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Des propriétés qui n'appartiennent pas à Dieu

(1) Nous avons maintenant à parler des propriétés qui sont communément attribuées à Dieu, mais qui ne lui appartiennent cependant pas, et aussi de celles par lesquelles on essaye de démontrer l'existence de Dieu, mais sans succès ; et enfin des règles d’une vraie définition.

(2) Pour cela, nous ne nous préoccuperons pas des images que les hommes se font habituellement de Dieu ; mais nous résumerons brièvement ce que les philosophes ont coutume d'en dire. Par exemple ils ont défini Dieu, un être qui subsiste par lui-même ou qui ne sort que de lui-même, cause de toutes choses, tout-puissant, omniscient, éternel, infini, souverain bien, d'une infinie miséricorde, etc. Mais, avant d'entreprendre cette recherche, voyons d'abord ce qu'on nous accorde :

(3) 1° D'abord ils disent qu'aucune définition vraie et adéquate ne peut être donnée de Dieu ; car ils n'admettent aucune définition que celle qui se fait par le genre et la différence ; or, comme Dieu n'est pas une espèce dans un certain genre, il ne peut être correctement et régulièrement défini.

(4) 2° Ils disent en outre que Dieu ne peut pas être défini, parce que la définition doit exprimer la chose en elle-même et d'une manière affirmative, tandis qu'on ne peut pas parler de Dieu d'une manière affirmative, mais seulement négative ; donc on ne peut en donner une définition exacte.

(5) 3° En outre, ils disent encore que Dieu ne peut absolument pas être prouvé a priori, parce qu'il n'a pas de cause, mais qu'il ne peut être prouvé que d'une manière probable et par ses effets. Puisqu’ils nous accordent eux-mêmes par ces diverses opinions quelle faible et pauvre connaissance ils ont de Dieu, nous pouvons maintenant entrer dans l'examen de leur définition.

(6) D’abord, nous ne voyons pas qu’ils nous donnent en réalité des attributs ou des propriétés, par lesquels la chose (c'est-à-dire Dieu) puisse être connue dans ce qu'elle est, mais seulement des propres (propria), qui sans doute appartiennent bien à une chose, mais sans nous éclairer en rien sur ce qu'elle est. Car, lorsqu’on nous dit qu'un être subsiste par lui-même, qu'il est la cause de toutes les choses, qu'il est souverain bien, éternel, immuable, etc. ; tout cela sans doute est propre à Dieu, mais ne nous apprend pas quelle est son essence et quelles sont les vraies propriétés de cet être auquel ces propres appartiennent.

(7) Il est temps aussi de considérer les choses qu’ils attribuent à Dieu et qui ne lui appartiennent pas , comme sont par exemple l'omniscience, la miséricorde infinie, toutes choses qui ne sont que des modes particuliers de la chose pensante, et qui ne peuvent en aucune façon exister ni être comprises sans la substance dont ils sont les modes, et qui par conséquent ne doivent pas être attribuées à Dieu, en tant qu’essence subsistant par lui-même.

(8) Enfin lorsqu’ils disent que Dieu est le souverain bien, s'ils entendent par-là autre chose que ce qu'ils ont déjà dit, à savoir que Dieu est immuable et cause de toutes choses, ils s’égarent dans leur propre concept et ne se comprennent pas eux-mêmes ; ce qui vient de leur erreur fondamentale sur le concept du bien et du mal, croyant que c'est l’homme et non pas Dieu qui est la cause de ses péchés et de son propre mal, ce qui ne peut être, comme nous l’avons démontré ; autrement, nous serions forcés d’affirmer que l'homme est la cause de lui-même. C'est ce que nous éclaircirons encore plus tard, lorsque nous traiterons de la volonté de l’homme.

(9) Maintenant, il est nécessaire de réfuter les sophismes par lesquels ils essayent de justifier leur propre ignorance. Ils disent d’abord qu'une bonne définition doit se faire par le genre et la différence. Mais, quoique cela soit accordé par tous les logiciens, je ne sais pas cependant d'où ils tirent cette règle ; car, si cela était vrai, on ne pourrait absolument rien savoir ; en effet, si nous ne connaissons pleinement une chose qu'à l'aide d'une définition par le genre et la différence, nous ne pourrons jamais connaître parfaitement le genre le plus élevé, puisqu’il n'a aucun genre au-dessus de lui ; mais si nous ne pouvons pas connaître le genre suprême, qui est la cause de la connaissance de toutes les autres choses, encore moins pourrons-nous connaître et comprendre ces choses, qui ne sont expliquées que par la première.

Mais, puisque nous sommes libres et nullement liés à leurs opinions, établissons par la vraie logique d'autres règles de la définition, conformément à la distinction que nous faisons dans la nature.

(10) Nous avons vu que les attributs (ou, comme d'autres les appellent, les substances) sont des choses, ou, pour parler plus exactement, sont un seul être qui existe par lui-même et par conséquent ne peut être connu que par lui-même Pour les autres choses, nous voyons qu'elles ne sont que des modes de ces attributs, sans lesquels elles ne peuvent ni exister ni être comprises. Les définitions doivent donc être de deux sortes d'espèce :

1° Les définitions des attributs qui appartiennent à un être subsistant par lui-même, lesquels n'ont besoin du concept d'aucun genre, ni de quoi que ce soit, car puisqu’ils sont les attributs d’un être subsistant par lui-même, ils sont aussi connus par eux-mêmes.

2° Les définitions des autres choses qui ne subsistent par elles-mêmes, mais seulement par les attributs dont elles sont les modes et par lesquels elles peuvent être comprises, comme par leurs genres.

En voilà assez sur leur théorie de la définition.

