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De l'origine des passions dans l'opinion

(1) Voyons d'abord comment les passions, comme nous l’avons dit, naissent de l'opinion. Pour le bien faire comprendre, choisissons quelques passions, comme exemples, pour prouver ce que nous disons.

(2) L'admiration est une passion qui naît du premier mode de connaissance, car, lorsque de plusieurs exemples on s'est fait une règle générale, et qu’il se présente un cas contraire à cette règle, on est surpris[1]. Par exemple, celui qui est habitué à ne voir que des brebis à queue courte sera étonné en voyant celles du Maroc, qui ont la queue longue. De même en est-il de ce paysan qui, raconte-t-on, s’était figuré qu'il n'y avait pas de campagne au delà de celle qu’il était habitué à voir, et qui, ayant perdu sa vache et s'étant mis à sa poursuite, était stupéfait de voir qu’au-delà de son petit champ il y en avait encore tant d’autres, d'une si vaste étendue.

(3) On peut en dire encore autant de ces philosophes qui se figurent qu'au delà de ce petit coin, ou globe de terre qu'ils habitent, il n'y a pas d'autres mondes, parce qu'ils n'en ont jamais contemplé d’autres. Aussi l'étonnement (admiration) ne se rencontre-t-il jamais dans ceux qui tirent de vraies conclusions. Voilà quant au premier point.

(4) La seconde passion, à savoir l’amour, peut naître :

1° Soit du ouï-dire ;
2° Soit de l'opinion ;
3° Soit des vraies idées.

(5) Par exemple, le premier se fait voir dans les rapports de l’enfant à son père, car il suffit que le père ait dit que quelque chose était bon pour que l'enfant, sans plus ample information, prenne de l'inclination pour cet objet ; il en est de même de ceux qui sacrifient leur vie par amour pour la patrie, et de tous ceux qui prennent de l'amour pour une chose par le seul fait d'en avoir entendu parler.

(6) Quant au second cas, il est certain que l'homme, lorsqu’il voit ou croit voir quelque chose de bon, tend à s'unir à cet objet ; et, en raison du bien qu’il y remarque, il le choisit comme le meilleur de tous, et en dehors de lui il ne voit rien de préférable ni de plus séduisant. Mais s'il arrive, comme cela est fréquent, qu’il rencontre un autre bien qui lui paraisse meilleur que le précédent, alors son amour se tourne sur l'heure du premier vers le second : ce que nous ferons voir plus clairement dans notre chapitre sur la liberté de l'homme.

(7) Quant à la troisième espèce d'amour, celui qui naît des idées vraies, comme ce n’est pas ici le lieu d’en traiter[2], nous ajournerons cette question quant à présent.

(8) La haine, qui est l'opposé absolu de l'amour, naît de l’erreur, qui à son tour vient de l’opinion ; par exemple, lorsque quelqu'un s'est persuadé que tel objet est bon et qu’un autre entreprend de le lui faire perdre, alors il s'élève dans le premier de la haine contre le second, ce qui n'aurait jamais lieu dans celui qui connaît le vrai bien, comme nous le montrerons plus loin. Car tout ce qui existe ou est pensé n'est que misère par rapport au bien véritable. Celui qui aime de telles misères ne mérite-t-il pas plus la compassion que la haine ? En outre, la haine vient encore du ouï-dire, comme nous le voyons chez les Turcs contre les chrétiens et les juifs, et chez les chrétiens contre les Turcs et les juifs. Car combien ces différentes sectes sont-elles réciproquement ignorantes de leurs religions et de leurs mœurs ?

(9) Quant au désir, soit qu’il consiste, selon les uns, à chercher à obtenir ce que nous n'avons pas, ou, selon les autres, à conserver ce que nous avons[3], il est certain qu’il ne peut jamais naître ni se rencontrer chez personne que provoqué par la forme du bien.

(10) D'où il est évident que le désir (comme l’amour) naît aussi du premier mode de connaissance. Car l'homme qui entend dire d'une chose qu'elle est bonne éprouve pour elle du désir ; par exemple, le malade qui entend dire par son médecin que tel remède est bon pour son mal, se porte aussitôt vers ce remède et le désire. Le désir naît aussi de l’expérience, comme cela se voit encore dans la pratique des médecins, qui, ayant éprouvé un certain nombre de fois la bonté d'un certain remède, s'y attachent comme s'il était infaillible.

(11) Il est clair que ce que nous venons de dire de ces passions peut s'appliquer également à toutes les autres ; et, comme nous allons chercher dans les chapitres suivants quelles sont celles de nos passions qui sont raisonnables et celles qui ne le sont pas, nous n'en dirons pas plus de celles qui naissent de l'opinion.

[1] Il ne faut pas entendre cela comme si l'admiration dût être toujours précédée d'une conclusion formelle ; il suffit qu’elle existe tacitement, lorsque nous pensons que la chose ne peut être autrement que nous n'avons coutume de le croire par expérience, ou par ouï-dire. Ainsi Aristote, disant que le chien est un animal aboyant, concluait de là que tout ce qui aboie est un chien ; mais, lorsqu'un paysan nomme un chien, il entend tacitement la même chose qu'Aristote par sa définition ; de telle sorte que lorsqu’il entend aboyer, il dit : C'est un chien. Par conséquent, le paysan, quoiqu'il n'ait fait aucun raisonnement, cependant, s'il rencontrait un animal aboyant qui ne fût pas un chien, ne serait pas moins étonné qu'Aristote qui a fait un raisonnement exprès. C'est ce qui arrive encore, lorsque nous remarquons un objet auquel nous n’avons pas encore pensé : ce qui serait impossible si nous n'avions préalablement connu quelque chose de semblable en tout ou en partie, mais non assez semblable pour que nous soyons affectés absolument de la même manière.

