Texte original de Montaigne

Des cannibales.

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Fausse opinion que l'on a quelquefois des peuples que l'on dit «barbares».—Quand le roi Pyrrhus passa en Italie et qu'il eut reconnu la formation de combat que prenait l'armée que Rome envoyait contre lui: «Je ne sais, dit-il, ce que sont ces Barbares (les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères), mais les dispositions que je leur vois prendre ne le sont nullement.» Les Grecs en disaient autant de l'armée que Flaminius conduisit dans leur pays; et Philippe tint le même langage en apercevant, du haut d'un tertre, la belle ordonnance du camp établi par celle qui, sous Publius Sulpitius Galba, venait de pénétrer dans son royaume. Cela montre combien il faut se garder de l'opinion publique; c'est notre raison et non ce que l'on dit, qui doit déterminer notre jugement.

De la découverte de l'Amérique; il n'est pas probable que ce soit l'Atlantide de Platon, ni cette terre inconnue où voulurent s'établir les Carthaginois.—J'ai eu longtemps près de moi un homme qui était demeuré dix ou douze ans dans cette partie du Nouveau Monde, découverte en ce siècle, où Villegaignon aborda et qu'il dénomma «la France antarctique». Cette découverte, qui porte sur une contrée d'une immense étendue, prête à de très sérieuses réflexions. Je me demande sans savoir que répondre, tant de personnages plus éminents que nous s'étant considérablement trompés sur ce point, si l'avenir, comme certains le pensent, nous réserve encore des découvertes de cette importance; toujours est-il que j'ai peur que nous n'ayons les yeux plus gros que le ventre, plus de curiosité que de moyens d'action; nous embrassons tout, mais n'étreignons que du vent.

Platon nous montre Solon contant que des prêtres de la ville de Saïs, en Égypte, lui avaient appris qu'autrefois, avant le déluge, existait vis-à-vis le détroit de Gibraltar une grande île, du nom d'Atlantide, plus étendue que l'Afrique et l'Asie réunies, et que les rois de cette contrée ne possédaient pas seulement cette île, mais qu'ils exerçaient leur domination si avant en terre ferme, qu'ils occupaient l'Afrique jusqu'à l'Égypte et l'Europe jusqu'à la Toscane; qu'ils avaient entrepris de pousser jusqu'en Asie et de subjuguer toutes les nations riveraines de la Méditerranée jusqu'au golfe formé par la mer Noire; qu'à cet effet, ils avaient franchi l'Espagne, la Gaule, l'Italie et étaient arrivés en Grèce, où les Athéniens les continrent; mais que, quelque temps après, le déluge était survenu qui les avait engloutis, eux, les Athéniens et leur île. Il est très vraisemblable que, dans ce cataclysme effroyable, les eaux ont dû occasionner aux pays habités de la terre des modifications dont on n'a pas idée; c'est ainsi qu'on attribue à l'action de la mer la séparation de la Sicile d'avec l'Italie: «On dit que ces pays, qui ne formaient autrefois qu'un seul continent, ont été violemment séparés par la force des eaux (Virgile)»; de l'île de Chypre d'avec la Syrie, de celle de Négrepont d'avec la terre ferme de la Béotie; et que par contre, ailleurs, elle a joint des terres qui étaient séparées par des détroits qui ont été comblés par les sables et le limon: «Un marais longtemps stérile, sur lequel on cheminait à la rame, nourrit aujourd'hui les villes voisines et connaît la charrue féconde du laboureur (Horace).» Mais il n'y a pas grande apparence que l'Atlantide soit ce monde nouveau que nous venons de découvrir, car elle touchait presque à l'Espagne; et ce serait un effet incroyable d'inondation, d'avoir été reportée, comme elle l'est, à plus de douze cents lieues. Outre que les navigateurs modernes ont déjà constaté que ce n'est probablement pas une île, mais un continent contigu aux Indes orientales d'un côté, et d'autre part aux terres qui sont aux deux pôles, ou que, s'il s'en trouve séparé, ce n'est que par un si petit détroit ou intervalle que ce ne saurait, pour si peu, le faire considérer comme une île.

Il semble qu'il se produise dans ces grandes masses des mouvements comme il s'en fait dans nos pays, les uns naturels, les autres accidentels et violents. Quand je considère l'action exercée, de mon temps, par ma rivière de Dordogne, en aval de chez moi, sur sa rive droite; ce qu'en vingt ans elle a gagné sur les terres et ce qu'elle a sapé de fondations de constructions élevées sur ses bords, je vois bien que c'est là un fait qui n'est pas ordinaire. Si, en effet, il en eût toujours été ainsi, ou que cela dût continuer, la configuration du monde finirait par être changée; mais ces mouvements ne sont pas constants: tantôt les eaux s'épandent d'un côté, tantôt d'un autre, et tantôt elles s'arrêtent. Je ne parle pas ici des crues subites dont les causes nous sont connues.—Dans le Médoc, le long de la mer, mon frère, le sieur d'Arzac, a une de ses terres ensevelie sous les sables que la mer va rejettant devant elle; le faîte de quelques-uns des bâtiments s'aperçoit encore; ce domaine et les revenus qu'il produisait se sont transformés en de bien maigres pacages. Les habitants disent que, depuis quelque temps, la mer s'avance si rapidement vers eux, qu'ils ont déjà perdu quatre lieues de terrain. Ces sables sont ses avantcoureurs; et on les voit, sorte de dunes mouvantes, la précédant d'une demilieue et gagnant insensiblement dans l'intérieur des terres.

