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De la prédestination divine :

(1) La troisième propriété de Dieu est la prédestination divine. Il a été démontré antérieurement :
1° Que Dieu ne peut omettre de faire ce qu’il fait, c'est-à-dire que toutes choses ont été créées aussi parfaites qu'elles puissent être ;
2° Qu'aucune chose ne peut exister, ni être conçue sans lui.

(2) Maintenant nous avons à nous demander s'il y a en Dieu des choses contingentes, c'est-à-dire qui puissent être ou n'être pas, et en second lieu s'il y a quelque chose dont nous ne puissions demander pour quelle raison elle est. Voici comment nous démontrons qu'il n'y a pas de choses contingentes : Tout ce qui n'a pas une cause d'existence est impossible. Or tout ce qui est contingent est ce qui n'a pas en soi de cause d'existence. Donc... –
La majeure précédente est hors de doute : la mineure se démontre ainsi : si un contingent a une cause certaine et déterminée d'existence, il est nécessaire qu'il soit. Mais qu'une chose soit à la fois contingente et nécessaire, c'est ce qui répugne. Donc... –

(3) Quelqu'un dira peut-être que le contingent n'a pas une cause certaine et déterminée, mais seulement contingente. A quoi je réponds : s'il en était ainsi, il faudrait entendre ce principe soit dans le sens divisé (sensu diviso), soit dans le sens composé (sensu composito) : dans le premier sens, ce serait dire que l'existence de telle cause est contingente, mais non pas en tant qu'elle est cause ; dans le second sens, au contraire, elle serait contingente, non pas en soi, mais en tant que cause. Or l'une et l'autre de ces hypothèses sont fausses. Pour la première, en effet, si le contingent n’est tel que parce que l'existence de sa cause est contingente, il s'ensuivra que cette cause elle-même ne sera contingente que parce qu'elle aura à son tour une cause contingente, et cela à l'infini.
Et comme on a vu que tout dépend d’une cause unique, cette cause elle-même devrait être contingente, ce qui est manifestement faux. Quant à la seconde hypothèse, si cette cause, en tant que cause, n'était pas déterminée à produire ou à omettre une chose plutôt qu'une autre, il serait impossible qu'elle produisit ou omît cette chose : ce qui répugne.


(4) Quant à la seconde question : existe-t-il quelque chose dans la nature dont on ne puisse demander pourquoi il est, cela revient à dire que nous devons chercher par quelle cause quelque chose existe ; car, sans cette cause, la chose elle-même n'existerait pas. Or cette cause doit être cherchée soit dans la chose, soit hors d'elle. Si on nous demande une règle pour faire cette recherche, nous dirons qu'il n'en est besoin d'aucune ; car, si l'existence appartient à la nature de la chose, il est certain que nous n'avons pas à en chercher la cause hors d'elle ; et s'il n'en est pas ainsi, c'est au contraire en dehors d'elle que la cause doit être cherchée. Or, comme le premier ne se trouve qu’en Dieu, il s'ensuit, comme nous l'avons déjà montré, que Dieu est la première cause de toutes choses.

(5) Il suit de là que même telle ou telle volition de l'homme (car l'existence de la volonté n'appartient pas à son essence) veut une cause externe, par laquelle elle est nécessairement causée, ce qui d'ailleurs résulte évidemment de tout ce que nous venons de dire dans ce chapitre, et deviendra plus évident encore quand nous traiterons dans notre seconde partie de la liberté humaine.

(6) D'autres philosophes nous objectent : Comment peut-il se faire que Dieu, cause unique et souverain parfait, ordonnateur et pourvoyeur de toutes choses, ait permis dans la nature le désordre qui y règne ? pourquoi n'a-t-il pas créé l'homme incapable de pécher ?

(7) Pour ce qui est du désordre de la nature, on ne peut l’affirmer avec certitude, car nous ne connaissons pas assez les causes de toutes choses pour pouvoir en juger. Cette objection vient de cette ignorance qui consiste à poser des idées universelles, auxquelles certains philosophes pensent que les choses particulières doivent se conformer pour être parfaites. Ils placent ces idées dans l'entendement divin : c'est pourquoi beaucoup de sectateurs de Platon ont dit que ces idées universelles, par exemple celle de l’animal raisonnable, ont été créées par Dieu. Et quoique les aristotéliciens disent que de telles idées n'existent pas, et ne sont que des êtres de raison, cependant eux-mêmes semblent souvent les considérer comme des choses réelles, puisqu’ils disent expressément que la Providence n'a pas égard aux individus, mais seulement aux genres ; que, par exemple, Dieu n'a jamais appliqué sa providence à Bucéphale, mais au genre cheval en général. Ils disent encore que Dieu n’a pas la science des choses particulières et périssables, mais seulement des choses générales, qui, dans leur opinion, sont immuables : ce qui atteste leur ignorance ; car ce sont précisément les choses particulières qui ont une cause, et non les générales, puisque celles-ci ne sont rien. Donc, Dieu n'est cause et providence que des choses particulières ; et ces choses particulières ne pourraient se conformer à une autre nature sans cesser par là même de se conformer à la leur propre ; et par conséquent elles ne seraient pas ce qu’elles sont. Par exemple, si Dieu eût créé tous les hommes tels qu'Adam avant le péché, il n'eût créé qu'Adam et non pas Pierre et Paul ; tandis qu'au contraire en Dieu la vraie perfection consiste à donner à toutes choses depuis les plus petites jusqu'aux plus grandes, leur essence, ou, pour mieux dire, à posséder en lui toutes choses d’une manière parfaite.

