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De la haine

(1) La haine est une propension à repousser ce qui nous a causé une peine ou un dommage. Remarquons que nous pouvons exercer notre activité de deux manières, avec ou sans passion : avec passion, comme on le voit communément chez les maîtres à l'égard de leurs serviteurs qui ont fait quelques fautes, ce qui d'ordinaire provoque leur colère ; sans passion, comme on le raconte de Socrate, qui, lorsqu’il était forcé de châtier son esclave pour le corriger, attendait qu’il ne soit plus irrité dans son âme contre cet esclave.

(2) Puisque nous voyons que nos actions peuvent être faites par nous avec ou sans passion, il s'ensuit qu’il doit être possible pour nous d'écarter, sans émotion de notre part, quand il est nécessaire, les choses qui nous font ou qui nous ont fait obstacle. Et, dès lors, quel est le mieux de s'éloigner des choses avec haine et aversion, ou d'apprendre à les supporter par la force de la raison et sans trouble de l'âme, ce que nous tenons pour possible ? D’abord, il est certain qu'il ne peut pour nous résulter aucun mal de ce que nous traiterons les choses que nous avons à faire sans colère et sans émotion. Or, comme il n'y a pas de milieu entre le bien et le mal, nous voyons que, s'il est mauvais d'agir avec passion, il sera bon d'agir sans elle.

(3) Voyons maintenant s'il y a quelque chose de mal à rejeter les choses avec haine et aversion. Pour la haine qui naît de l'opinion, il est sûr qu'elle ne doit avoir aucune place en nous, car nous savons qu’une seule et même chose peut nous paraître bonne dans un temps et mauvaise dans un autre, comme on le voit pour les médicaments. Reste à savoir si la haine vient toujours de l’opinion, et si elle ne peut pas naître aussi en nous de la connaissance vraie. Pour résoudre cette question, il est bon d'expliquer clairement ce que c'est que la haine, et de la distinguer de l'aversion.

(4) La haine est l'émotion de l'âme qui s'élève contre quelqu’un qui nous a fait du mal avec connaissance et intention. L'aversion est l'émotion qui s'élève dans l'âme contre une chose à cause du tort et du dommage que nous croyons, ou que nous savons venir de la nature de cette chose. Je dis : de sa nature, parce que, lorsqu’il n'en est pas ainsi, si nous recevons d'une chose quelque tort ou dommage, nous n'avons pas d'aversion pour elle ; bien plus, nous pouvons nous en servir pour notre utilité : par exemple, celui qui est blessé par une pierre ou un couteau n'a pas pour eux de l'aversion .

(5) Cela posé, voyons les effets de l'une et de l'autre. De la haine procède la tristesse, et d'une grande haine la colère, laquelle non-seulement, comme la haine, cherche à éviter ce qu'elle hait, mais encore à le détruire, s'il est possible ; et enfin de cette grande haine procède l'envie. De l'aversion naît une certaine tristesse, parce que nous nous efforçons de nous priver d’une chose qui, étant réelle, a quelque essence et par conséquent quelque perfection.

(6) Par là, il est facile de comprendre que si nous usons bien de notre raison, nous ne pouvons avoir de haine ni d'aversion contre aucune chose, parce qu’en agissant ainsi nous nous priverions nous-mêmes de la perfection qui est dans cette chose. La raison nous enseigne aussi que nous ne pouvons avoir de haine contre personne : en effet, pour tout ce qui est dans la nature, si nous voulons en tirer quelque chose, nous devons nous efforcer de le changer en mieux, soit pour notre âme, soit pour la chose elle-même.

(7) Et comme, de tous ces objets que nous connaissons, l'homme parfait nous est le meilleur, c'est aussi le mieux pour nous et pour tous les autres hommes que nous essayions de les élever à cette perfection, car alors nous retirerons d'eux le plus grand fruit, comme eux de nous-mêmes. Le moyen pour cela est de les traiter toujours comme nous sommes avertis de le faire par notre bonne conscience, parce que jamais elle ne nous conduit à notre perte, mais au contraire à notre béatitude et à notre salut.