Un autre témoignage de l'antiquité auquel on veut rattacher cette découverte du nouveau continent, serait fourni par Aristote, si toutefois c'est lui qui est l'auteur de ce petit ouvrage des «Merveilles extraordinaires». Il y raconte que quelques Carthaginois, s'étant aventurés à corps perdu, dans l'océan Atlantique, au delà du détroit de Gibraltar, avaient fini, après une longue navigation, par découvrir une grande île, fertile, couverte de bois, arrosée de grandes et profondes rivières, très éloignée de toute terre ferme; et qu'attirés, eux et d'autres après eux, par la qualité et la fertilité du sol, ils y avaient transporté leurs femmes et leurs enfants et avaient fini par y habiter. Si bien que les grands de Carthage, voyant leur territoire se dépeupler peu à peu, firent défense expresse, sous peine de mort, à tous autres de s'y rendre et en expulsèrent ceux qui s'y étaient déjà établis, par crainte, dit-on, que, dans la suite des temps, ils ne vinssent à multiplier au point d'arriver à les supplanter et à ruiner leur domination. Cette narration d'Aristote, non plus que celle de Solon, ne saurait s'appliquer à ces terres nouvelles.

Qualités à rechercher chez ceux qui écrivent des relations de voyage; chacun devrait exposer ce qu'il a vu, et ne parler que de ce qu'il en sait pertinemment.—Cet homme, revenant du Nouveau Monde, que j'avais à mon service, était un homme simple et un peu lourd d'esprit, condition propre à donner plus de créance à ses dires. Les gens doués de finesse, regardent beaucoup plus de choses et avec bien plus d'attention, mais ils commentent ce qu'ils voient; et, pour appuyer leurs commentaires et les faire admettre, ils ne peuvent s'empêcher d'altérer tant soit peu la vérité. Ils ne vous rapportent jamais purement et simplement ce qui est, ils l'accentuent plus ou moins et lui prêtent la physionomie sous laquelle eux-mêmes l'ont vu; et, pour donner crédit à leur manière de voir et vous la faire partager, ils tirent volontiers l'étoffe dans ce sens, l'allongent et l'amplifient. Il faut, en pareil cas, avoir affaire à un homme très scrupuleux ou à un homme si simple, qu'il n'ait pas assez d'imagination pour inventer et donner ensuite de la vraisemblance à ses inventions et aussi qui n'ait pas de parti pris. Le mien était tel, et il m'a, en outre, présenté des matelots et des marchands qu'il avait connus dans ce voyage, ce qui fait que j'accepte les renseignements qu'il me donne sans m'enquérir de ce que les géographes en peuvent dire. Il serait désirable de rencontrer des explorateurs qui nous décrivent spécialement les endroits où ils sont allés; mais parce qu'ils ont sur nous l'avantage d'avoir vu la Palestine, ils croient avoir le droit de nous parler en même temps du reste du monde. Je voudrais que chacun écrivît ce qu'il sait, dans la mesure où il le sait; et cela, non seulement en pareille matière, mais en toutes autres. Tel peut avoir la connaissance spéciale et l'expérience complète du cours d'une rivière ou d'un ruisseau et ne savoir sur le reste que ce que chacun en connaît; néanmoins, pour faire valoir son petit fragment d'érudition, il entreprendra un traité complet sur la configuration du monde; ce défaut, assez commun, a de grands inconvénients.

