour, était en un tel état de surexcitation auprès de sa femme que, n'ayant pas la patience d'attendre qu'elle eût gagné sa couche, il la renversa sur le plancher et, dans la violence du plaisir, oublia les grandes et importantes résolutions qu'il venait, en sa cour céleste, de prendre de concert avec les autres dieux; et se vantait que ce rapprochement lui avait procuré des sensations aussi agréables que celles qu'il avait ressenties lorsque, la première fois, il lui avait, en cachette de leurs parents, pris sa virginité.

Les rois de Perse admettaient leurs femmes à leur tenir compagnie à leurs festins; mais quand le vin commençait visiblement à échauffer les têtes, qu'ils ne pouvaient plus contenir leurs désirs voluptueux, ils les renvoyaient dans leurs appartements privés, pour qu'elles ne participassent pas à leurs appétits immodérés, et faisaient venir à leur place des courtisanes vis-à-vis desquelles ils n'étaient pas tenus à avoir le même respect. Certaines gens ne peuvent convenablement se permettre tous les plaisirs et recevoir toutes les satisfactions quelle qu'en soit la nature: Epaminondas avait fait incarcérer un jeune débauché; Pélopidas lui demanda de le mettre en liberté en sa faveur. Epaminondas refusa et l'accorda à sa maîtresse qui, elle aussi, l'en avait prié, disant que «c'était une satisfaction due à une amie et non à un capitaine».— Sophocle étant préteur avec Périclès pour collègue, lui fit en voyant par hasard passer un beau garçon: «Oh, le beau garçon que voilà!»—«Une telle exclamation serait permise, dit Périclès, à tout autre qu'à un préteur qui doit être chaste, non seulement dans ses actions, mais aussi dans ses regards.»— L'empereur Ælius Verus répondit à sa femme qui se plaignait de ce qu'il la délaissait pour aller faire l'amour avec d'autres femmes, que «c'était par conscience, le mariage étant un acte honorable et digne et non de folâtre et lascive concupiscence».—Notre histoire ecclésiastique a conservé et honoré la mémoire de cette femme qui répudia son mari, ne voulant ni se prêter à ses attouchements trop irrespectueux et immoraux, ni les souffrir. En somme, il n'y a si légitime volupté dont l'excès et l'intempérance ne soient blâmables; mais à parler sans feinte, l'homme n'est-il pas un être bien malheureux? C'est à peine s'il existe un plaisir, un seul dont la nature lui concède la jouissance pleine et entière, et sa raison lui commande de n'en user qu'avec modération. Il n'est pas assez misérable, il faut encore que l'art et l'étude viennent accroître sa misère: «Nous avons travaillé nous-mêmes à aggraver la misère de notre condition (Properce).»

Par des privations et des souffrances on croit guérir ou calmer les passions, c'est là donner dans des excès d'autre nature.—La sagesse humaine s'ingénie bien sottement à restreindre le nombre et la douceur des voluptés que nous pouvons goûter, tandis qu'elle agit d'une façon heureuse et judicieuse en usant d'artifice pour nous dissimuler, nous enguirlander les maux de l'existence et atténuer ce que nous en pouvons ressentir. Si j'avais été chef de secte, j'eusse suivi sur le premier point une voie plus naturelle, qui est aussi plus vraie, plus commode et plus parfaite, et peut-être aurais-je réussi à la contenir, quoique nos médecins, ceux de l'esprit aussi bien que ceux du corps, comme s'ils s'étaient entendus, ne considèrent comme pouvant procurer la guérison et soulager nos maladies morales et physiques, que les tourments, la douleur et la peine. C'est pour cela qu'ont été inventés les veilles, les jeûnes, les cilices, les exils lointains et volontaires, la prison perpétuelle, les verges et autres afflictions, sous condition que ce soient de réelles afflictions, qu'il en résulte de pénibles mortifications et non comme ce qui en advint à un certain Gallio qui, exilé dans l'île de Lesbos, y menait joyeuse vie. On fut averti à Rome que ce qu'on lui avait imposé pour le punir, tournait ainsi à sa commodité; on se ravisa alors et on le rappela auprès de sa femme et de sa famille, lui ordonnant de s'y tenir, réglant ainsi la nature de sa punition sur l'effet qu'il en pouvait éprouver. Et, en vérité, ce ne serait plus un régime salutaire que le jeûne, pour celui dont la santé et l'allégresse n'en deviendraient que plus vives; ou que le poisson, pour celui qui le préférerait à la viande; de même que dans l'autre genre de médecine les drogues sont sans effet pour qui les prend avec goût et plaisir, l'amertume et la difficulté à les prendre aident au résultat qu'elles produisent. La rhubarbe perdrait son efficacité vis-à-vis d'un tempérament qui l'accepterait trop facilement; il faut pour qu'il opère que le remède excite l'estomac; la règle qui veut que chaque chose soit guérie par son contraire est ici en défaut, c'est le mal qui guérit le mal.