(8) Quant à l’autre point, à savoir pourquoi Dieu n'a pas créé des hommes tels qu’ils ne pussent pécher, je réponds que tout ce qui est dit du péché ne l’est qu'au point de vue de notre raison ; comme lorsque nous comparons deux choses entre elles, ou une même chose à deux points de vue différents : par exemple, si quelqu’un fait une horloge apte à sonner et à indiquer les heures, et que l'ouvrage soit bien d'accord avec la fin que s'est proposée l’auteur, on appelle une telle œuvre bonne ; sinon nous l'appelons mauvaise, quoiqu'elle puisse être bonne même alors, si le but de l’auteur eût été de la rendre détraquée et sonnant hors de propos.

(9) Nous concluons donc que Pierre doit convenir nécessairement avec l’idée de Pierre, et non avec l'idée de l'homme, et que le bien ou le péché ne sont que des modes de la pensée et non pas des choses quelconques, ayant une existence réelle, comme nous le démontrerons peut-être plus amplement encore dans les chapitres suivants, car toutes les choses et les oeuvres de la nature sont parfaites.


Commentaire/Analyse



En lisant le titre, on se dit immédiatement que l’on va traiter d’Augustin ou de Calvin. Mais il n’en est rien. A vrai dire, de façon étonnante, relativement à son titre, ce chapitre du traité de Spinoza ne traite pas de prédestination. Il traite des problématiques de contingence en Dieu et en l’homme. Et Spinoza va lutter âprement avec les conséquences de son assimilation du monde et Dieu. Tout d’abord il réfute par la notion d’évidence l’impossibilité de la contingence en Dieu. Définissons-la rapidement pour ceux qui ne sont pas familiers avec le terme : c’est l’opposé de la nécessité. Est contingent ce qui n’est absolument pas nécessaire. C’est d’ailleurs la définition qu’il en donne dans sa démonstration dans le paragraphe 2, pour réfuter toute contingence en Dieu. Il ne le précise pas non plus, mais il est bon de rajouter qu’il n’y a pas de nécessité en Dieu. Le binôme contingence/nécessité est tout à fait étranger à Dieu. Si l’on disait de Dieu qu’il Lui est nécessaire d’être, ou d’être une Trinité, alors serait Dieu la chose dont proviendrait cette nécessité. Il aborde ensuite la notion de volition, qui n’est peut-être pas non plus commune à chacun. La volition est l’acte résultant de la volonté. C’est la partie concrète de la volonté, là où un désir peut être passif. Si on raisonne selon l’articulation cause/effet, la volonté est la cause et la volition l’effet. Il garde néanmoins son utilisation pour un chapitre ultérieur, je fais donc de même. Puis Spinoza arrive à la problématique du péché, qui nous intéresse évidemment du point de vue théologique. Voyons comme il aboutit ici via son raisonnement implacable du point de vue logique.



Il n’y a pas de contingence en Dieu. Dieu étant le monde (pour Spinoza) il n’y a donc pas de contingence dans le monde. Donc tout est nécessaire. Donc les actions de l’homme sont nécessaires. Mais il y a du désordre dans le monde, à cause du péché de l’homme. Comment résoudre cette contradiction ? La théologie orthodoxe répond que le péché est le résultat d’une liberté humaine mal utilisée. Mais voyons plutôt comment le génie flamand répond. Sa réponse s’articule en deux points : le monde et l’homme. Pour ce qui est du monde, il déclare que le désordre ne correspond finalement qu’à des catégories mentales chez l’homme qui catégorise les choses pour les définir en désordre. Ces catégories mentales, le philosophe les appose à ces façons ensembliste de voir les choses. Il attaque durement les philosophes grecs Platon et Aristote, avec cette phrase lapidaire : « car ce sont précisément les choses particulières qui ont une cause, et non les générales, puisque celles-ci ne sont rien ». Et là, il a parfaitement raison. Les catégories, les idées platoniciennes, ne sont que des moyens pour l’esprit humain de penser de façon plus abstraite, mais les abstractions engendrées par ce mode de raisonnement nous conduisent à des erreurs, puisque nous ne trouvons pas ces choses dans la réalité. Pour ce qui est du péché de l’homme, il répond en changeant immédiatement la façon dont nous voyons la problématique. Il ne s’agit pas de considérer que l’homme aurait du être créé comme Adam avant le péché, mais bien de considérer que l’homme a été créé de cette façon-là, et qu’en cela réside une forme de perfection. Il conviendra théologiquement de méditer cette pensée puissante : et si la perfection contenue dans l’homme incluait même son inéluctable propension au péché ? Cela peut parfaitement ressembler à une idée chrétienne et orthodoxe, car cela voudrait dire au final, que nous serions condamnés pour notre manque de miséricorde face au péché d’autrui. Il nous faudrait accepter ce péché, comme faisant partie de lui. Seule énigme devant les prénoms Pierre et Paul. Parle-t-il de nos fameux apôtres martyrisés à Rome ?