Pourquoi et combien à tort nous qualifions de «sauvages» les peuples d'Amérique.—Pour en revenir à mon sujet, je ne trouve rien de barbare ni de sauvage dans ce qu'on me rapporte de cette nation, sinon que chacun donne ces qualificatifs à ce qui ne se pratique pas chez lui. C'est naturel, car nous n'avons pour juger de ce qui est vrai et raisonnable, que l'exemple et les idées des opinions et usages reçus dans le pays auquel nous appartenons: la religion en est la meilleure, l'administration excellente, les us et coutumes en toutes choses y atteignent la perfection. Ces gens sont sauvages, comme le sont les fruits que nous qualifions de cette même épithète, que la nature produit d'elle même et qui croissent sans l'intervention de l'homme. Ne sont-ce pas au contraire ceux que nous altérons par nos procédés de culture, dont nous modifions le développement naturel, auxquels cette expression devrait s'appliquer? Les qualités et les propriétés des premiers sont vives, vigoureuses, vraies, utiles et naturelles; nous n'arrivons qu'à les abâtardir chez les seconds, pour mieux les adapter à notre goût qui est lui-même corrompu. Et cependant dans ces contrées, à certaines espèces de fruits qui y viennent sans culture, nous-mêmes reconnaissons une saveur, une délicatesse qui nous les font trouver excellents et rivaliser avec les nôtres; il n'y a pas en effet de raison pour que l'art l'emporte sur les oeuvres de la nature, notre grande et puissante mère; nous avons tant surchargé, par nos inventions, la beauté et la richesse de ses ouvrages, qu'elles s'en trouvent complètement étouffées; mais partout où elle est demeurée intacte et se montre telle, elle fait grande honte à nos vaines et frivoles entreprises: «Le lierre n'en vient que mieux sans culture, l'arbousier ne croît jamais plus beau que dans les antres solitaires et le chant des oiseaux, pour être naturel, n'en est que plus doux (Properce).» Tous nos efforts ne sauraient parvenir à reproduire le nid du moindre petit oiseau, avec sa contexture, sa beauté, ni faire qu'il soit aussi propre à l'usage auquel il est destiné; et pas davantage construire la toile d'une misérable araignée. Toute chose, dit Platon, est un produit soit de la nature, soit du hasard, soit de l'art; les plus grandes et les plus belles sont dues à l'une ou à l'autre de ces deux premières causes; les moindres et celles qui sont imparfaites naissent de la dernière.

Ces nations me semblent donc ne mériter cette appellation de «barbares», que pour n'avoir été que peu modifiées par l'ingérence de l'esprit humain et n'avoir encore presque rien perdu de la simplicité des temps primitifs. Les lois de la nature, non encore perverties par l'immixtion des nôtres, les régissent encore et s'y sont maintenues si pures, qu'il me prend parfois de regretter qu'elles ne soient pas venues plus tôt à notre connaissance, au temps où il y avait des hommes plus à même que nous d'en juger. Je regrette que Lycurgue et Platon ne les aient pas connues, parce qu'il me semble que ce que nous voyons se pratiquer chez ces peuples, dépasse non seulement toutes les magnifiques descriptions que la poésie nous fait de l'âge d'or et tout ce qu'elle a imaginé comme pouvant réaliser le bonheur parfait sur cette terre, mais encore les conceptions et les désirs de la philosophie à cet égard. On ne pourrait concevoir la simplicité naturelle poussée à ce degré que nous constatons cependant, ni croire que la société puisse subsister avec si peu de ces moyens factices que l'homme y a introduits. C'est une nation, dirais-je à Platon, où il n'y a ni commerce de quelque nature que ce soit, ni littérature, ni sciences mathématiques; où le magistrat n'est pas même connu de nom; où il n'existe ni hiérarchie politique, ni domesticité, ni riches, ni pauvres; les contrats, les successions, les partages y sont inconnus; en fait de travail, on ne connaît que l'oisiveté; le respect qu'on porte aux parents est celui qu'on a pour tout le monde; les vêtements, l'agriculture, la mise en oeuvre des métaux y sont inconnus; il n'y est fait usage ni de vin, ni de blé; les mots mêmes qui expriment le mensonge, la trahison, la dissimulation, l'avarice, l'envie, la médisance, le pardon, ne s'y font qu'exceptionnellement entendre. Combien sa République, telle qu'il la concevait, lui paraîtrait éloignée d'une telle perfection! «Voilà des hommes qui sortent de la main des dieux (Sénèque).» «Telles furent les premières lois de la nature (Virgile)!»

Description d'une des contrées du nouveau continent; manière de vivre de ses habitants, leurs demeures, leur nourriture, leurs danses, leurs prêtres, leur morale.—Le pays qu'ils habitent est, au surplus, très agréable; le climat y est tempéré au point que, suivant le dire de mes témoins, il est rare d'y voir un malade; ils m'ont même assuré n'avoir jamais aperçu personne affligé de tremblement nerveux, de maladie d'yeux, ayant perdu les dents ou voûté par l'âge. La contrée s'étend le long de la mer et est limitée du côté des terres par de hautes et grandes montagnes, qui en sont distantes d'environ cent lieues, ce qui représente la profondeur de leur territoire.—Ils ont en abondance le poisson et la viande, qui sont sans ressemblance avec les nôtres; pour les manger, ils se bornent à les faire griller.—Celui qui le premier leur apparut sur un cheval, leur inspira un tel effroi que, bien qu'ils eussent été en rapport avec lui dans plusieurs autres voyages, ils le tuèrent à coups de flèches et ne le reconnurent qu'après.—Leurs habitations se composent de longues cases, pouvant recevoir deux ou trois cents personnes, formées d'écorces de grands arbres qui posent à terre par un bout, l'autre composant le faîte en s'arc-boutant les uns contre les autres et se soutenant mutuellement comme dans certaines de nos granges dont la couverture descend jusqu'au sol et ferme les côtés.—Ils ont des bois si durs, qu'ils en fabriquent des épées et des grils pour rôtir leurs viandes.—Leurs lits, formés de filets de coton, sont suspendus à la toiture, comme sur nos navires; chacun a le sien, les femmes couchant à part des maris.—Ils se lèvent avec le soleil; mangent dès qu'ils sont levés et pour toute la journée, ne faisant pas d'autre repas. A ce moment ils ne boivent pas, agissant en cela comme dit Suidas de quelques autres peuples qui ne boivent pas en mangeant; en dehors de leur repas, ils se désaltèrent dans le courant de la journée autant qu'ils le veulent. Leur boisson est extraite d'une racine particulière; elle a la couleur de nos vins clairets, ils ne la boivent que tiède; elle ne se conserve que deux ou trois jours, a un goût un peu piquant et ne pétille pas; elle est digestive, laxative pour ceux qui n'en ont pas l'habitude, très agréable pour qui y est fait.—Au lieu de pain, ils consomment une certaine substance blanche, ressemblant à de la coriandre confite; j'en ai goûté, c'est doux et un peu fade.—Ils passent toute la journée à danser; les plus jeunes vont à la chasse du gros gibier, contre lequel ils ne font usage que d'arcs; pendant ce temps, une partie des femmes s'amuse à préparer la boisson, ce qui est la principale de leurs occupations.

