Spinoza : court traité (chapitre 10) : le suicide de la philosophie et l’emprise de la gnose
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(1) Pour dire brièvement ce qu'est en soi le bien et le mal, nous ferons remarquer qu’il y a certaines choses qui sont dans notre entendement sans exister de la même manière dans la nature, qui sont par conséquent le produit de notre pensée et ne nous servent qu'à concevoir les choses distinctement : par exemple, les relations, et ce que nous appelons des êtres de raison.
(2) On se demande donc si le bien et le mal doivent être comptés parmi les êtres de raison ou parmi les êtres réels. Mais, comme le bien et le mal ne sont autre chose qu'une relation, il est hors de doute qu'ils doivent être considérés comme des êtres de raison ; car rien n'est appelé bon, si ce n'est par rapport à quelque autre chose qui n'est pas aussi bon ou aussi utile ; ainsi, on ne dit d'un homme qu'il est méchant que par rapport à un autre qui est meilleur, ou d’une pomme qu'elle est mauvaise que par rapport à une autre pomme qui est bonne ou qui est meilleure. Or, il serait impossible de s'exprimer ainsi si le bon ou le meilleur n’était pas ce par rapport à quoi cette chose a été nommée mauvaise.
(3) De sorte que, lorsque nous désignons quelque chose par le nom de bon, nous n'entendons par là que ce qui est d'accord avec l’idée générale que nous nous faisons de cette sorte de chose ; et cependant, comme nous l’avons déjà dit, chaque chose ne peut être conforme qu'à son idée particulière, dont l’essence doit être une essence parfaite, et non avec l'idée universelle de son espèce, puisque de telles idées ne peuvent en aucune façon exister.
(4) Pour confirmer ce que nous venons de dire, quoique la chose soit assez claire par elle-même, nous ajouterons les arguments suivant : Tout ce qui est dans la nature peut se ranger sous deux classes : des choses ou des actions. Or le bien et le mal ne sont ni des choses, ni des actions. Donc le bien et le mal ne sont pas dans la nature. Si le bien et le mal étaient des choses ou des actions, ils devraient avoir leur définition ; mais le bien et le mal, par exemple la bonté de Pierre et la méchanceté de Judas, n'ont pas de définition en dehors de l'essence de Pierre et de Judas, car celle-là seule existe dans la nature ; ils ne peuvent donc être définis en dehors de leur essence.
D’où il suit que le bien et le mal ne sont pas des choses ou des actions existant dans la nature.
Commentaire/Analyse
Autant le chapitre sur Dieu avait été stimulant, autant ce chapitre sur le bien et le mal est décevant. Spinoza ne répond pas. Il aurait pu ne pas répondre de façon apophatique en déclarant que ce sujet est finalement trop vaste pour lui. Il ne répond tout simplement pas, ou bien sa réponse est en décalage avec le titre de ce qu’il comptait étudier. Pourtant son ambition semble claire lorsqu’il commence par « Pour dire brièvement ce qu’est en soi le bien et le mal » ! Son attitude dans tout ce développement semble être de dire que le bien et le mal sont des constructions mentales qu’on ne retrouve pas dans la nature, et que donc finalement, il n’y a pas grand-chose à en dire. On croirait voir un athée avec un argumentaire de débutant du type : « Dieu est une construction mentale chez certains névrosés terrorisés par l’idée de la mort. Il n’y a pas grand-chose à dire au final ». Mais c’est un peu court tout de même !!!
On pourra rejoindre Spinoza, et considérer que les visions du bien et du mal évoluent et se différencient selon les époques, les personnes et les contextes. Les questions très clivantes que peuvent être la peine de mort ou l’avortement montrent que l’idée de bien et de mal est très subjective selon les individus. On pourra même déceler un petit trait gnostique sous-jacent dans cette notion de dire que le bien et le mal est finalement à dépasser, et qu’il s’agit néanmoins de deux pôles absolument équivalents.
La théologie orthodoxe a une approche toute différente de cette problématique. Les Pères de l’Église affirment ainsi que le mal n’existe pas en tant qu’une chose possédant une substance. Seul existe le bien, et ne peut être pensé qu’une absence de bien, et c’est cela qui tiendra lieu de mal. L’affirmation théologique suivante qui peut être faite pourra rejoindre certains éléments de réflexions spinozistes, ou avoir quelques accents nietzschéens : le bien et le mal doivent être dépassés. Ceci uniquement dans le sens de ce que donne à penser une civilisation à un moment. La définition véritable du bien se trouve dans le Christ, chemin, vérité, et vie. Prenons une illustration concrète pour le lecteur francophone de l’an 2018 : ce n’est pas la république française qui fixe ce qu’est le bien et le mal. Ce n’est pas la culture française qui fixe ce qui est bien ou mal. Ce n’est pas notre pensée propre, qu’on la conçoive autonome ou déterminée qui fixe ce qui est bien ou mal. l’Église affirme avec force, qu’un entendement seul est toujours malade. La république ou la culture française peuvent avoir des points communs dans ce que demande le Christ pour accéder au Royaume. En ce cas, c’est plus « simple ». Mais il y a des choses qui vont être en contradiction avec ce que demande le Christ. En ce cas, ce sera plus exigeant pour la personne d’être un chrétien authentique. C’est aussi ce qui permettra au Christ, lors du redoutable jugement de distinguer entre les tièdes qui seront vomis et ceux qui auront menés le bon combat. Ce sera le moment des grincements de dents.
Spinoza ne répond pas à la question et c’est décevant. Cette capitulation sonne comme un suicide, une impuissance radicale qui interroge. On pourra néanmoins déceler des éléments de gnose et se demander si la gnose n’est pas davantage multiforme, et avec une emprise bien plus grande qu’on ne le pense. Il se peut fort que la gnose ne soit pas une affaire théologique des débuts de l’Église, mais bien le seul et unique adversaire de celle-ci, apparaissant sans cesse sous de nouveaux visages tout au long de l’histoire. Ainsi, ce travail d’analyse de tout ce qui est utile à considérer dans la pensée de Spinoza du point de vue orthodoxe, devra mettre en lumière ces éléments gnostiques. Car connaître et identifier l’adversaire est le premier élément à réaliser dans tout ce qui concerne le combat spirituel. Il nous faut reconnaître son emprunte, et nous tenir sur nos gardes…