Exégèse biblique : livre de la Genèse chapitre 4 : Caïn et Abel
Bienvenue dans l’étude biblique du chapitre 4 de la Genèse. Comme depuis le début de cette étude, nous nous baserons sur l’hébreu, en apportant les nuances et précisions de la LXX lorsque nécessaire. Les deux premiers versets disent :
La naissance des frères
2 Elle enfanta encore son frère Abel. Abel fut berger, et Caïn fut laboureur.
Le terme yada pour connut sert ici à exprimer les relations intimes. Mais il sert aussi pour la connaissance véritable. Puisqu’on nous parle de conception et de naissance, on voit bien qu’il s’agit de sexualité et de procréation. Lorsque Eve dit j’ai formé, en hébreu elle dit « qaniti » ce qui sonne très proche phonétiquement de kayin (c’est ainsi qu’on prononce Caïn en hébreu). Qaniti peut se traduire par « j’ai acquis » ou « j’ai produit ». La mention qu’elle fait de Dieu nous renvoie au chapitre précédent. Adam a reçu comme mission de travailler la terre, et Eve devait porter des enfants, et faire advenir celui qui allait écraser la tête du serpent. On voit qu’elle prend ceci très au sérieux, et y voit une collaboration avec Dieu directement.
Puisqu’Abel est appelé « son frère » il est évident que le focus principal est mis sur Caïn. Le nom Abel en hébreu se dit « Hebel » et se prononce « Hével ». Cela signifie fumée, vapeur. Ce mot est connu dans le fameux « vanité, tout n’est que vanité » tiré du livre de l’ecclésiaste 1:2. Non pas que Abel signifie vanité, mais le verset est traduit déjà interprété : vapeur, tout n’est que vapeur, pour signifier que rien n’a d’importance, de gravité, de profondeur. En tout cas le nom Abel nous indique des choses sur les équilibres familiaux : Caïn est celui acquis avec Dieu, le premier né chéri, et Abel, le deuxième superflu, pas vraiment considéré, peut-être pas vraiment attendu.
A noter néanmoins que la profession d’Abel, le second par la naissance, est donnée en premier dans une inversion intéressante. Abel ne semble pas considéré très favorablement au sein de la famille, mais il est au contraire vu positivement par Moïse qui écrit le texte.
Dans son commentaire, Saint Jean Chrysostome aborde les notions de sexualité, de virginité. La sexualité, comme tout le reste, a été abîmée par la chute. Souvent, la tradition chrétienne a été présentée comme très hostile à la sexualité, au corps. Ceci est très caricatural. Déjà, le christianisme est la religion du corps glorieux, du corps ressuscité. Nous ne sommes pas hostile à la matière. Elle est le lieu de la sanctification et de la rédemption du monde. Pour ce qui est de la sexualité, les Pères de l’Eglise ont souvent semblé hostiles à celle-ci. Mais c’est au péché qui l’accompagne quasi inévitablement qu’ils sont hostiles. Car le problème de la sexualité dans la chute, c’est qu’elle a une tendance très puissante à objectiver l’autre, c’est-à-dire à le considérer non pas comme un but en soi, mais comme objet pour soi. C’est donc la forme la plus abîmée de la relation à l’autre. C’est pourquoi la tradition patristique a souvent exalté la virginité consacrée, c’est-à-dire la virginité accompagnée de vœux, monastiques généralement.
Dieu refuse le sacrifice de Caïn
4 et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L'Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande;
5 mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu.
6 Et l'Éternel dit à Caïn: Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu?
7 Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et ses désirs se portent vers toi: mais toi, domine sur lui.
Nous avons ici le premier sacrifice de la Bible, le premier acte religieux en un sens. Qu’est-ce que le sacrifice ? étymologiquement, il s’agit de rendre sacré quelque chose, de le réserver à Dieu. Caïn va ainsi réserver une partie de sa récolte, et Abel une partie de son troupeau. Le sacrifice peut également avoir une dimension non religieuse, et en ce cas il s’agit davantage d’un pari sur l’avenir. Par exemple, un étudiant va sacrifier aujourd’hui un ensemble de choses tels que certains loisirs, pour tout consacrer à ses études. Si le sacrifice est à la hauteur, il peut espérer demain réussir des études plus poussées. D’où le pari sur l’avenir. Je renonce à un bien moyen aujourd’hui pour obtenir un bien plus grand demain. L’importance du sacrifice est donc cruciale. C’est une partie de ce qu’il se joue ici.