Chaque matin, avant qu'ils ne se mettent à manger, un de leurs vieillards, circulant d'un bout à l'autre de la case qui a bien une centaine de pas de long, va, jusqu'à ce qu'il en ait achevé le tour, prêchant ceux qui l'occupent, répétant sans cesse les mêmes exhortations qui portent exclusivement sur deux points: la vaillance contre leurs ennemis et l'amitié pour leurs femmes: et ils ne manquent jamais, en leur rappelant cette dernière obligation, de terminer par ce refrain, que ce sont elles qui leur préparent leur boisson et la maintiennent tiède.—On peut voir chez quelques personnes, entre autres chez moi, des spécimens de leurs lits, de leurs cordes, de leurs épées, de bracelets en bois dont ils se servent pour se garantir les poignets au combat et de grandes cannes creuses fermées à l'une de leurs extrémités, dont ils tirent des sons pour marquer la cadence dans leurs danses.—Ils sont rasés de partout et de beaucoup plus près que nous, et ne se servent à cet effet que de rasoirs en bois ou en pierre.—Ils croient à l'immortalité de l'âme: celles qui ont bien mérité des dieux, habitent le ciel du côté où le soleil se lève; celles qui sont maudites, habitent à l'Occident.

Ils ont je ne sais quelle sorte de prêtres ou prophètes qui se montrent très rarement et demeurent dans les montagnes. Quand ils viennent, c'est l'occasion d'une grande fête et d'une assemblée solennelle, pour lesquelles plusieurs villages se réunissent; chaque case dont j'ai donné la description forme un village; ils sont distants les uns des autres d'environ une lieue de France. Le prophète parle en public, exhorte à la vertu et au devoir; sa morale se réduit aux deux mêmes points: être brave à la guerre, affectueux pour leurs femmes. Il prédit aussi l'avenir et ce qu'ils ont à espérer des entreprises qu'ils conçoivent; il les incite à la guerre ou les en détourne; mais il lui importe de deviner juste, car s'il arrive autrement que ce qu'il leur a prédit et qu'ils parviennent à l'attraper, il est condamné comme faux prophète et mis en pièces; aussi ne revoit-on plus celui qui une fois a fait erreur.—La divination est un don de Dieu, et en abuser est une imposture qui mérite d'être punie. Chez les Scythes, entre autres, quand les devins s'étaient trompés dans leurs prévisions, on les jetait les fers aux pieds et aux mains sur une carriole pleine de bruyères, traînée par des boeufs, et on y mettait le feu. Ceux qui ont charge de diriger les choses commises à la sagacité humaine sont excusables de recourir à tous les moyens en leur pouvoir; mais les autres, qui nous trompent en se donnant comme possédés d'une faculté extraordinaire en dehors de ce que nous pouvons connaître, ne doivent-ils pas être punis de leur téméraire imposture, s'ils ne tiennent pas ce qu'ils ont promis?

