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(8) L’Amour. – Que m'as-tu donc montré, ô infâme, si ce n'est ce qui produira ma perte ? car, si je m'unissais jamais à l'objet que tu m'as présenté, aussitôt je me verrais poursuivi par les deux ennemis du genre humain, la Haine et le Repentir, souvent même l'Oubli. C'est pourquoi je me tourne de nouveau vers la Raison, pour qu'elle continue à fermer la bouche à ces ennemis.

(9) La Raison. – Ce que tu dis, ô Désir, à savoir qu'il y a plusieurs substances distinctes, je te dis à mon tour que cela est faux, car je vois clairement qu'il n'en existe qu'une, conservatrice des autres attributs. Que si maintenant tu veux appeler substances le corporel et l'intellectuel par rapport aux modes qui en dépendent, il faut aussi que tu les appelles modes par rapport à la substance dont ils dépendent ; car ils sont conçus par toi non comme existant par eux- mêmes, mais de la même manière que tu conçois vouloir, sentir, entendre, aimer comme les modes de ce que tu appelles substance pensante, à laquelle tu les rapportes comme ne faisant qu'un avec elle : d’où je conclus par tes propres arguments que l'étendue infinie, la pensée infinie et les autres attributs (ou, comme tu t’exprimes, substances) infinis ne sont rien que les modes de cet être un, éternel, infini, existant par soi, en qui tout est un, et en dehors duquel aucune unité ne peut être conçue.

(10) Le Désir. – Je vois une grande confusion dans ta manière de parler, car tu parais vouloir que le tout soit quelque chose en dehors de ses parties et sans elles, ce qui est absurde : car tous les philosophes accordent unanimement que le tout est une seconde intention et qu’il n'est rien de réel dans la nature, en dehors de l’entendement humain.

(11) En outre, comme je le vois encore par ton exemple, tu confonds le tout avec la cause ; car, comme je le dis, le tout n'existe que par et dans ses parties : or, la substance pensante se présente à ton esprit comme quelque chose dont dépendent l'intelligence, l’amour, etc. ; tu ne peux donc pas la nommer un tout, mais une cause dont tous ces effets dépendent.

(12) La Raison. – Je vois bien que tu appelles contre moi tous tes amis ; et ce que tu ne peux faire par tes fausses raisons, tu l'essayes par l'ambiguïté des mots, selon la coutume de ceux qui s'opposent à la vérité. Mais tu ne parviendras pas par ce moyen à tirer l'Amour de ton côté. Tu dis donc que la cause, en tant qu'elle est cause de ses effets, doit être en dehors d'eux. Tu parles ainsi parce que tu ne connais que la cause transitive, et non la cause immanente, qui ne produit rien en dehors d'elle-même : par exemple, c'est ainsi que l'intelligence est cause de ses idées. C'est pourquoi, en tant que ses idées dépendent d'elle, je l’appelle cause ; en tant qu’elle se compose de ses idées, je l'appelle tout ; il en est de même de Dieu, qui par rapport à ses effets, c’est-à-dire aux créatures, n'est autre chose qu'une cause immanente, et qui, au second point de vue, peut être appelé tout.



Commentaire/Analyse

La réponse de l’amour au désir est une preuve que même pour Spinoza, nous ne sommes pas “dans” Dieu en ce qui concerne ce dialogue : « Que m’as-tu donc montré, ô infâme, si ce n’est ce qui produira ma perte ». Il s’agit d’une démonstration par l’absurde, dans un style érasmien classique. Puisqu’en Dieu, l’amour ne pourrait jamais dire cela au désir, alors nous ne sommes pas en Dieu. Ou bien, le désir et l’amour ne peuvent pas fonctionner comme cela. Donc, le postulat que Spinoza voulait examiner se révèle faux, ce qu’il voulait d’ailleurs démontrer.

Ce n’est pas le point le plus important du discours spinoziste ici. Il présente la haine et le repentir comme ennemis du genre humain. Je ne saurais dire si Spinoza le pense vraiment, ou s’il pousse l’absurde de sa démonstration jusque-là, mais il est intéressant de considérer que c’est l’amour qui parle ici. L’amour déclare que la haine et le repentir, ainsi que l’oubli sont les ennemis du genre humain. Pour la haine, il n’est pas nécessaire de commenter quoi que ce soit. Néanmoins, sans vouloir répondre à Spinoza directement, voyons ce que sont le repentir et l’oubli pour le genre humain.

Commençons par l’oubli. L’homme a été créé capable d’oublier. C’est le texte hébreu de la Genèse qui l’indique. Le passage connu comme « mâle et femelle il le créa » se dit en hébreu : זָכָ֥ר וּנְקֵבָ֖ה בָּרָ֥א אֹתָֽם (Gn 1:27). Et l’on peut également le traduire par « mémoire et absence il le créa ». Il est donc capable d’oubli de quelque chose. Il fallait bien qu’Adam puisse oublier le commandement divin, ne serait-ce qu’un instant, pour le transgresser. On voit ici, que Spinoza a raison de pointer l’oubli, qui nous coûta horriblement cher, dans le jardin d’Eden. Mais l’oubli a une double face. Il est bien aussi d’oublier le mal que l’on nous a fait. L’important n’est donc pas l’oubli en tant que tel, mais bel et bien ce qui est oublié. Lorsque c’est la volonté de Dieu, c’est tragique, mais lorsqu’il s’agit de tout ce qui peut nuire à notre relation à autrui, alors Dieu bénit cet oubli. Il l’a rendu possible.

La philocalie nous rapporte ces paroles d’Evagre le solitaire (dans “sur la prière”) qui illustre parfaitement ce côté dangereux de la mémoire :

45 : lorsque vous priez, surveillez attentivement votre mémoire, de façon à ne pas être distrait par les souvenirs du passé. Mais soyez attentifs que vous êtes devant Dieu. Car par nature, l’intellect est apte à à être emporté au loin durant la prière.
46 : lorsque vous priez, la mémoire vous rapporte des fantasmes ou des choses passées, ou des soucis récents, ou encore le visage de qui vous a irrité.
47 : le démon est très jaloux de nous lorsque nous prions, et utilise toute sorte d’astuce pour nous détourner de notre but. Ainsi, il utilise systématiquement notre mémoire pour faire jaillir des pensées et la chair pour enflammer les passions, de façon à bloquer notre ascension vers le Seigneur.

Le repentir, pour être ainsi attaqué doit probablement être vu comme une faiblesse. Comme un manque de ténacité, de volonté. En fait, c’est une aptitude qui demande une force immense. Le repentir témoigne d’un état spirituel plus ou moins avancé. Dans le même traité sur la prière, Evagre précise ceci sur le repentir : 144 : jusqu’à ce qu’un homme soit totalement transformé par le repentir, il sera sage poru lui de se souvenir de ses péchés avec regret et de se souvenir du feu éternel qu’il méritie vis à vis de cela.

Evagre manie donc le concept magnifique et en même temps ô combien dangereux de la mémoire et comment il est articulé avec le repentir. Spinoza n’a vu que la moitié de la problématique : il faut se souvenir exclusivement de ses péchés jusqu’à avoir réussi à les dépasser par le repentir, mais oublier absolument tout ce qui nous empêche de monter vers Dieu. C’est un discernement et une subtilité que Spinoza ne pose pas. Il est juste frustrant de ne pas avoir le développement du pourquoi sur le repentir…