[2] Nous ne parlons pas ici de l'amour, né des idées vraies, ou de la connaissance claire, parce qu’il ne doit rien à l'opinion. (Voy. plus loin, chap. XXII.)

[3] La première définition est la meilleure, car, aussitôt qu’on jouit d’une chose, le désir cesse ; et la passion de conserver la chose n’est pas un désir, mais plutôt une crainte de perdre la chose aimée.





Commentaire/Analyse




Spinoza analyse ici admiration, amour/haine et désir. Mais il les autonomise les uns par rapport aux autres, et ne cherche pas à penser comment s’articulent admiration, amour et désir. René Girard a proposé une théorie qui expose une articulation très originale et probablement vraie. Pourquoi probablement ? Parce que dans le domaine des sciences humaines, il est extrêmement difficile, voire impossible de tirer une conclusion du type mathématique, avec une irréfutable démonstration. Dans le domaine des sciences humaines, il est bien présomptueux déjà d’utiliser le qualificatif de science. Disons qu’il s’agira davantage d’une sorte de méthode : travailler sur des données statistiques permettra par exemple de montrer une corrélation entre pauvreté et criminalité, comment sont reliées éducation et criminalité, etc.

René Girard est un anthropologue du désir. C’est un anthropologue très particulier, puisqu’il est issu du champ de la littérature. Il a d’abord étudié le fonctionnement du désir dans la littérature romantique, et dans la littérature romanesque. Et il y voit deux visions irréductiblement opposées : le romantique postule l’autonomie absolue du désir, et superpose pour ainsi dire volonté et désir, tandis que les écrivains de romans non affiliés au romantisme semblent montrer une non autonomie du désir, mais plutôt un fonctionnement mimétique de celui-ci. Qu’est-ce à dire ? Le désir ne serait pas propre, mais plutôt imité. Je désire ceci, parce que quelqu’un d’autre le désire déjà. René Girard trouve ceci chez Proust, Cervantès, Shakespeare, Dostoïevski, Stendhal, etc. Il prend le parti de dire que le romantisme s’aveugle sur le désir, et que la littérature romanesque tient ici une intuition qui avait même échappé aux plus brillants philosophes (tels que Spinoza ici). Il publie une étude de littérature intitulée « mensonge romantique et vérité romanesque » qui synthétise tout cela. Puis il passe, dans son deuxième ouvrage, à une vision d’anthropologue. Mais il ne sera pas un anthropologue de terrain, comme Claude Levi-Strauss, allant voir des peuplades primitifs dans des contrées encore non américanisées du globe. Il va réaliser une étude littéraire et une réflexion à partir du mythe.

En partant du postulat du caractère mimétique du désir, Girard se pose la question de la conséquence de celui-ci dans la fondation de nos civilisations. Le désir mimétique implique la rivalité mimétique (deux hommes désirant la même femme qui est un classique culturel et humain), et cette rivalité implique la violence et impose au groupe de trouver une façon de gérer cette violence. Utilisant les travaux de Mircea Eliade, Girard constate qu’absolument TOUS les mythes répertoriés ont comme trait commun l’unanimité d’une foule hostile face à une personne seule et faible, chargée de tous les maux. Il s’agit du phénomène du bouc émissaire. Le désir ayant cette propriété de passer d’une personne à l’autre, il arrive des situations très particulières où tout un groupe va collectivement éprouver une haine contre un seul individu, par résultat d’une subtile évolution de tous les désirs et rivalités mimétiques, et cette haine va se traduire par la mise à mort de ce pauvre malheureux (ou malheureuse). Le mythe est l’histoire que se raconte la foule pour tuer la personne. C’est le récit de l’accusation. Œdipe par exemple a bien tué son père et a bien commis l’inceste avec sa mère. Il est bien coupable. Si la catharsis fonctionne, la violence est supprimée de façon temporaire du groupe. Si la catharsis ne fonctionne pas, alors le groupe sombre dans la violence de tous contre tous. Il disparaît. Nous n’avons comme civilisations, que des groupes ayant réussi cette catharsis. Sa face lumineuse est qu’elle permet à cette civilisation de grandir et de perdurer, et sa face sombre, c’est qu’elle est purement et simplement une transaction diabolique. Pour René Girard, ce mécanisme est l’origine de toutes les civilisations et de toutes les religions. Il se démarque singulièrement de cette vision héritée des Lumières, qui voit dans le prêtre un escroc profitant de la crédulité des gens et de phénomènes naturels non compris et inquiétants. Spinoza lui-même tombe quelque peu dans cette vision simpliste du point de vue de l’anthropologie (principalement dans son traité théologico-politique qui sera étudié après ce court traité). Girard répond qu’il n’en est rien, que les choses sont plus complexes et subtiles, et enfin que ceci est en toute simplicité l’origine des religions partout sur le globe.

C’est pourquoi il intitule son deuxième ouvrage « la violence et le sacré ». La religion est en fait un mécanisme meurtrier permettant, à défaut, aux groupes sociaux de réguler de façon inconsciente et cruelle leur violence. C’est ce mode de régulation de la violence qui engendre le sacré. Se pose alors la question des religions héritées du biblique dans ce schéma. Elle s’en démarque d’une façon simple, lumineuse et radicale. Cette différence absolue est un autre marqueur de leur authentique origine divine. Mais ceci fera l’objet de plusieurs autres billets, tant le sujet est d’importance…