Comment ils font la guerre; pourquoi ils tuent et mangent leurs prisonniers; en quoi ils sont, en cela même, moins barbares que nous en certains de nos actes.—Ces peuples font la guerre aux nations qui sont au delà de leurs montagnes, plus avant en terre ferme. Ils y vont complètement nus, n'ayant pour armes que des arcs et des épées de bois dont l'extrémité se termine en pointe à la façon du fer de nos épieux. C'est merveilleux la fermeté qu'ils déploient dans les combats qui se terminent toujours par l'effusion du sang et la mort, la fuite et la peur leur étant inconnues. Chacun rapporte comme trophée la tête de l'ennemi qu'il a tué et l'attache à l'entrée de sa demeure.—Quant aux prisonniers, ils les gardent un certain temps, les traitent bien, ne leur ménageant pas les commodités qu'ils peuvent leur procurer, jusqu'à ce qu'un jour on en finisse ainsi qu'il suit avec chacun d'eux. Celui auquel il appartient convoque toutes ses connaissances; le moment venu, il attache à l'un des bras de son prisonnier une corde dont lui-même prend le bout, en fait de même de l'autre bras dont il remet la corde au meilleur de ses amis, ce qui leur donne le moyen de maintenir le captif à quelques pas d'eux, de manière à être à l'abri de ses violences; et à eux deux, sous les yeux des assistants, ils l'assomment à coups d'épée. Cela fait, ils le font rôtir et le mangent en commun, et en envoient des morceaux à ceux de leurs amis qui sont absents.—Ce n'est pas, comme on pourrait le penser, pour s'en nourrir, ainsi que le faisaient anciennement les Scythes, mais en signe de vengeance; et ce qui le prouve, c'est qu'ayant vu les Portugais, qui s'étaient alliés à leurs ennemis, employer à leur égard, quand ils les faisaient prisonniers, un autre genre de mort, les enterrant debout jusqu'à la ceinture, puis criblant de traits la partie demeurée hors de terre et les pendant ensuite, ils s'avisèrent que ces gens de l'autre monde, de même origine que ceux qui, dans leur voisinage, avaient répandu la connaissance d'un si grand nombre de vices et étaient de beaucoup leurs maîtres dans le mal, ne devaient pas sans motif avoir fait choix, pour se venger, de ce procédé et qu'il devait être plus cruel que le leur, qu'en conséquence ils abandonnèrent, bien que le pratiquant de temps immémorial, pour adopter celui de ces étrangers.—Je ne suis pas fâché de faire remarquer ici tout l'odieux de cette cruauté des Portugais, car bien que nous ne manquions jamais de faire ressortir les défauts de ces peuplades, nous sommes on ne peut plus aveugles pour les nôtres. J'estime qu'il y a plus de barbarie à manger un homme qui est vivant, qu'à le manger mort; à mettre en pièces à grand renfort de tourments et de supplices un corps plein de vie, le faire griller en détail, mordre, déchirer par les chiens et les pourceaux, comme non seulement nous l'avons lu, mais comme nous l'avons vu faire tout récemment, non entre ennemis invétérés, mais entre voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion, que de le rôtir et le manger après l'avoir tué au préalable.

Chrysippe et Zénon, chefs de l'école stoïcienne, ont bien admis qu'il n'est pas répréhensible de tirer parti de notre cadavre pour tout ce qui a rapport à nos besoins, et même de nous en nourrir comme firent nos ancêtres qui, assiégés par César dans Alésia, se résolurent, pour pouvoir continuer leur résistance, à apaiser leur faim en mangeant les vieillards, les femmes et tous autres qui n'étaient d'aucune utilité pour le combat: «On dit que les Gascons prolongèrent leur vie, en usant d'aliments semblables (Juvenal).» Les médecins ne craignent pas d'en faire emploi de toutes façons pour notre santé, soit pour un usage interne, soit pour un usage externe. Mais jamais chez ces sauvages il ne s'est trouvé personne ayant le jugement perverti au point d'excuser la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, vices dont nous sommes coutumiers. Nous pouvons donc qualifier ces peuples de barbares, si nous les jugeons au point de vue de la raison, mais non si nous les comparons à nous qui les surpassons en barbaries de tous genres.

Ils ne se proposent, dans leurs guerres, que d'acquérir de la gloire, sans rechercher d'agrandissement de territoire; tous leurs efforts auprès de leurs prisonniers tendent à leur faire demander merci.—Ils apportent dans leur manière de faire la guerre de la noblesse et de la générosité; elle est chez eux excusable et belle autant que peut l'être cette maladie de l'espèce humaine, car ils n'y ont d'autre mobile que de faire assaut de courage. Ils n'entrent pas en conflit pour conquérir de nouveaux territoires, celui sur lequel ils vivent étant encore par lui-même d'une fécondité telle que, sans travail et sans peine, il les fournit en si grande abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie, qu'ils n'ont que faire d'en reculer les limites. Ils ont de plus le bonheur de borner leurs désirs à ce qu'exige la satisfaction de leurs besoins naturels, et tout ce qui va au delà est pour eux du superflu.—Entre eux ils s'appellent tous frères quand ils sont du même âge, ils donnent le nom de fils à ceux qui sont plus jeunes, et pour tous indistinctement les vieillards sont des pères.—Ceuxci mourant, leurs biens passent à leurs héritiers naturels; les héritages demeurant indivis, tous ceux y participant en ont l'entière possession, sans autre titre que celui que toute créature tient de la nature d'hériter de qui il tient la vie.—Si leurs voisins, ayant franchi les montagnes pour venir les assaillir, sont victorieux, le bénéfice qu'ils remportent de leur victoire consiste uniquement dans la gloire et l'avantage de s'être montrés supérieurs en valeur et en courage, car ils n'ont que faire des biens des vaincus; et ils rentrent chez eux où rien du nécessaire ne leur fait défaut, non plus que cette grande qualité de jouir de leur situation, d'en être heureux et de s'en contenter; s'ils sont vaincus, l'adversaire en agit de même.—Aux prisonniers on ne demande d'autre rançon que de se reconnaître vaincus et de le confesser; mais il n'en est pas un, dans le cours d'un siècle, qui ne préfère la mort plutôt que d'avoir une attitude ou de proférer une parole pouvant, si peu que ce soit, faire douter du courage invincible dont ils ont à coeur de faire preuve. Il ne s'en voit aucun qui n'aime mieux être tué et mangé que de demander grâce. Ils leur laissent pleine liberté, afin que la vie leur en soit d'autant plus chère, et ne cessent de les entretenir de la mort qui les attend à bref délai, des tortures qu'ils auront à souffrir, des apprêts qui se font de leur supplice, de leurs membres qui seront découpés, du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela dans le seul but de leur arracher quelques mots de plainte ou de faiblesse, ou encore leur donner idée de s'enfuir et gagner ainsi sur eux l'avantage de les avoir épouvantés et d'avoir triomphé de leur fermeté; c'est en cela seul, en effet, qu'à le bien prendre, consiste vraiment la victoire: «Il n'y a de véritable victoire, que celle qui contraint l'ennemi à s'avouer vaincu (Claudien).»—Les Hongrois sont très belliqueux; vainqueurs, ils ne poursuivaient jadis les hostilités que jusqu'à ce que l'ennemi se fût rendu à merci; dès qu'il s'avouait vaincu, ils le laissaient aller sans le molester davantage, ni lui imposer de rançon, n'exigeant que l'engagement de ne plus prendre désormais les armes contre eux.

