Le sacrement de l’Assemblée

« lorsque vous vous réunissez en Eglise » (I Cor 11:18)
N’oublions pas non plus que cette attitude nouvelle devant le sanctuaire et devant l’iconostase conçue comme une séparation est de surcroît erronée parce qu’elle contredit la tradition liturgique elle-même. Celle-ci ne connaît que la consécration du temple et de l’autel ; il n’y a pas de consécration spéciale du sanctuaire excluant la « nef ». Toute l’église, de même que l’autel, est ointe du saint myrrhon. Aussi l’église entière est-elle marquée du « sceau », comme lieu sacré et saint. Significative à cet égard, dans le rite complexe et vraiment « byzantin » de la dédicace, est l’introduction des reliques à placer dans l’autel. Ce n’est pas devant les portes du sanctuaire, mais devant celles, fermées, du temple que l’évêque proclame : « Elevez vos portes ! Qui est ce Roi de Gloire ? Le Seigneur des puissances est le Roi de Gloire ! … (Ps XXIII/XXIV,7-8). Expliquant ce rite, un représentant éminent des commentaires « symboliques » et « mystériologiques » de la liturgie, Syméon de Thessalonique, n’en précise pas moins : « les martyrs, dans les saintes reliques, et le pontife figurent le Christ et l’église représente le ciel… l’évêque lit la prière de l’entrée, en appelant les concélébrants et les anges qui les accompagnent. Ainsi, en signant les portes de l’église et en les ouvrant, les officiants pénètrent dans le temple comme au ciel, témoins de Jésus-Christ par le Père majestueux, lors de l’ouverture pour nous de la demeure céleste… »[13].

Il est tout à fait clair, ainsi que l’attestent nombre d’autres documents, que ce rite a été composé quand on appelait Portes Royales non pas celles du sanctuaire, mais celles mêmes de l’église, sentie et comprise, comme le ciel sur la terre, comme le lieu où vient le Seigneur, « les portes étant fermées », dans l’assemblée eucharistique de l’Eglise ; là où, avec Lui et en Lui, vient le Règne… Nous aurons l’occasion de parler du sens de l’autel quand il sera question de la « petite entrée ». Ce qui vient d’être rappelé suffit pour faire ressortir non seulement la liaison fondamentale entre le temple et l’assemblée, mais encore le sens de l’église elle-même précisément comme sobor, synaxe, congrégation, comme « l’assemblée en Eglise », incarnée dans des formes architecturales, des couleurs et des figures…

[13] : œuvres du Bienheureux Symeon, archevèque de Thessalonique, dans écrits des Saints Pères et Docteurs de l’Eglise, t II, Saint-Petersbourg, 1856.



Commentaire/Analyse



L’expression « représentant éminent » est difficile à classer. Elle est ambigüe. Il peut s’agir d’un représentant significatif, important, majeur. En ce cas le Père Alexandre apporte des arguments depuis les textes mêmes de ses « adversaires ». Mais l’on peut aussi le lire avec un second degré de malice qui peut expliquer pourquoi il a suscité autant d’opposition, autant de débats passionnés. Nous sommes là face à une question de tempérament personnel et aussi devant une problématique de traduction. Difficile de savoir ce que le Père Schmemann pensait de ses opposants, et de leur défense de ce qu’ils pensaient être la tradition. Il devait vivre comme une véritable ironie de l’histoire le fait d’être taxé d’être un libéral (ce qui dans le paysage intellectuel américain est vu comme quelqu’un de « gauche », c’est-à-dire attaché à des notions de progrès), un opposant à la tradition séculaire de l’Eglise, alors qu’il était en fait un traditionnaliste des plus pointilleux dans le domaine liturgique. La lecture de son journal et l’idée que je me fais de lui me fait pencher pour la seconde lecture, sans exclure la première.

Et l’on en vient au problème de l’ «académisme» dans la théologie. Aujourd’hui, la théologie est adossée à un système universitaire de diplômes (j’ai moi-même une licence dans ce domaine) très classique licence – master – doctorat. La théologie est donc devenue une discipline universitaire où il est parfois saugrenu d’exposer la foi brute, où il est souvent inconvenant de ne pas réaliser un travail critique sur les sources, et où le langage se doit d’être châtié et bienséant. Bref, une théologie de castrats. On s’émerveille sur les Pères de l’Eglise qui faisaient tout le contraire, et c’est là un paradoxe qui ne cesse de me stupéfier. Une tâche importante en théologie sera de souvenir que Dieu « vomit les tièdes » : “Je connais tes oeuvres. Je sais que tu n’es ni froid ni bouillant. Puisses-tu être froid ou bouillant ! Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche.” (Ap 3:15-16). Il faut appeler un chat un chat. Le discours ne doit pas être tiède vis-à-vis de la doctrine, vis-à-vis des grands sujets de société actuels : bioéthique, homosexualité, politique, dialogue interreligieux, œcuménisme, etc. Le Père Alexandre appelait un chat un chat. Il est exemplaire dans le domaine de la théologie liturgique et il est exemplaire dans le domaine de l’académisme.

Revenons au texte commenté. D’un point de la rhétorique et de l’analyse, en dehors de la pique adressé aux « mystagogistes », le Père Schmemann réalise quelque chose d’une grande habileté argumentaire. Il prend un exemple à priori inattaquable, puisqu’il s’agit de l’argumentation du camp adverse. Nous avons une liturgie qui considère l’ensemble de l’église et non pas uniquement le sanctuaire pour réaliser un acte liturgique, et le commentateur applique à toute l’église et non plus uniquement la nef ce qu’on applique généralement au sanctuaire. Dans ce cas particulier, miraculeusement, ce n’est plus seulement le sanctuaire qui représente le ciel, mais bien toute l’église. Ainsi est pointé le caractère non systématique de la dichotomie nef – sanctuaire. Les liturgies anciennes témoignent que toute la nef devient le ciel. Le sanctuaire n’a jamais été coupé du reste. Nous allons tous au ciel, quel que soit le lieu.