La question qui vient immédiatement est : pourquoi Dieu agrée-t-il l’offrande d’Abel et refuse-t-il celle de Caïn ? Est-ce que parce que la terre est maudite, et que donc Dieu ne veut pas de ses fruits ? Si cela était le cas, les animaux mangeant les choses rejetées par Dieu pour cette raison, devraient être frappés du même problème. Saint Ambroise de Milan explique que le souci pour Caïn vient du temps. Caïn a trop tardé. Il ne s’agit pas des prémices de sa récolte. Il a donné des fruits plus tardivement. Abel de son côté, a donné les premiers nés. Dieu a eu la priorité chez Abel, mais pas chez Caïn. Ambroise nous mets donc sur la piste de ce qui n’a pas fonctionné pour Caïn, et nous fait comprendre que la nature de l’offrande a finalement moins compté que l’état d’esprit du sacrificateur. Dieu est en train de juger l’intégrité de la personne. Le texte nous confirme cette lecture : « L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande ».
Saint Paul nous donne sa vision dans Heb 11:4 : « C’est par la foi qu’Abel offrit à Dieu un sacrifice plus excellent que celui de Caïn; c’est par elle qu’il fut déclaré juste, Dieu approuvant ses offrandes; ». Le passage où Dieu va élire David roi d’Israël est fort d’enseignements sur notre problématique : « Et l’Éternel dit à Samuel: Ne prends point garde à son apparence et à la hauteur de sa taille, car je l’ai rejeté. L’Éternel ne considère pas ce que l’homme considère; l’homme regarde à ce qui frappe les yeux, mais l’Éternel regarde au cœur. » (1 Sm 16:7)
Saint Jérôme nous précise comment Dieu validait les offrandes : un feu descendait du ciel et venait consumer les offrandes.
Le passage disant « Caïn fut très irrité » pourrait être trompeur. Caïn est ivre de colère. C’est le même adjectif qui est utilisé pour Siméon et Lévi pour la colère qu’ils ont ressenti après le viol de leur sœur Dina au chapitre 34, colère qui les amène à tuer tous les hommes de la ville. Il ne faut surtout pas s’imaginer un Caïn déprimé, un Caïn fragile. Saint Jean précise en 1 Jn 3 :11-12 « Car ce qui vous a été annoncé et ce que vous avez entendu dès le commencement, c’est que nous devons nous aimer les uns les autres, et ne pas ressembler à Caïn, qui était du malin, et qui tua son frère. Et pourquoi le tua-t-il ? parce que ses œuvres étaient mauvaises, et que celles de son frère étaient justes. »
Le verset 7 est très bizarre dans l’hébreu littéral : « pas si tu fais bien tu es accepté ; et si pas tu fais bien à la porte péché et pour toi son désir mais toi tu dois gouverner sur lui ». Très compliqué à comprendre. On est presque soulagé d’entendre les rabbins du talmud préciser que ce verset est le premier des 5 versets dont on ne peut être absolument sûr du sens. C’est là que la LXX peut nous aider bien que nous devons aussi nous souvenir que ce n’est pas une traduction philologique exacte mais un targoum, c’est-à-dire une interprétation déjà rendue. Mais cela tombe bien, nous parlons de sens. Et la LXX s’éloigne pas mal du littéral : « N’as-tu pas péché si tu l’as bien apporté, mais pas bien divisé ? tais-toi, à toi sera sa soumission, et tu domineras sur lui. ». Le grec ne parle pas de péché, mais l’on comprend que c’est LE sujet de la phrase. Caïn doit renoncer au péché qui est en lui pour que Dieu considère favorablement son offrande. Mais nous connaissons la suite malheureuse et le choix funeste de Caïn.
Le meurtre d'Abel et la réaction de Dieu
9 L'Éternel dit à Caïn: Où est ton frère Abel? Il répondit: Je ne sais pas; suis-je le gardien de mon frère?
10 Et Dieu dit: Qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi.
11 Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
12 Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre.
Ce que fait Caïn au verset 8 est punissable de mort dans la loi du Moïse. Dt 19 :11-12 : « Mais si un homme s’enfuit dans une de ces villes, après avoir dressé des embûches à son prochain par inimitié contre lui, après l’avoir attaqué et frappé de manière à causer sa mort, les anciens de sa ville l’enverront saisir et le livreront entre les mains du vengeur du sang, afin qu’il meure. »
Cette lutte entre frères va beaucoup se rencontrer dans la Genèse mais jamais aussi gravement. Nous aurons ensuite Isaac et Ismaël, Jacob et Esau, Joseph et ses frères, Ephraïm et Manassé. Abel est le premier humain à mourir. Sur cette première tragédie, Adam et Eve voient les conséquences affreuses de leurs choix : un de leurs enfants meurent, et l’autre est exilé.