C'est à ce sentiment qu'il faut rattacher les sacrifices humains généralement pratiqués dans les temps passés et qui subsistaient également en Amérique lors de sa découverte.—Ce sentiment a quelque rapport avec cet autre qui remonte si haut et qui était universellement pratiqué dans toutes les religions, par suite duquel on s'imaginait se concilier le ciel et la nature par des sacrifices humains.—Non loin de nous, du temps de nos pères, Amurat, lors de la prise de l'isthme de Corinthe, immola six cents jeunes gens grecs à l'âme de son père, afin que ce sang servît de sacrifice expiatoire pour racheter les fautes du trépassé.—Dans ces contrées nouvelles, découvertes à notre époque, encore pures et vierges comparées aux nôtres, il est de coutume partout que toutes les idoles soient abreuvées de sang humain, parfois avec des raffinements horribles de cruauté. Les victimes sont brûlées vives, et, lorsqu'elles sont à moitié rôties, on les retire du brasier pour leur arracher le cœur et les entrailles; ailleurs, on les écorche vives et de leur peau sanglante on en revêt ou on en masque d'autres, et on en agit ainsi même quand les victimes se trouvent être des femmes. Cela donne lieu parfois à de remarquables exemples de constance et de résolution; ces malheureux, vieillards, femmes, enfants, destinés à être immolés, vont, quelques jours avant, quêtant eux-mêmes les aumônes pour l'offrande qui doit accompagner leur sacrifice et se présentent à la boucherie, chantant, dansant de concert avec les assistants. Les ambassadeurs du roi de Mexico, voulant donner à Fernand Cortez une haute idée de la puissance de leur maître, après lui avoir dit qu'il avait trente vassaux, que chacun pouvait réunir cent mille guerriers et que lui-même résidait dans la ville la plus belle et la plus forte qui existât au monde, ajoutèrent qu'il était tenu envers les dieux à leur sacrifier cinquante mille hommes par an. Ils dirent même qu'il se maintenait en état de guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour exercer la jeunesse de son empire, mais surtout pour pouvoir fournir à ces sacrifices avec des prisonniers de guerre.—Ailleurs, dans un bourg, à l'occasion de la venue de ce même Fernand Cortez, on sacrifia d'une seule fois cinquante hommes en son honneur.—Encore un fait: quelques-uns de ces peuples vaincus par lui, lui envoyèrent une députation pour reconnaître son autorité et rechercher son amitié; ces messagers lui offrirent des présents de trois sortes, en lui disant: «Seigneur, voilà cinq esclaves: si tu es un dieu fier, qui se nourrisse de chair et de sang, mange-les, nous ne t'en aimerons que davantage; si tu es un dieu débonnaire, voilà de l'encens et des plumes; si tu es un homme, prends les oiseaux et les fruits que voici.»