(8) Terminons en disant que la haine et l'aversion ont en elles autant d'imperfection que l’amour à de perfection, car celui-ci tend toujours à changer les choses en mieux ; il tend vers l’accroissement et la force, qui est une perfection ; tandis que la haine tend à la destruction, à l’affaiblissement, à l’annihilation : ce qui est l’imperfection même.



Commentaire/Analyse




Voici un bel exemple de tous les problèmes que l’on peut adresser, en étudiant théologiquement, la pensée de Spinoza, en la disséquant relativement à la pensée issue du Christianisme orthodoxe. Spinoza arrive à des conclusions partielles, c’est-à-dire vraies mais incomplètes, en raisonnant sur des bases fausses (ce qui en soi est déjà presque miraculeux, car la destination d’une pensée sur des bases fausses est de n’aboutir qu’à des erreurs).

« La haine est une propension à repousser ce qui nous a causé une peine ou un dommage » tandis que « L’aversion est l’émotion qui s’élève dans l’âme contre une chose à cause du tort et du dommage que nous croyons, ou que nous savons venir de la nature de cette chose ». Spinoza fait donc cette distinction entre la haine qui s’élève contre quelque chose d’avéré, et l’aversion qui est une forme de haine contre quelque chose de non avéré. Le choix de ses mots montre une connaissance psychologique à la fois pertinente mais fort incomplète. C’est parce que pour lui la rationalité et la connaissance sont si importantes qu’il préfère segmenter la haine contre le connu et la haine contre le connu en deux champs bien distincts : la haine du connu sera nommé simplement haine, et la haine de l’inconnu sera rebaptisé aversion pour bien les séparer. Or, Spinoza sépare ici artificiellement et perd donc de vue l’essentiel : l’homme a la capacité de haïr ce qu’il sait, connaît, expérimente et perçoit, mais a la capacité de haïr ce qu’il ne sait pas, ce qu’il ne connaît pas, ce qu’il n’a jamais expérimenté et ce qu’il ne perçoit pas. Et les deux font référence à la même haine. Que l’objet soit illusoire ou réel, fictif ou véritable importe finalement peu. Spinoza fait cette distinction, car pour lui, il est important de séparer ce qui pourrait mériter d’être haï et ce qui ne mérite pas de l’être.

Sa conclusion nous entraîne immédiatement vers une première conclusion qu’on pourra dire temporaire : il ne faut pas haïr. Et en classant la haine parmi les sentiments négatifs, avec la colère, l’envie, la jalousie, on se dira que Spinoza a finalement raison. Ne haïssons pas. Mais ce n’est pas si simple. Dieu se présente de multiples fois comme un Dieu jaloux. Jésus a eu une « sainte colère » lors de l’épisode des marchands du Temple. Les sentiments négatifs sont-ils donc si négatifs que cela ? Et c’est là où Spinoza montre que sur cette palette précise de sa réflexion, sa pensée est bien pauvre et manque des nuances que peuvent apporter des générations et des générations d’expérience spirituelles dans l’Église. Car nous sommes appelés haïr le péché. Nous sommes appelés en même temps à dissocier la personne qui pèche du péché qu’elle commet, et devons ainsi haïr le péché et aimer le pécheur. C’est très difficile d’un point de vue spirituel, mais l’enseignement spirituel est unanime : le péché est à dissocier du pécheur. Il faut haïr l’homosexualité mais aimer les homosexuels. Il faut haïr le mensonge et aimer le menteur. Haïr un péché signifie le prendre en dégoût. Imaginer à quel point il est étranger à notre nature profonde. La nuance spinoziste entre haine et aversion est inopérante ici. Les autres orientations sexuelles génèrent souvent du dégoût lorsque l’on s’imagine la pratique sexuelle en acte. C’est bien ainsi. C’est chrétien. Il faut être révulsé par tout ce qui est contraire à une éthique chrétienne. Il faut haïr ceci profondément. Cela fait partie de la lutte spirituelle. Même si l’essentiel est souvent ailleurs, et réside plutôt dans le fait de ne pas écouter une attirance, une pulsion, un besoin.