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De l'espérance et de la crainte - De la sécurité et du désespoir - De l'intrépidité, de l'audace et de l'émulation - De la consternation et de la pusillanimité et enfin de l'envie

(1) Pour distinguer, parmi ces différentes passions, celles qui sont utiles et celles qui peuvent être funestes, il faut porter notre attention sur les idées que nous nous faisons des choses futures et chercher si elles sont elles-mêmes bonnes ou mauvaises.

(2) Les idées que nous avons des choses se rapportent :

1° Soit aux choses elle-mêmes.
2° Soit à celui qui possède ces idées.

Les idées qui ont rapport aux choses elles-mêmes sont les suivantes :

1° Ou bien les choses nous paraissent comme possibles, c'est-à-dire comme pouvant être ou n’être pas ;

2° Ou bien comme nécessaires. Voilà pour les choses.

Les idées qui ont rapport à celui qui possède les idées sont :

1° ou bien qu'il faut faire telle chose pour que l'événement arrive ;

2° ou bien qu'il faut faire telle autre pour qu'il n'arrive pas.

(3) C'est de ces diverses idées que naissent toutes les passions que nous avons nommées.

Lorsque nous considérons une chose future comme bonne et possible, l’âme acquiert cet état d'esprit que nous appelons espérance, qui n'est autre chose qu'une espèce de joie à laquelle est mêlée un peu de tristesse.

Lorsque nous considérons au contraire comme possible une chose mauvaise, il naît dans notre âme cet état d'esprit que nous appelons la crainte.

Si la chose future apparaît comme bonne et comme nécessaire nous éprouvons une sorte de tranquillité d'âme, qui s'appelle sécurité, espèce de joie à laquelle ne se mêle aucune tristesse, ce qui est le contraire de l'espérance.

Si la chose nous paraît à la fois nécessaire et mauvaise, l’état d'esprit qui en résulte est le désespoir, qui n’est autre chose qu’une certaine espèce de tristesse.

(4) Après avoir parlé de ces passions et donné leur définition sous forme affirmative, nous pouvons maintenant réciproquement les définir d'une manière négative ; ainsi, on dira que l'espérance consiste à croire que tel mal n'arrivera pas ; la crainte, que tel bien n'arrivera pas ; la sécurité consistera dans la certitude que tel mal n'arrivera pas, et le désespoir enfin dans la certitude que tel bien n'arrivera pas.

(5) En voilà assez sur les passions, en tant qu'elles naissent des idées qui ont rapport aux choses elles-mêmes ; parlons de celles qui naissent des idées dans leur rapport à celui qui les possède. Par exemple, lorsqu’il est urgent que nous fassions quelque action et que nous ne pouvons nous y décider, l’état d'esprit qui en résulte s'appelle fluctuation.

Lorsque l'âme se résout virilement à faire une chose qu’elle considère comme possible, c'est ce que nous appelons intrépidité.

Si l'âme a résolu d'accomplir une action difficile, c'est l’audace.

Si elle veut accomplir une chose par la raison qu'un autre homme en a fait autant, c'est l'émulation.

Lorsque l'on sait ce qu'il faut entreprendre, soit pour obtenir un bien, soit pour éloigner un mal, et qu’on ne s'y décide pas, c'est la pusillanimité, qui, poussée à un degré extrême, devient consternation.

L'effort que l'on fait de jouir à soi seul d'un bien acquis et de se le conserver s'appelle envie.

(6) Maintenant que nous savons comment ces passions naissent, il nous est facile de dire quelles sont celles qui sont bonnes et celles qui sont mauvaises.

Quant à l’espérance, la crainte, la sécurité, le désespoir et l'envie, il est évident que toutes ces passions naissent d'une fausse opinion, puisque nous avons démontré que toutes choses ont leurs causes nécessaires et par conséquent qu'elles arrivent comme elles doivent arriver. Il semble que dans cet ordre inviolable, dans cette série de causes et d'effets, il puisse y avoir place pour la sécurité et le désespoir ; il n'en est rien cependant, parce que la sécurité et le désespoir ne seraient pas possibles, s'ils n'avaient été précédés de l'espérance et de la crainte, car c'est lorsque quelqu'un attend une chose qu'il croit bonne, qu'il éprouve ce qu'on appelle l'espoir; et c'est lorsqu'il est assuré de posséder ce bien présumé, qu'il éprouve ce que nous appelons sécurité ; et, ce que nous affirmons de la sécurité nous l'affirmons aussi du désespoir. De ce que nous avons dit de l'amour on doit conclure qu'aucune de ces passions ne peut se trouver dans l’homme parfait. En effet, elles supposent des choses auxquelles, d'après leur nature instable, nous ne devons ni nous attacher (en vertu de notre définition de l'amour), ni nous soustraire (en vertu de notre définition de la haine) : or cet attachement ou aversion se rencontrent nécessairement dans l'homme qui est livré à ces passions.

