Lien vers le texte du deuxième chapitre : cliquer ici

(18) De tout ce que nous avons dit jusqu'ici, il résulte évidemment que l'étendue est un attribut de Dieu, ce qui semble incompatible avec l'essence de l'être parfait. Car l'étendue étant divisible, l'être parfait se composerait de parties, ce qui semble incompatible avec la simplicité de Dieu. En outre, l'étendue, quand elle est divisée, est à l'état passif, ce qui est encore incompatible avec l'essence de Dieu, lequel n'est pas passif et ne peut rien subir d'un autre sujet, étant lui-même la première cause efficiente.

(19) A quoi nous répondons :

1° Que le tout et la partie ne sont pas des êtres réels, mais des êtres de raison : c'est pourquoi il n'y a dans la nature ni tout ni parties[6].

2° Une chose composée de diverses parties doit être telle que ses parties puissent être conçues chacune séparément : par exemple, dans une horloge composée de roues et de cordes, chaque roue et chaque corde peut être conçue séparément, sans avoir besoin de l'idée du tout que ces parties composent. De même dans l’eau, qui se compose de particules droites et oblongues, ces parties peuvent être conçues et pensées, et peuvent même subsister sans le tout.

Mais quant à l'étendue, qui est une substance, on ne peut pas dire qu'elle ait des parties, parce qu'elle ne peut devenir plus petite ou plus grande, et qu'aucune de ses parties ne peut être pensée séparément et en elle-même, puisqu'elle est infinie de sa nature : or, s'il en était autrement, et qu'elle résultât de l'ensemble de ses parties, on ne pourrait pas dire qu'elle est infinie de sa nature, comme il a été dit ; car dans une nature infinie, il est impossible qu'il y ait des parties, puisque toutes les parties, d'après leur nature, sont finies.

(20) Ajoutez en outre la considération suivante : si l'étendue se composait de parties distinctes, on pourrait supposer que, quelques-unes de ces parties étant anéanties, l'étendue subsisterait néanmoins, et qu'elle ne serait pas annihilée par l'annihilation de quelques parties ; ce qui est une contradiction évidente dans une essence qui par nature est infinie et qui ne peut jamais être finie et limitée ni être conçue comme telle.

(21) De plus, quant à ce qui concerne les parties dans la nature, nous répétons que les parties (comme du reste nous l’avons dit déjà) n'appartiennent pas à la substance elle-même, mais seulement et toujours aux modes de la substance ; par conséquent, si je veux diviser l’eau, je ne divise que le mode de la substance et non la substance même, laquelle reste toujours la même, qu'elle soit modifiée en eau ou en autre chose.

(22) La division et par suite la passivité n'appartiennent donc qu’au mode : par exemple, lorsque nous disons que l'homme passe ou est anéanti, nous l'entendons seulement de l'homme, en tant qu'il est telle combinaison déterminée et tel mode déterminé de la substance ; mais nous n'entendons pas parler de la substance elle-même de laquelle il dépend.

(23) De plus, nous avons déjà affirmé, comme nous le répéterons encore, que rien n'est en dehors de Dieu, et qu'il est une cause immanente. Cependant la passivité, dans laquelle le patient et l'agent sont distincts l’un de l'autre, est une imperfection évidente ; car le passif doit nécessairement dépendre de ce qui, en dehors de lui, détermine en lui une passion, chose impossible en Dieu, puisqu'il est parfait.

(24) On peut dire encore que, s'il s'agit d'un agent qui agisse sur lui-même, il ne peut avoir l'imperfection d'être passif, puisqu'il ne subit pas l'action d'un autre : c'est ainsi, par exemple, que l'entendement, comme disent les philosophes, est cause de ses concepts ; mais, puisqu’il est cause immanente, qui pourrait dire qu’il est imparfait, aussi longtemps qu'il est lui-même la cause de sa propre passion ?

[6] Dans la nature, c'est-à-dire dans l'étendue substantielle ; car diviser cette étendue, c'est anéantir son essence et sa nature à la fois puisqu'elle consiste premièrement en ce qu'elle est une étendue infinie, ou un tout, ce qui est la même chose. Mais, dira-t-on, n'y a-t-il point de parties dans l'étendue, avant toute modification ? – En aucune façon. – Mais, insistera-t-on, s'il y a du mouvement dans la matière, il doit être dans une partie de la matière, et non dans le tout, puisque le tout est infini : car dans quelle direction pourrait-il se mouvoir, puisqu’il n'y a rien en dehors de lui ? Donc le mouvement a lieu dans une partie. Je réponds : Il n'y a pas seulement mouvement ; il y a à la fois mouvement et repos, et dans le tout ; et il est impossible qu'il en soit autrement, puisqu’il n'y a pas de partie dans l'étendue. Affirmez-vous néanmoins que l'étendue a des parties, dites-moi alors si, lorsque vous divisez l'étendue en soi, vous pouvez séparer en réalité de toutes les autres parties celles que vous séparez dans votre entendement ? Supposons que vous le fassiez, je vous demande alors : Qu'y a-t-il entre la partie séparée et le reste ? Ou bien le vide, ou un autre corps, ou quelque autre mode de l'étendue, car il n'y a pas de quatrième hypothèse. Le premier ne se peut pas, car il n'y a pas de vide, puisqu’il y aurait quelque chose de positif et qui ne serait pas corps. Le second n'est pas non plus possible, car il y aurait un mode, là où il ne doit pas y en avoir dans l’hypothèse, puisque l'étendue comme étendue existe sans ses modes et avant tous ses modes. Reste donc le troisième cas ; mais alors il n'y a pas de partie, mais l'étendue elle-même