La vaillance consiste essentiellement dans notre force d'âme et non dans notre supériorité physique; aussi y a-t-il des défaites plus glorieuses que des victoires.—Quand nous l'emportons sur nos ennemis, c'est bien plus par des avantages dont nous n'avons pas le mérite, que par des avantages qui dépendent de nous. C'est le propre d'un portefaix et non du courage, d'avoir les bras et les jambes solides; c'est une qualité indépendante de nous et toute physique, que d'être en bonne disposition; c'est un coup de fortune, que d'amener notre adversaire à commettre une faute ou de réussir à faire qu'il ait le soleil dans les yeux et qu'il en soit ébloui; c'est le fait du savoir et de l'adresse, que peuvent tout aussi bien posséder un lâche et un homme de rien, que d'être fort dans le maniement des armes.—La valeur d'un homme et l'estime que nous en avons, se mesurent à ce qu'il a de coeur et de volonté; c'est ce qui constitue l'honneur, dans le vrai sens du mot. La vaillance, ce n'est pas la vigueur corporelle, c'est la force d'âme et le courage; elle ne consiste pas dans la supériorité de notre cheval ni de nos armes, mais dans la nôtre. Celui qui succombe sans que son courage en soit abattu; «qui, s'il tombe, combat à genou (Sénèque)»; qui, malgré la mort qui le menace, ne perd rien de son assurance; qui, expirant, demeure impassible et défie encore son ennemi du regard, est accablé non par nous, mais par le fait de la fortune. Il est tué, mais n'est pas vaincu; les plus vaillants sont parfois les plus malheureux, c'est ce qui fait qu'il y a des défaites plus glorieuses que des succès.—Ces quatre victoires, aussi brillantes les unes que les autres, de Salamine, de Platée, de Mycale, de Sicile, les plus belles dont le soleil ait été témoin, peuvent-elles toutes ensemble rivaliser de gloire avec celle acquise par le sacrifice du roi Léonidas et les siens au défilé des Thermopyles? Qui prépara jamais la victoire avec un soin plus jaloux de sa gloire et un plus ardent désir de réussir que n'en apporta le capitaine Ischolas à préparer sa perte; qui a jamais pris, pour assurer son salut, des dispositions plus ingénieuses, y portant plus de soin, que celles qu'il prit pour rendre sa ruine inévitable? Il était chargé de la défense contre les Arcadiens d'un passage du Péloponèse; se reconnaissant impuissant à les arrêter, en raison de la disposition des lieux et de l'infériorité numérique des forces dont il disposait, certain que tout ce qui tiendrait tête à l'ennemi serait détruit, jugeant d'autre part indigne de son propre courage et de sa grandeur d'âme, aussi bien que d'un Lacédémonien, de manquer à son devoir, il prit un moyen terme pour concilier ces deux situations extrêmes: il renvoya les plus jeunes et les plus vigoureux de sa troupe, afin de les conserver pour le service et la défense de leur pays, et avec ceux qui devaient faire le moins défaut à leur patrie, il résolut de défendre le passage commis à sa garde et, par la mort de ses défenseurs, d'en faire acheter l'entrée le plus chèrement possible à l'ennemi. C'est ce qui advint; bientôt environnés de toutes parts par les Arcadiens, après en avoir fait une grande boucherie, Ischolas et les siens succombèrent et furent tous passés au fil de l'épée. Quel trophée élevé à la gloire des vainqueurs n'eût-il pas été dû plutôt à de tels vaincus! La véritable victoire réside dans la manière dont on combat et non dans le résultat final; ce n'est pas par le succès, c'est en combattant que l'on satisfait à l'honneur.

