Schmemann : l'Eucharistie sacrement du Royaume (chap 3, comm 3) : l'Église et les églises
Le sacrement de l’entrée
Maître et Seigneur notre Dieu, qui as établi au ciel les ordres et les armées des anges et des archanges pour servir Ta gloire, fais qu’avec notre entrée ait lieu celle des saints anges, concélébrant et glorifiant avec nous Ta bonté (Prière de l’entrée).
Aussi la prière de l’Église est-elle théanthropique, car l’Église est l’humanité du Christ, dont il est le chef : « moi en eux et toi en moi, qu’ils soient parfaits en unité et que le monde sache que tu m’as envoyé » (Jn XVII,23).
- « Pour la paix d’en haut et le salut de nos âmes… ». Dans l’Église, la paix du Christ nous est donnée, de même que l’est l’onction de l’Esprit Saint. Tout nous est donné et pourtant nous prions encore et sans cesse : Viens et sauve-nous, que ton Règne vienne ! … Car ce qui est donné doit être reçu et nous sommes appelés à croître sans cesse dans ce don. Le péché et la grâce, le vieil homme et l’homme nouveau se combattent sans répit en nous-mêmes, et le don de Dieu est constamment assiégé par l’ennemi de Dieu. L’Église, assemblée des saints, est aussi une assemblée de pécheurs qui ont reçu, mais aussi refusé, à qui miséricorde a été faite, mais qui s’en détournent… Nous prions avant tout pour ce que l’Évangile appelle « le seul nécessaire ». Or, « la paix d’en haut » est le Règne de Dieu, « justice, paix et joie dans l’Esprit-Saint » (Rm XIV,17). C’est ce pour quoi il faut être prêt à tout donner, tout abandonner, tout sacrifier : « cherchez avant tout le Royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît » (Mt VI,33). Acquérir ce Royaume, cette « paix d’en haut », c’est sauver son âme. Car, dans le langage de l’Écriture, l’âme est l’homme même, sa vraie nature et son authentique vocation. C’est la parcelle divine qui fait de l’homme l’image et la ressemblance de Dieu, à cause de laquelle le dernier des pécheurs est un trésor inestimable aux yeux de Dieu et pour sauver lequel le pasteur laisse de côté quatre-vingt dix-neufs justes… L’âme est un don de Dieu à l’homme. Aussi « quel avantage l’homme aurait-il à gagner le monde entier s’il porte dommage à son âme ? Ou quelle valeur donnera-t-il pour racheter son âme ? » (Mt XVI,26). La première demande de la grande litanie nous indique la destination ultime et la plus haute de notre vie, ce pourquoi nous avons été créés, à quoi nous devons aspirer et qui doit devenir pour nous « le seul nécessaire ».
- « Pour la paix du monde entier » : L’Église prie pour que le levain introduit dans le monde fasse lever la pâte (I Cor V,6), pour que tous les prochains et les lointains deviennent comparticipants du Royaume de Dieu.
- « Pour la stabilité des saintes églises de Dieu » : « Vous êtes le sel de la terre… la lumière du monde », dit le Christ, à ses disciples (Mt V,13,14). Cela signifie que l’Église est laissée dans le monde pour témoigner du Christ et de son Règne, et qu’elle y est chargée d’accomplir l’œuvre du Christ. « Mais si le sel perd sa force, par quoi le rendras-tu salé ? » (Mt V,13). Si les chrétiens oublient le service qui leur est assigné à chacun, du premier jusqu’au dernier, qui apportera au monde la bonne nouvelle du Royaume et qui introduira les hommes à la vie nouvelle ? Prier pour la stabilité, c’est prier pour la fidélité et la fermeté des chrétiens, pour que l’Église, répandue dans l’Univers, soit partout fidèle à elle-même, à son identité essentielle, à sa mission : être « le sel de la terre et la lumière du monde ».
- « Pour l’union de tous » : l’unité de tous en Dieu est la fin dernière de la création et du salut/ Le Christ est venu « pour réunir dans l’unité les enfants dispersés de Dieu » (Jn XI,52). C’est cela que l’Église demande : que toutes les désunions soient surmontées et que la prière du Christ s’accomplisse : « Qu’ils parviennent à l’unité parfaite » (Jn XVII,23).
- « Pour ce temple et pour ceux qui y entrent avec foi, piété et crainte de Dieu » : ce sont les conditions de notre participation véritable à la prière et au sacrement. Tout homme qui entre dans l’église doit faire son examen de conscience : y-a-t-il dans son cœur une foi et une piété vivantes en la présence de Dieu ? y-a-t-il la « crainte » salutaire que nous perdons si souvent quand nous nous sommes « habitués » à l’Église et à sa liturgie ?
- « Pour l’évêque, pour le clergé, pour le peuple » : c’est-à-dire pour l’Église à laquelle nous appartenons et qui, par l’unité de toutes ses fonctions : celle de l’évêque, des prêtres, des diacres et du peuple de Dieu, manifeste et réalise ici-même le Corps du Christ.