Commentaire/Analyse





un paragraphe très riche du point de vue du commentaire théologique. Je n’ai pas produit de commentaire sur la pensée précédente (28) car il s’agit d’extraits de poésie de La Boétie, poésie adressée à la femme de celui-ci, et ceci, par nature ne se commente pas. Je passe donc directement à cette pensée (29) qui est dédiée à la modération. Il déclare que la modération en tout est de mise, et qu’il peut même y avoir de l’excès dans les vertus. Ceci est-il applicable à l’amour ? Peut-on aimer modérément ? Cela dépend de ce que l’on met derrière le mot modéré. S’il s’agit de la modération de l’intensité, alors Montaigne a tort. Souvenons-nous que Dieu vomît les tièdes (“Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche.” Ap 3:16). Cette idée de modération de l’intensité ne me semble d’ailleurs pas être ce que veuille exprimer ici l’auteur. Ce qu’il veut exprimer me semble davantage être un équilibre entre toutes les vertus, et un équilibre dans la circulation de l’amour. Prenons un exemple trivial. Pour la bague de fiançailles d’un jeune couple qui se destine au mariage, ce à quoi nous appelle Montaigne est la chose suivante : il n’est pas bon de mettre une somme dérisoire, ce qui reviendrait à dire que cette union est sans valeur, mais il n’est pas bon non plus que le futur marié se ruine et s’endette dangereusement pour acheter la bague. Ce n’est même pas de « l’intérêt » de la future mariée, qui se retrouverait avec une vie de dettes comme horizon financier de son couple. C’est aussi une manifestation de l’amour que de bâtir ce couple dans la durée. Ce serait aussi un manque d’amour que de ramener tout à l’achat de cette bague, à cet unique instant, plutôt que de considérer l’union dans sa durée. Voilà, me semble-t-il la modération à laquelle Montaigne fait allusion. Toutes les citations liées à la modération se rapportent toujours à la problématique de la durée : le manque de modération est ce qui handicape la possibilité de la durée. Les fols en Christ ne rentrent pas dans cette catégorie. Ils sont dans une démarche solitaire, n’entraînent pas de famille dans leur quête particulière de la sainteté, et ne mettent en danger que des conventions sociales, du confort, mais pas leur existence même. Le sacrifice de l’existence même, peut être un exemple d’absence de modération pour Montaigne, mais ceci est quelque chose ayant trait avec le martyre, concept, nous l’avons vu, totalement étranger à Montaigne. Le martyre implique néanmoins, le plus souvent, une dimension de volontariat. On considère également que quelqu’un mourant à cause du Christ, mais sans être volontaire pour cette mort, est considéré pleinement comme martyr. A ce titre, l’épisode communiste est intéressant : la plupart des martyrs n’ont pas eu le loisir d’avoir à choisir entre l’apostasie et le Christ, car ont été tué de facto par les bolcheviques. Le communisme dans sa traduction politique russe peut-il être considéré comme une immodération de l’amour ayant une traduction politique meurtrière ? Ceci est un sujet en soi que je développerai plus tard dans des billets consacrés plus pleinement à ce sujet.

Montaigne passe ensuite à un sujet de la plus haute importance théologique : le mariage. Ce n’est pas la première fois qu’il le voit comme le lieu de la modération. Il avait dit qu’il ne pouvait être le lieu d’une passion amoureuse dévorante. Il montre un exemple passionnant d’interdiction matrimoniale : il serait ainsi interdit à un homme et une femme, liés par des liens familiaux trop proches, de s’unir selon ce sublime sacrement. Pourquoi ? Citant Thomas d’Aquin il répond que l’affection amoureuse se conjuguerait à l’affection familiale, et se serait trop pour l’homme. Très intéressant à deux points de vue : seul l’homme serait atteint par ce « trop » d’amour, et les deux affections s’additionneraient pour devenir quelque chose de véritablement trop grand à gérer. Très intéressant à recouper avec la théologie laissée par la Bible. Thomas d’Aquin et Montaigne ne sont pas des sources de la plus grande fiabilité théologique, c’est le moins qu’on puisse dire, mais toute intuition est toujours bonne à mesurer. L’homme est créé avant la femme, et la création va dans le sens de la perfection. Ainsi, d’un certain point de vue la femme est plus parfaite que l’homme, au sommet de la création. Cela peut donc se traduire par le fait de donner la vie, et par le fait de savoir gérer plus d’amour que l’homme. Ainsi, la femme serait capable de plus grandes amplitudes émotionnelles. Il faudra noter que l’interdiction du mariage entre personnes de la même famille a davantage à voir avec la nation d’altérité. Le mariage est le symbole de la relation à Dieu. Ainsi, comme Dieu est tout autre, le conjoint (ou la conjointe), doit être tout autre : autre sexe, autre famille, autre clan, etc. C’est pourquoi l’Église ne saurait reconnaître le mariage homosexuel, symbole de stagnation dans le même.