Constance des prisonniers chez ces peuplades sauvages en présence des tourments qui les attendent.—Pour en revenir à notre histoire, il s'en faut tant que tout ce qu'on fait aux prisonniers les amène à céder, qu'au contraire, pendant les deux ou trois mois durant lesquels on les garde, ils affectent d'être gais, pressent ceux entre les mains desquels ils sont tombés de se hâter de les soumettre aux épreuves dont ils les menacent; ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et leur rappellent le nombre des combats livrés contre les leurs, où ils ont eu le dessous. Je possède un chant fait par un de ces prisonniers, il y est dit: «Que ses bourreaux approchent hardiment tous ensemble, qu'ils se réunissent pour dîner de lui; en le mangeant, ils mangeront, en même temps, leurs pères et leurs aïeux qui lui ont, à lui-même, servi d'aliment et dont son corps s'est formé. Ces muscles, cette chair, ces veines, leur dit-il, sont vôtres, pauvres fous que vous êtes. Ne reconnaissez-vous pas la substance des membres de vos ancêtres qui s'y trouve pourtant encore? dégustez-les avec attention, vous y retrouverez le goût de votre propre chair.» Est-ce là une composition qui sente la barbarie? Ceux qui décrivent leur supplice et les représentent au moment où on les assomme, les peignent crachant au visage de ceux qui les tuent et leur faisant des grimaces; de fait, jusqu'à leur dernier soupir, ils ne cessent de braver leurs ennemis et de les défier par leur altitude et leurs propos. Sans mentir, ce sont là, par rapport à nous, de vrais sauvages, car entre leur manière et la nôtre il y a une différence telle, qu'il faut qu'ils le soient pour tout de bon ou que ce soit nous.

Les femmes, dans cette contrée, mettent un point d'amour-propre à procurer d'autres compagnes à leurs maris.—Les hommes y ont plusieurs femmes et en ont un nombre d'autant plus grand qu'ils sont réputés plus vaillants. C'est une particularité qui ne manque pas de beauté que, dans ces ménages, la jalousie qui, chez nous, pousse nos femmes à nous empêcher de rechercher l'amitié et les faveurs d'autres femmes, conduise les leurs à en attirer d'autres à leurs maris. L'honneur de ceux-ci primant chez elles toute autre considération, elles mettent tous leurs soins à chercher à avoir le plus de compagnes qu'elles peuvent, leur nombre, plus ou moins grand, témoignant du courage qu'on lui reconnaît. Chez nous on crierait au miracle; ce n'en est pas un, c'est la vertu matrimoniale portée au suprême degré.—La Bible ne nous montre-t-elle pas Sarah et les femmes de Jacob, Léa, Rachel, mettant leurs plus belles servantes à la disposition de leurs maris; Livia ne seconda-telle pas, contre son intérêt, les désirs voluptueux d'Auguste; Stratonice, femme du roi Dejotarus, non seulement prêta à son mari, pour qu'il en fît usage, une fort belle jeune fille d'entre ses femmes de chambre, mais elle s'employa à élever avec soin les enfants qu'il en eut et les aida de tout son pouvoir pour qu'à la mort de leur père ils lui succédassent sur le trône. Et qu'on ne pense pas que cela est simplement l'observation servile et obligée d'un usage reçu, imposé par d'anciennes coutumes, s'appliquant sans discuter ni raisonner et qu'ils sont trop stupides pour aller à l'encontre; voici quelques traits de leur part qui montrent qu'ils ne le sont point tant.—J'ai rapporté cidessus une de leurs chansons guerrières, j'en possède une autre qui est un chant d'amour; elle commence ainsi: «Couleuvre, arrête-toi; arrête-toi, couleuvre, pour que ma soeur prenne pour modèle les couleurs qui te parent, pour me faire une riche cordelière que je puisse donner à ma maîtresse; que toujours ta beauté et ton élégance te fassent préférer à tout autre serpent». C'est le premier couplet et le refrain de la chanson. Or, je me connais assez en poésie pour apprécier que ce produit de leur imagination n'a rien de barbare et est tout à fait dans le genre des odes d'Anacréon. Leur langage du reste a de la douceur, les sons en sont agréables, les désinences de leurs mots se rapprochent de celles de la langue grecque.