La question de Dieu du verset 9 est tout aussi rhétorique que lorsqu’il fut demandé à Adam « où es-tu ? ». La Bible nous indique que l’acte criminel de Caïn était déjà contenu dans la désobéissance d’Adam. Mais si Adam avait reconnu, avec peine, d’une certaine façon, sa culpabilité, ici Caïn ajoute le mensonge, la dénégation et l’impertinence. Il élude la question en répondant « suis-je le gardien de mon frère ? ». On se souvient qu’Adam à l’origine était gardien du jardin. Nous verrons plus tard tous les parallèles qu’on peut tracer entre Adam et Caïn. La question en filigrane posée par Caïn est « quel est le problème ? je n’ai pas le droit de faire ça ? ». Question qui trouvera sa réponse, lorsque Dieu dira à Noé : « Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal; et je redemanderai l’âme de l’homme à l’homme, à l’homme qui est son frère. Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé; car Dieu a fait l’homme à son image. » (Gn 9:5-6).
La question de Dieu au verset 10 est cette fois du registre moral et est non rhétorique. Elle fait davantage écho à la question que Dieu avait posé à Eve « Pourquoi as-tu fait cela ? » avait-il demandé à sa mère. « Qu’as-tu fait ? » lui demande-t-il. Là où Adam entendait Dieu marcher dans le jardin après sa faute, maintenant c’est la voix du sang de la victime qui se fait entendre et qui crie vengeance. Dans la Genèse et la Torah en général, ce que vient de faire Caïn est passible de mort : « Vous ne souillerez point le pays où vous serez, car le sang souille le pays; et il ne sera fait pour le pays aucune expiation du sang qui y sera répandu que par le sang de celui qui l’aura répandu. » (Nb 35:33).
Basile de Césarée rappelle que la rhétorique cache aussi un appel à la repentance, comme pour Adam : « Le Seigneur a demandé « Où est Abel ton frère ? » non pas parce qu’il souhaitait obtenir des informations, mais afin de donner à Caïn une occasion de se repentir, comme le prouvent les paroles elles-mêmes, car sur son reniement, le Seigneur le convainc immédiatement en disant : « La voix du sang de ton frère crie vers moi. Alors la question : « Où est Abel ton frère ? n’a pas été fait en vue de l’information de Dieu, mais pour donner à Caïn l’occasion de percevoir son péché. » (lettre 260).
Alcuin d’York rappelait qu’Abel était appelé juste dans les Evangiles : « afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel. » (Mt 23 :35). Alcuin précisait : « Nous lisons qu’en lui se trouvent les trois plus grandes gloires de la justice : la virginité, le sacerdoce et le martyre, dans lequel il fut le premier à porter le type du Christ, qui était vierge, prêtre et martyr. ». Alcuin ici nous explique qu’Abel est le premier type du Christ, c’est-à-dire que dans la vie d’Abel on peut trouver des éléments qui nous renvoient à la vie du Christ, et donc voir chez le type, ici Abel, une annonce du Christ. C’est cette lecture typologique, qui est très classique chez les Pères, qui recherchent ainsi toutes les annonces du Christ. De cette façon ils rendent vivante et effective cette parole du Christ « l’Ecriture rend témoignage de moi ». Généralement on trouve des types du Christ chez les personnages masculins positifs, et des type de l’Eglise ou de la Mère de Dieu dans les personnages féminins positifs. Revenons à Abel. On peut rajouter à la liste d’Alcuin, le sang. Le sang du Christ purifie le pécheur et le sang d’Abel met en évidence le pécheur. Les deux sangs ont une action quant au péché.
Au verset suivant, le parallèle que l’on peut tracer entre Adam et Caïn devient un parallèle entre Le serpent et Caïn : il est maudit. Il est le premier homme maudit. Le serpent était maudit parmi tous les animaux et Caïn est maudit de la terre. Ses parents furent expulsés du jardin et il est, d’une certaine façon, expulsé de la terre pour l’avoir polluée avec du sang. Adam voyait sa vie rendue difficile mais pouvait toujours exercer l’agriculture, au prix de grands efforts. Caïn devient carrément vagabond. Il ne pourra plus rien tirer de la terre. Nous verrons plus tard que la relation a la terre d’Israël a aussi une forme d’exigence, qui peut influer sur le fait de pouvoir y rester ou sur le fait de devoir partir.
Voyons la réaction de Caïn à cette sanction divine :
Caïn face à son châtiment
14 Voici, tu me chasses aujourd'hui de cette terre; je serai caché loin de ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera.