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Montaigne enchaîne ensuite, de façon très pudique, mais relativement clairement, sur des notions de sexualité, et sur les limites que celle-ci doit connaître. Et on voit ici pour lui une convergence de la philosophie et de la théologie pour appeler à la modération dans l’activité sexuelle. Il serait bon que les apôtres de la jouissance sans entrave relisent quelque peu Montaigne, ne serait-ce que pour voir que la limitation de la sexualité n’est pas une obsession religieuse chrétienne, mais bien partagé par des penseurs peu ou pas chrétiens. Nombreux sont ceux qui ont essayé de penser la sexualité, tels que Freud qui y a vu une notion centrale du comportement humain. Freud se veut, d’une certaine façon une réponse, une inversion à tout ce que promeut le monde qui l’a précédé : la sexualité doit être contenue, maîtrisée, sublimée. Freud marque la bascule vers autre chose, où finalement la sexualité est vue comme quelque chose d’indomptable, aussi naturel que la faim et la soif, et à laquelle on ne peut que s’adonner, sous peine de grave dérèglements psychiques. Combien sont ceux qui pensent que les prêtres pédophiles qui ravagent les rangs de l’organisation catholique romaine, le sont devenus à cause d’une chasteté mortifère ? Freud, bien qu’ayant nombre de bonnes intuitions, répond systématiquement à côté, et l’intuition moderne parallélisant nourriture et sexualité est bonne au final : grand restaurant ou junk food ? vingt repas par jours ou ce qu’il faut ? Les prêtres pédophiles ne le sont pas devenus à cause de la chasteté. Ils ne sont pas devenus pédophiles parce que prêtres, mais bien prêtres parce que pédophiles. Les pédophiles cherchent spontanément des lieux avec des enfants à disposition, de la même façon que les hommes cherchent des lieux avec des femmes. Là où cette dernière démarche est saine et a une grande dimension culturelle (telle que les bals et les danses en général qui sont des cérémonies de rencontre), la première démarche (celle du pédophile et des enfants) est diabolique mais ô combien logique aussi.

Montaigne fait état de la façon dont l’homme, au court de l’histoire, de façon unanime, et ce n’est donc pas uniquement un comportement « chrétien », a utilisé la souffrance pour la régulation de ses appétits. Cela demande à être nuancé. Il prend l’exemple du jeûne. Au-delà de sensations très désagréables vers les jours 3 et 4, le jeûne est un plaisir, et donne paradoxalement une énergie considérable. Sauter un ou deux repas donne une grande vitalité lorsque le corps est habitué à cet exercice. Il ne s’agit pas tant de mortifications que d’exploration des capacités du corps. La question est : l’ascèse reste-t-elle une ascèse lorsqu’il y a plaisir ? autre question : l’exercice du corps, de la volonté doit-il être forcément désagréable ? la réponse est non aux deux questions. Prenons l’exemple du pianiste. Il ne va pas toujours jouer de sublimes concertos, mais va aussi parfois devoir s’exercer, à des choses assez rébarbatives, surtout dans la phase d’acquisition de sa virtuosité. Il y a donc en tout une phase désagréable. Un accouchement est horriblement douloureux. Tout a un prix de souffrance en notre monde. Mais cette souffrance est toujours sublimée par le but. Les gammes du pianiste peuvent devenir agréables s’il pense à ce passage de ce morceau qui n’est pas encore bien réglé. La femme qui réalise l’ultime effort de l’accouchement sait qu’après, elle tiendra un enfant dans les bras. C’est en cela qu’il faut comprendre cette phrase exacte de Montaigne « c’est le mal qui guérit le mal ».

La fin du texte de Montaigne mérite un ultime commentaire. Il s’agit des sacrifices humains constatés par les explorateurs, missionnaires et conquérants en Amérique du sud. Lorsque Mel Gibson a sorti son film apocalypto dédié entre autres à ce sujet, toute la bien-pensance libérale antichrétienne lui est tombée sur le dos. Les méchants ne pouvaient pas être les autochtones ; les gentils ne pouvaient pas être les conquérants espagnols et portugais ; Montaigne est un écho parmi tant d’autres des descriptions faites par les européens ayant vu l’organisation des amérindiens. Le sacrifice humain, à grande échelle, permanent, était une composante de leur société. La sujétion européenne, a amené des choses terribles mais a stoppé ceci. Le sacrifice humain était une composante essentielle des cultes sataniques animistes amérindiens. Il faudra se plonger dans l’immense œuvre de René Girard (que je traiterai à terme dans ce blog, de façon détaillée) pour comprendre ce ressort du religieux. Et ce qui fait que le Christianisme est une religion tout à fait unique au monde. Le Christ, sur la Croix, a envoyé ce message à tous les sacrificateurs du monde : vos sacrifices sont maintenant caducs. J’ai fait le sacrifice ultime, absolu, et éternel. Tous les systèmes sacrificiels sont abolis. C’est ce qui met, du point de vue chrétien, le système sacrificiel lié au Temple de Jérusalem, dans l’alliance mosaïque, dans un état de caducité. Les tentatives actuelles de restauration sont donc, consciemment ou pas, en opposition avec ce que la Passion du Christ réalise. Il s’agit d’une folie.