Opinions émises sur nos moeurs par trois d'entre eux, venus visiter la France.—Trois d'entre eux (que je les plains, les malheureux, de s'être laissé duper par l'attrait de la nouveauté et d'avoir, pour le nôtre, quitté leur climat si doux), ignorants de ce qu'il en coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur d'avoir fait connaissance avec nos moeurs corrompues, dont la pratique amènera leur ruine que je suppose déjà bien avancée, sont venus à Rouen, alors que feu le roi Charles IX s'y trouvait. Le roi s'entretint longtemps avec eux; on leur montra notre vie courante, de belles fêtes, ce que c'est qu'une belle ville. Quelqu'un leur ayant demandé par la suite ce qu'ils en pensaient et ce qu'ils avaient le plus admiré, ils citèrent trois choses. J'ai oublié la troisième et je le regrette bien, mais je me souviens des deux autres. Ils dirent, en premier lieu, qu'il leur paraissait bien étrange qu'un aussi grand nombre d'hommes de haute stature ayant barbe au menton, robustes et armés, qui se trouvaient auprès du roi (il est probable qu'ils voulaient parler des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant et qu'il serait plus naturel qu'on fît choix de l'un d'eux pour commander. Secondement, qu'ils avaient remarqué qu'il y a chez nous des gens bien nourris, gorgés de toutes les commodités de la vie, en même temps que des moitiés d'hommes décharnés, souffrant de la faim et de la misère, mendiant à la porte des premiers (dans leur langage imagé, ils qualifient ces malheureux de moitié des autres); et qu'ils trouvaient bien extraordinaire que ces moitiés d'hommes si nécessiteux puissent supporter une telle injustice, ne prennent pas les autres à la gorge et ne mettent pas le feu à leurs maisons.

Privilèges que confère chez eux la suprématie.—Je me suis entretenu fort longtemps avec l'un d'eux; mais j'avais un interprète qui comprenait si mal et était si embarrassé pour faire les questions que j'imaginais de leur poser que, par sa bêtise, je ne pus obtenir rien de sérieux de mon interlocuteur. Lui ayant demandé ce que lui valait la supériorité qu'il avait parmi les siens (c'était un chef et nos matelots le disaient roi), il me répondit «qu'il avait le privilège de marcher en tête, quand on allait en guerre». A ma question: «De combien d'hommes il était suivi?» il me montra un terrain, voulant dire qu'il y en avait autant qu'en pouvait contenir l'espace qu'il m'indiquait, ce qui pouvait représenter quatre à cinq mille hommes. Je lui demandai encore si, en dehors du temps de guerre, il conservait quelque autorité: «Quand je visite les villages qui dépendent de moi, me dit-il, on m'ouvre des sentiers à travers les taillis des bois, pour me permettre de passer à l'aise.» Tout cela n'est pas mal en vérité; mais au fond, qu'est-ce que cela vaut? Ces gens ne portent même pas de culotte!


Commentaire/Analyse





Si l’on devait extrêmement condenser le propos de ce très long chapitre on dirait : il n’est pas judicieux de juger négativement une civilisation autre avec nos propres critères, car cette altérité va toujours nous donner un sentiment défavorable. D’ailleurs si l’on compare ces indiens avec des européens, ils ne s’en sortent pas systématiquement vaincus. Leur cannibalisme n’a rien à envier à notre violence. Ce sont des gens sensibles à l’honneur. Néanmoins leur sens de la pudeur les dessert grandement.

La question que pose Montaigne ici, est la possibilité et la capacité de juger une civilisation. Peut-on, doit-on, considérer qu’il est possible de juger une civilisation, de hiérarchiser les civilisations entre elles ? On va toujours le faire depuis sa propre subjectivité. Néanmoins, La nudité, ou quasi-nudité, de ces indiens disqualifie énormément les indiens aux yeux de Montaigne. La pensée moderne est extrêmement relativiste. Son mantra est : il n’y a pas de vérité et tout se vaut. Mais cela est faux. Il y a une vérité objective, fondée sur la transcendance absolue de Dieu. C’est la compréhension que la vérité est transcendante, qui a poussé l’occident post-chrétien à refuser la vérité. C’est cela qui le pousse à clamer : il n’y a pas de vérité. La vérité objective permet de juger des choses. Cette vérité objective c’est le Christ. Ainsi plus une civilisation sera proche de l’Évangile plus elle aura de prix. Plus une civilisation sera éloignée de l’Évangile, plus elle sera misérable et sans valeur. Cela ne vaut pas pour les individus qui les composent. La Bible nous dépeint ainsi Noé qui était juste dans une génération méritant la mort dans le déluge. Il est probable que la civilisation qui a connu le déluge était la civilisation la plus mauvaise qui ait jamais été, et elle a connu un des plus grands hommes.

Mais le Christ ne nous a-t-il pas commandé de ne pas juger ? Cela est vrai, mais il faut bien évidemment remettre l’ordre du Messie dans son contexte : juger interdit de le faire dans l’hypocrisie. C’est le fameux passage de la poutre et de la paille. Il n’est pas permis de juger autrui, ou quelque chose sans non plus voir ses propres fautes. Une fois de plus, c’est la subjectivité du Christ qui permet d’accomplir cela. Ainsi, si c’est l’Évangile qui devient la boussole des choses, il devient évident que l’occident post-chrétien, post-moderne est une civilisation assez médiocre. Pas la plus mauvaise, mais une civilisation très mauvaise. Le relativisme est déjà un poison très toxique. Mais on peut ajouter ce qui me semble être le crime des crimes : les indiens ne connaissaient pas le Christ. L’occident chrétien a connu le Christ et a choisi de lui tourner le dos, sciemment, en toute conscience. C’est une faute immense, qui n’en finit pas de nous coûter un prix immense. En vies et en âmes.