Pour le second point, à savoir que Dieu ne peut être connu par nous d’une manière adéquate, il y a été suffisamment répondu par Descartes dans ses Réponses aux objections qui concernent précisément cette question.

(11) Enfin, quant au troisième point, que Dieu ne peut être prouvé a priori, nous y avons déjà répondu (ch. Ier) : car, puisque Dieu est cause de lui-même, il suffit de le prouver par lui-même ; et une telle preuve est beaucoup plus rigoureuse que la preuve a posteriori qui n'a lieu d’ordinaire que par le moyen des causes extérieures.

[1] Quant aux attributs qui constituent véritablement Dieu, ils ne sont autre chose que des substances infinies, dont chacune est infiniment parfaite ; c’est ce que nous démontrons par des raisons claires et distinctes. Il est vrai que, de ces attributs en nombre infini, nous n'en connaissons jusqu'ici que deux par leur essence propre, à savoir la pensée et l’étendue. En outre, tous ceux qui sont communément attribués à Dieu ne sont pas des attributs, mais seulement certains modes qui peuvent être affirmés de lui, soit par rapport à tous ses attributs, soit par rapport à un seul ; par exemple, par rapport à tous, on dira que Dieu est éternel, subsistant par lui-même, infini, cause de tout, immuable ; et, par rapport à un seul, par exemple, qu’il est omniscient (ce qui se rapporte à l’attribut de la pensée), qu'il est partout, qu'il remplit tout (ce qui a rapport à l'attribut de l'étendue).

[2] J'entends Dieu considéré en lui-même, dans l’ensemble de ses attributs.


Commentaire/Analyse

Ceci est un des meilleurs chapitres du court traité. On y voit un Spinoza flamboyant. Il laisse de côté les représentations humaines au profit des définitions philosophiques. Ceci ne me semble d’ailleurs pas hautain et méprisant, mais bel et bien caractéristique d’une saine délimitation des choses. Spinoza veut attaquer le sujet « Dieu » de façon philosophique. Et lorsqu’on regarde son tour d’horizon philosophique sur cette question fondamentale, on ne voit que des problématiques liées à la nature divine. C’est-à-dire des problématiques dans un prisme finalement très scolastique. Ceci donne une indication sur le contexte historique dans lequel il réalise ceci. On voit sa dette intellectuelle vis-à-vis de Descartes, mais le célèbre penseur français marque déjà une étape de la grande décadence intellectuelle, dont Spinoza se fait l’historien, et l’involontaire nécrologue.

Et l’erreur fondamentale de Spinoza réside dans son préambule : ne pas se rattacher aux représentations humaines. Si effectivement certaines personnes auront des définitions liées à l’imagination, la culture ou l’éducation, il y a ici une relativisation du religieux qui est un écueil méthodologique terrible. En effet, Dieu est d’une certaine façon au-delà de toute preuve, même si philosophiquement on pourra facilement admettre qu’il n’y a pas d’effet sans cause, et que le monde doit bien avoir une cause. Mais en ce cas, il faut accepter que Dieu Lui-même soit sans cause. Pour qu’un effet puisse advenir, il faut qu’il y ait au moins une cause sans cause. Mais le religieux n’est pas bâti sur ce genre de spéculations. Il est bâti sur quelque chose d’absolument irremplaçable, par quelque chose qui va bien au-delà de toutes les joutes philosophiques : l’expérience. Il y a des gens qui ont des expériences du divin. Ceux qui ne les ont pas, rangent généralement ceci du côté de l’imagination. Mais c’est une appréciation d’aveugles sur la lumière. Elle n’a pas de fondement. C’est la confrontation entre la spéculation philosophique et la réalité de l’expérience mystique et religieuse dont il est question ici. Et cette expérience entraîne la notion cardinale que Spinoza laisse de côté : Dieu comme être relationnel. C’est la grande fracture avec les conceptions extrême orientales du divin, absolument compatibles avec les spéculations philosophiques les plus subtiles : Dieu comme grand tout impersonnel, comme « force ». Les grandes expériences mystiques du divin témoignent d’un Dieu relationnel. Toute la patristique s’engouffre dans cette brèche inouïe, et « philosophe » à partir de ce donné. Spinoza n’en dit pas un mot.

Deux possibilités pour cela : soit il ne considère pas les Pères de l’Eglise comme des philosophes dignes de ce nom, soit il range leur pensée dans les conceptions humaines tirées de l’expérience. Dans les deux cas, et peut-être pense-t-il es deux à la fois, il se trompe et réalise le péché d’orgueil philosophique : la pensée qui se veut autonome. L’analyse de la philosophie de l’économie du Père Boulgakov a montré l’absurdité de cette prétention proprement luciférienne. Les Pères de l’Eglise ont une longueur d’avance sur toute la pensée humaine : ils philosophent à partir du réel. Le réel de l’expérience. On pourra rétorquer que les philosophes non « chrétiens » sont prudents et préfèrent philosopher sur des bases solides et admissibles par tous. Prenons les exemples de notre vie pour montrer la faiblesse et les limites de cette position. Peut-on philosopher pour montrer qu’une œuvre artistique est belle ? peut-on philosopher pour démontrer l’amour d’un homme pour son épouse ou pour ses enfants ? Le point ici n’est pas de démontrer l’impossibilité de philosopher. Cela me semble au contraire absolument nécessaire. Il est d’ailleurs possible de philosopher sur l’art et l’amour. Mais il me semble indispensable dans cette démarche, de philosopher en prenant en compte son émotion artistique, amoureuse ou paternelle. On philosophe dans le réel, sinon tout ceci est du bricolage. Spinoza ici bricole un peu finalement, probablement à cause de se relation compliquée au religieux, et aux autorités religieuse de sa communauté. Ceci explique peut-être cela…