Commentaire/Analyse

Spinoza se trouve ici confronté aux difficultés inhérentes à son système panthéiste. Il est donc obligé de guerroyer avec une des conséquences les plus évidemment problématiques de son approche : comment donner un caractère d’infini à des choses limitées ayant une étendue, une limite, une frontière ? Sa réponse (donnée dans le point 19) est intéressante sur plusieurs plans. Premièrement il semble donner à la notion un caractère conjoncturel et non structurel qui lui permet de sortir de l’ornière. Pour Spinoza, rien n’a de limite que dans la vision raisonnable. La limite n’existe pas en tant que telle. Ainsi la notion de limite est portée par un observateur extérieur qui va définir la limite des choses, mais elle ne fait pas partie de l’objet en tant que tel. De plus, comme il l’explique dans la note 6, il y a une approche, encore une fois extérieure, qui semble vouloir considérer la chose observée comme sécable. Or, semble nous dire Spinoza, elle est insécable. Si on modifie l’étendue de la chose, c’est une autre chose que l’on « créé ».

Toutes ces considérations nous invitent à réfléchir sur la notion de réalité et d’ontologie de la réalité. Le grand penseur de la réalité, Baudrillard, qui inspira la trilogie Matrix (vous pourrez vous amuser à chercher leur clin d’œil au penseur français dans le premier volet de leur trilogie) s’est posé la question suivante : qu’est-ce que la réalité ? Et dans son sillage, l’on peut se poser cette question. Pas au sens de la vérité, mais au sens de ce qui est en soi tel quel, et ce qui est de par l’observation. Qu’est-ce qui dans la réalité est objectif et subjectif ? Ou si l’on reformule, une part de subjectivité a-t-elle sa place dans la réalité ? Quel est la part du sujet ? Transposons ceci dans le cadre chrétien : lorsque le prêtre invoque l’Esprit Saint sur les Saints Dons pendant la divine liturgie, quelle est la réalité ? Est-ce que nous avons le Corps et le Sang divins de façon objective ou seulement de façon subjective, selon le feu de la foi du croyant ? Si nous avons une réalité objective, alors pourrait-on analyser « scientifiquement » le pain et y trouver des choses de caractères organiques ? Pourra-t-on réaliser un test sanguin, du type analyse du groupe sur le Sang du Seigneur ? Qu’en est-il de la « réalité » si comme c’est le plus probable, nous n’avons matériellement que du pain et du vin ? Devrons-nous conclure que l’Eucharistie est un mirage ? Non. Nous devrons revoir les catégories de ce que nous appelons réalité. La réalité est une rencontre entre ce qui est et ce que nous voyons de ce qui est. C’est pourquoi la réalité est finalement multiple. Pour l’athée : pain et vin, uniquement. Pour le croyant : Corps et Sang, donnés au moyen du symbole. C’est-à-dire que la réalité est en fait la frontière, la limite de ce que je comprends du monde. Et tout le but du chrétien est d’utiliser l’outil « religion » pour sortir des limites. L’Egypte se dit mitsrayim : מִצְרָ֑יִם. Cela signifie limites au pluriel. Sortir d’Egypte c’est sortir des limites. C’est-à-dire, accéder à un autre niveau de réalité. Se rapprocher le plus possible du monde tel qu’il est en vérité. Le Christianisme est une quête de la vérité, non du bonheur. L’outil « religion », voici comment nous pourrions le définir : je suis capable de m’extraire de moi-même, et de me considérer comme le sujet de ma propre réflexion, et de poser un diagnostic sur moi-même, pour me confronter à ce que je devrais être, en fonction des enseignements de l’Eglise. Je pars du principe que je suis quelque chose à bâtir. J’ai ma propre eschatologie. Je dois devenir ce que Dieu avait « imaginé » pour moi. Telle est la lecture que nous pouvons faire de la parabole des talents (Mt XXV:14-30). Cette eschatologie en construction, cette préparation de la rencontre avec le divin, va altérer jour après jour la réalité. L’opposition que Spinoza fait entre êtres réels et êtres de raison, même s’il la fait dans un cadre faux, est théologiquement précieuse : la réalité nous est inaccessible par la nature même de notre être : nous sommes raisonnables, et ne pouvons donc percevoir que notre interprétation de la réalité.

Prenons un exemple : un éclair pendant un orage. La réalité scientifique mettra en action tout un ensemble de connaissances liées au climat, l’électricité, etc. ça c’est le comment. Les anciens, parfois naïvement, et dans le support de cultes idolâtres voyaient l’éclair dans la manifestation d’un dieu généralement en colère. Dans une vision chrétienne, deux axiomes vont venir éclairer toute compréhension de la réalité. Le monde est le voile de Dieu et il peut vouloir s’exprimer au moyen de phénomènes naturels. Ainsi, une perception chrétienne oscillera entre la vision scientifique et la vision des religions antiques. Si l’éclair tombe sur un bâtiment, la perception va se teinter avec les notions de punition, d’avertissement, etc. La compréhension de la réalité est une quête très très longue, qui demande beaucoup d’étude et de prière. Car toute perception liée à une rétribution, devra être examinée à la lumière de la Croix.