« Pour ce pays, cette ville, les autorités, tous les hommes, pour la bonne composition de l’air, l’abondance des fruits de la terre, pour les navigateurs, les voyageurs, ceux qui souffrent, les malades, les prisonniers… » : La prière embrasse l’univers, la nature, l’humanité, la vie. L’Église a reçu le pouvoir et la force d’élever cette prière universelle, d’intercéder devant Dieu pour toute la création. Trop souvent nous rétrécissons notre foi et notre vie religieuse à la mesure de nous-mêmes, de nos besoins et de nos soucis, et nous oublions la tâche de l’Église, qui consiste en « prière, demande et action de grâce pour tous les hommes »… Venant au temple pour participer à la liturgie, nous devons encore te sans cesse apprendre à vivre selon le rythme de la prière ecclésiale, élargir notre conscience aux dimensions de la plénitude de l’Église…
Enfin, ayant fait mémoire de tous les saints, c’est-à-dire de l’Église entière avec, au premier chef, la Mère de Dieu, « nous nous confions nous-mêmes, et les uns les autres, et toute notre vie au Christ notre Dieu ». Non pas seulement pour être défendus, secourus, pour « réussir dans la vie ». « Recherchez ce qui est en haut… non sur la terre. Car vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez aussi avec lui en gloire. » (Col III,1-4). Nous remettons notre vie au Christ, parce qu’il est notre vie, parce que, dans les fonds baptismaux, nous sommes morts à la simple « vie naturelle » et que notre vie véritable est scellée dans la croissance mystérieuse du Royaume de Dieu.
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Commentaire/Analyse
Ce chapitre est davantage un commentaire spirituel qu’une explication semblable aux précédents chapitres étudiés. Nous sommes encore au tout début de la divine liturgie, au moment de la grande ecténie, ou grande litanie de paix, litanie qui existe aussi au début des vêpres et de l’orthros (mâtines). Cette litanie, est avec l’épitaphios le lien le plus visible avec l’évêque dont dépend la communauté. En effet, l’épitaphios, tissu recouvrant l’autel est donné par l’évêque au prêtre et a valeur de délégation. Posséder ce tissu, revient pour le prêtre à recevoir l’autorisation de la part de l’évêque de célébrer en son absence. Dans cette litanie, l’évêque est nommé. Lorsqu’il est présent, le diacre, ou le prêtre se tourne vers lui au moment de cette mention.
N’ayant cessé d’encenser le Père Alexandre depuis le début de mon étude sur son ouvrage, je vais profiter de ce creux dans son ouvrage pour aborder un des deux reproches que je lui fait. En effet, toute admiration se doit d’être lucide. J’admire le Père Schmemann parce qu’il permet d’aller à une signification plus profonde de la liturgie. Il a néanmoins deux travers. Qui n’en a pas ? Le premier est l’œcuménisme. Le second est sa confusion entre le développement liturgique et la perte de compréhension de la signification profonde de la liturgie. J’évoquerais plus longuement cette confusion dans un autre billet. Je voudrais aborder ici le point de l’œcuménisme. Le Père Alexandre, membre du triste patriarcat de Constantinople, a suivi le triste mouvement œcuménique, mouvement dans lequel ce patriarcat a été moteur. Je ne vais pas refaire ici une étude ou une démonstration de l’inanité et de la toxicité de ce mouvement et de cette démarche. J’aimerai plutôt refaire une mise au point sur un élément de la grande litanie, lorsqu’elle fait mention « des saintes églises de Dieu», ce qui peut avoir une résonance œcuménique. Il ne s’agirait pas de croire que « la stabilité des saintes églises de Dieu et l’union de tous » soit un enjeu œcuménique. L’Église est une. C’est le Credo qui nous l’apprend. Mais, la mention du Credo fait référence à l’Église en tant que corps mystique du Christ, en tant que totalité. La litanie fait ici référence aux différentes assemblées sur terre, assemblées qui confessent la même foi, foi exprimée justement dans ce Credo. La facilité serait de croire que l’Église est la somme des églises. L’arithmétique divine ne fonctionne pas ainsi. C’est justement à cause de cela que la litanie précise la notion d’union. Cette union est « l’addition mystique » qui permet justement d’avoir l’Église comme union des églises. Cette union n’est pas addition. Pourquoi ? Parce que, chaque dimanche, lorsqu’une église se réunit en un lieu pour célébrer les divins mystères, elle est l’Église. C’est très particulier à appréhender. Je vais donner une métaphore pour essayer de saisir un peu le mystère. Mais ce ne seront que de maladroites esquisses. Prenons la musique. Prenons le cas de deux lieux distincts qui joueraient deux musiques du même auteur. Est-ce que l’auteur n’est pas d’une certaine façon présent dans les deux lieux ? Est-ce que la musique de ce compositeur n’est pas présente dans les deux lieux ? Ainsi, les églises dont il est question, ce sont ces assemblées qui participent de la totalité de l’Église, chacune dans leur lieux spécifiques, avec leur caractéristiques propres. Poursuivons la métaphore musicale sur ce qu’elle permet. L’œcuménisme revient à substituer à la musique d’origine quelques passages d’autres compositeurs, passages musicalement plus ou moins proches de la musique jouée originellement, en même temps, ou dans certains interludes. La différence pourra sembler parfois dérisoire. Mais imaginez changer une seule note de l’œuvre d’un maître classique comme Beethoven. Oserions nous lui présenter notre modification ?
Je reviens à mon sujet initial sur l’œcuménisme du Père Schmemann. Je n’ai pas l’ombre d’un doute sur le fait qu’il avait bien compris que cette mention des églises n’était pas une mention œcuménique, mais bien une mention ecclésiologique, montrant la nature mystique de cette union entre le tout et les «parties ». Cette compréhension très fine de la théologie émanant de la liturgie rend encore plus incompréhensible le fait qu’un homme aussi intransigeant que le Père Alexandre se soit fourvoyé dans une telle erreur. Il avait parfaitement compris la nature UNE de l’Église, et la particularité orthodoxe de cette unité, de par tout ce que véhicule la liturgie en tant que théologie. Ainsi, malgré tout le respect qu’on peut avoir pour sa connaissance et sa compréhension de la liturgie, il est bien évident que sa participation à l’œcuménisme ne saurait être vue comme un exemple. Cela pourrait être la preuve que même les gens les plus avertis des subtilités de l’orthodoxe sont parfois engagés dans les erreurs les plus grossières.