Le sacrement de l’Assemblée

« lorsque vous vous réunissez en Eglise » (I Cor 11:18)
Tout cela mérite d’autant plus l’attention que le rite byzantin a tendu de plus en plus à séparer les « laïcs » du « clergé », les « orants » des « célébrants ». Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs et comme l’a brillamment exposé le P. Nicolas Afanassieff, la piété byzantine subissait de plus en plus fortement l’influence de l’interprétation mystagogique de la liturgie, avec opposition d’ « initiés » à des « non-initiés ». Et pourtant cette influence n’a pas été capable de modifier radicalement l’ordre originel de l’Eucharistie dont les gestes et les paroles continuent de signifier précisément que chacun concélèbre avec tous, à sa place et selon son ministère, dans la liturgie unique de l’Eglise. Tout autre chose est que le sens premier et direct de ces paroles et gestes rituels ne soit plus perçu par le clergé ni par les laïcs et qu’il se soit produit dans leur conscience une sorte de dichotomie entre les « données » mêmes du rite et leur interprétation ; et aussi qu’en raison de cette disparité, toutes sortes d’explications « symboliques » des mots et des actions les plus simples soient apparues et aient proliféré, parfois sans rapport immédiat avec leur sens initial. Nous avions déjà exposé les causes et les effets de cette piété nouvelle et « nominaliste » qui règne malheureusement presque sans partage dans l’Eglise, et nous aurons l’occasion d’y revenir. Il importe pour l’instant de faire ressortir qu’elle n’a pas réussi à occulter ni rendre méconnaissable le caractère authentiquement conciliaire (sobornyi) de l’Eucharistie, à l’arracher de l’Eglise, donc de l’assemblée.


Commentaire/Analyse

Ce passage n’est pas le plus vulgarisateur qui soit. Quand bien même, son style soit agréable à lire, tout le monde ne connaît pas spontanément l’interprétation mystagogique de la liturgie. L’indication sur l’opposition entre initiés et non-initiés donne néanmoins une indication, mais elle reste ténue pour qui ne connait pas l’histoire de la liturgie. En 313, avec l’édit de Milan, le Christianisme devient une religion autorisée par l’empire romain. Nous n’en sommes pas encore à la religion d’état, mais bien à la liberté de culte pour les chrétiens. Ce n’est qu’ensuite que le Christianisme devient religion d’état. C’est en 392 avec l’empereur Théodose I que la chose sera faite. Les lieux de liturgies voient alors affluer toute une population nouvelle, habituée aux cultes des religions à mystère. Ces cultes organisaient physiquement le mystère lié à leur culte en cachant des choses à certains, selon qu’ils étaient ou non initiés au sein de ce culte. Seul l’initié pouvait assister à la totalité du culte. Le non initié, ou l’impétrant (c’est-à-dire celui qui suivait une démarche préparatoire à l’initiation) ne voyait que la partie non « mystérieuse ». Les liturgies chrétiennes s’adaptent. L’Eucharistie s’est présentée et a été vue (difficile de dire le poids de chacun dans ce processus historique) comme le mystère central et c’est de là que date la séparation entre la liturgie de la parole, ouverte à tous, et la liturgie des fidèles, ouverte uniquement aux baptisés. C’est pourquoi la liturgie dit à un moment (ou est censée dire, selon le degré de respect du texte par le prêtre qui officie) : « que tous les catéchumènes sortent ! ». Il s’agit d’une dichotomie entre baptisés et non baptisés. On part du principe que les non baptisés qui sont là sont « motivés » et donc sont catéchumènes (ce sont les impétrants de la religion à mystère antique). Ne restent pour le mystère central, que les baptisés, qui sont les initiés dans une logique mystagogique. On parle d’ailleurs d’une initiation chrétienne.

Le propos du Père Alexandre est donc le suivant. Malgré cette dichotomie mystagogique entre initiés et non-initiés, à savoir baptisés et non baptisés, la liturgie ne devrait pas comporter, si elle était exclusivement mystagogique, de mention commune englobant les initiés et les non-initiés. Elle ne devrait pas faire coexister les termes différentiants (appel du diacre au départ des catéchumènes et utilisation du rideau au moment le plus central pour cacher ce qu’il se passe au peuple) et les termes englobants (toutes les prières avec les « nous » ou les « notre » qui ne distinguent jamais baptisés et non baptisés). C’est l’étude historique qui permet de voir que le rideau est un ajout de cette période. Canoniquement, rien n’empêche le peuple de voir ce qu’il se passe lorsque « traditionnellement » le rideau est tiré. Le rideau n’a pas été toujours tiré. Les liturgies présidées par les apôtres ne tiraient pas de rideau. Il n’y avait pas de rideau. Comment alors expliquer la coexistence de ces deux strates : prières d’exclusion et globalité d’assemblée ? La position du Père Schmemann est la mystagogie. Il s’agit donc d’une explication historique, avec une transformation profonde. On peut également imaginer un processus moins « violent ». Même si la distinction entre non baptisés et baptisés a un caractère mystagogique évident, on peut aussi imaginer une vision canonique du baptême dans sa relation à l’eucharistie. En effet, le baptême est souvent vu comme quelque chose de spirituel avec un nouveau départ, une métanoia, mais on oublie le plus souvent sa dimension canonique. Le baptême ouvre la possibilité de communier au Corps et au Sang. On ne peut le faire sans être baptisé. Laissons les cas extrêmes de côté ; le cas classique est la suivant : on est baptisé, et l’on communie ensuite plus tard dans la liturgie. Il est donc normal, dans la logique eucharistique d’appeler à partir tous ceux qui ne communieront pas. Ceci peut d’ailleurs aider à renforcer l’idée de l’absurdité de la non communion pour un fidèle présent à une liturgie eucharistique. Cette invitation au départ ne serait donc pas mystagogique. Mais la preuve irréfutable de la théorie mystagogique du Père Alexandre est le rideau. Pourquoi mettre un rideau pour les baptisés ? Pourquoi les empêcher de voir ? Ce rideau est tellement mystagogique qu’il semble impossible de lui donner une autre explication liturgique et historique !

Conclusion temporaire : pour comprendre la liturgie il faudra prendre le rideau comme accessoire, et les prières « conciliaires » comme l’essentiel remontant aux origines. Là est le socle. L’eucharistie comme clé de voute ; l’eucharistie pour une assemblée complète. C’est le sacrement de toute l’assemblée. Le Christ s’offre à tous. Pas à une petite élite. Méditons cette parole sur le secret : “Car il n’est rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être mis au jour.” (Mc 4:22)