(7) Pour la fluctuation, la pusillanimité, la consternation, elles révèlent assez, par leur nature propre, leur imperfection : car, si elles peuvent nous être accidentellement utiles, ce n'est pas par elles-mêmes et c’est seulement d'une manière négative ; par exemple, si quelqu'un espère quelque chose qu'il tient pour bon et qui cependant ne l'est pas, et que par pusillanimité et incertitude il manque de courage nécessaire pour acquérir cette chose, ce n'est que négativement et par accident qu’il est délivré du mal qu'il croyait un bien. C'est pourquoi ces passions ne peuvent avoir aucune place dans un homme qui se conduit par la loi de la pure raison.

(8) Enfin, pour ce qui est de l'intrépidité, de l‘audace et de l'émulation, nous n'avons rien de plus à en dire que ce que nous avons dit déjà de l’amour et de la haine.



Commentaire/Analyse




Spinoza passe assez rapidement en revue les émotions, en les gardant prudemment à distance. On voit que pour lui, la raison doit sans cesse dominer les émotions. Il est étonnant néanmoins de voir qu’il ne s’interroge jamais au pourquoi de nos émotions. Qu’est-ce qui va pousser quelqu’un à être émulé, ému, dégoûté, etc. Cette tyrannie raisonnable qui guide Spinoza, le conduit à finalement se désintéresser de ces émotions, dont on sent bien qu’il se méfie. Il s’en méfie, car il sait, comme tout un chacun, que l’émotion revient finalement à voir naître en soi, presque malgré soi, une force qui va contrer la volonté de la personne.

L’émotion est presque comme une sorte de réflexe, de routine biologique, mais au niveau psychique. Le corps a tout un ensemble de processus physiologiques, tels que la respiration, la circulation sanguine, qui se produisent sans que la personne y pense. C’est là, c’est ainsi, et sans cela, pas de vie possible pour nous. L’émotion est-elle de cette nature ? Devons nous ressentir des émotions, selon une sorte de programmation qui nous est donnée à notre naissance ? Pouvons nous éduquer ces émotions ?

La littérature philocalique donne un certain nombre d’enseignements sur les émotions, dans les passages relatifs aux pensées. Grégoire du Sinaï écrit dans son traité des commandements et des doctrines (points 67 et 68) : « les pensées distractives sont la marque des démons et les précurseurs des passions, ces marques sont des images mentales, et les représentations mentales précèdent les passions. Ainsi, il ne peut y avoir aucune action, bonne ou mauvaise, qui ne soit provoquée par la pensée de cette action ; … les matières premières des actions provoquent des pensées neutres, tandis que les démons provoquent des pensées diaboliques. »

On voit donc, que d’un point de vue patristique et philocalique les choses ne sont pas simples. Les pensées, les émotions peuvent être suscitées par le démon, mais pas seulement. La plupart des textes invite à ne pas se soucier du fait que la pensée survienne, que l’émotion jaillisse, mais à veiller, en fonction de la nature de la pensée ou de l’émotion à faire en sorte qu’elle s’installe, ou au contraire à ce qu’elle ne s’installe pas. Bien loin de Descartes qui considère que la pensée est la caractéristique même de l’être, le Christianisme prend acte que la pensée, que l’émotion est une chose bien en dehors de notre contrôle (cesser de penser demande une pratique méditative, ou mieux de prière, rigoureuse et entraînée).

Il est un autre phénomène qui est intéressant, qui nous vient des milieux sulfureux de la psychanalyse. Pourquoi sulfureux ? parce que la psychanalyse a tout un ensemble de vues convergentes avec des éléments d’anthropologie chrétienne, mais également des points très en désaccord. Il est également à noter qu’il est réducteur de dire « la psychanalyse », comme si cette approche du psychisme humain était un tout homogène. Disons que c’est surtout l’approche freudienne qui pose problème pour la vision orthodoxe de l’homme. Quelles sont les divergences ? la centralité de la sexualité, la vision de la religion comme une névrose face à la peur de la mort, et enfin ces constructions inconscientes face à la famille, aux rapport familiaux et ces notions d’inceste tout à fait détestables. Freud est probablement un homme aux intuitions profondes mais qui a projeté ses propres névroses sur tout le monde en en tirant de façon très opportuniste un confortable moyen de subsistance. Mais il y des choses plus intéressantes également (principalement chez d’autres penseurs) : la compréhension de la notion symbolique liée au langage et aux éléments constitutifs des rêves, et surtout la notion très stimulante d’inconscient collectif. Comme je l’avais développé chez le Père Staniloae, il se peut qu’il existe des notions psychiques et spirituelles qui soient partagées, bien au-delà de la culture, de la famille ou des traumatismes personnels ou collectifs. Cela revient aussi à cela que se demander ce qu’est l’Église. Comment les êtres se relient dans l’invisible ? Ces notions sont bien plus stimulantes que celles d’un Spinoza plutôt terne, pauvre et en retrait sur ces notions.