Ce rendu en français au verset 13 prend le parti d’une possibilité de l’hébreu. Le mot qui est rendu par châtiment est awoni, qu’on peut traduire par faute ou châtiment. Le mot suivant, minéso peut se traduire par porter ou par pardonner. Le grec de la LXX tranche ainsi : « mon crime est trop grand pour que je sois pardonné ». On peut donc avoir un Caïn qui se plaint de la sanction, et qui donc ne se repend pas, ou bien un Caïn en grec qui semble prendre conscience du crime.
Au verset 14, Caïn prend acte du fait que l’humanité va grandir. Adam et Eve auront d’autres enfants, et ces enfants pourront chercher à se venger de lui.
Saint Jean Chrysostome, qui lit bien entendu le grec et donc un Caïn qui se confesse et qui reconnait sa faute, profite de cette tardive confession pour faire un superbe parallèle avec le jugement dernier : « Et Caïn dit au Seigneur : Mon crime est trop grand pour que je sois pardonné. C’est une parole qui, si nous sommes attentifs, nous fournira un enseignement très important et très utile pour notre salut. Et Caïn dit : Mon crime est trop grand pour que je sois pardonné. L’aveu est complet. Mon péché est si grand, dit-il, qu’il ne m’est pas possible de recevoir le pardon. Alors il a avoué, et a avoué entièrement ? Oui, mais sans aucun profit, car il l’a fait trop tard. Cela aurait dû être fait en temps voulu, tandis que le juge était disposé à la clémence. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit auparavant, qu’en ce terrible dernier jour, et devant le Tribunal où il n’y aura aucune acceptation de personnes, chacun de nous ressentira un vif repentir de ses péchés, lorsqu’il aura devant les yeux le désormais inévitable tourments et châtiments de l’enfer, mais ce sera un repentir inutile, car cela n’arrivera pas en temps voulu.
Lorsqu’elle précède le châtiment, la pénitence vient en son temps, et sa vertu est immense. C’est pourquoi, je vous en conjure, tant que cet admirable remède garde encore son efficacité, hâtez-vous d’en profiter ; Appliquons le traitement de la pénitence pendant que nous sommes dans cette vie, et soyons convaincus qu’il sera inutile de se repentir après que la tragédie de ce monde se sera jouée et quand le temps des luttes sera passé. »
Voyons maintenant comment Dieu réagit aux propos de Caïn
La marque de Caïn
16 Puis, Caïn s'éloigna de la face de l'Éternel, et habita dans la terre de Nod, à l'orient d'Éden.
Ce passage traite de la vengeance. Dieu dit en Dt 32:35 qu’elle lui appartient « à Moi la vengeance et la rétribution ». La vengeance peut néanmoins s’effectuer au travers de processus légaux de justice, comme en Ex 21 :20 « Si un homme frappe du bâton son esclave, homme ou femme, et que l’esclave meure sous sa main, le maître sera puni. ». La revanche individuelle, la vendetta personnelle est strictement interdite. « Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis l’Éternel. » Lv (19 :18). Le nombre sept n’est pas à prendre de façon littérale explique Saint Jean Chrysostome. C’est une façon de dire nombreux, important. Ceci nous permet de mieux comprendre ce que signifiait Jésus en nous appelant à pardonner 70 fois 7. Une sorte de nombreux vraiment très nombreux.
Passons à la fameuse marque de Caïn : il est difficile de dire avec exactitude à quoi elle ressemblait et où elle se trouvait sur le corps de Caïn. Ezechiel fait mention d’une marque sur le front : « L’Éternel lui dit: Passe au milieu de la ville, au milieu de Jérusalem, et fais une marque sur le front des hommes qui soupirent et qui gémissent à cause de toutes les abominations qui s’y commettent. » (Ez 9:4). Ce qui est sûr est que cette marque n’est pas un signe de malédiction mais plutôt de protection. Les Pères penchent davantage vers une marque non physique. Alcuin explique « Le signe est le fait même qu’il vivrait toujours tremblant et gémissant, vagabond et fugitif, et n’oserait avoir une demeure paisible nulle part sur terre. Et c’est peut-être pour cela qu’il a fondé une ville pour être sauvé ». Augustin trace un parallèle intéressant avec le destin de la nation juive « Les Juifs n’en restent pas moins marqués ; ils n’ont pas non plus été vaincus de telle sorte que par les conquérants ils ont été engloutis. Ce n’est pas sans raison que Caïn, sur lequel, après avoir tué son frère, Dieu a mis une marque pour que personne ne le tue. C’est la marque qu’ont les Juifs : ils tiennent ferme par le reste de leur loi, ils sont circoncis, ils observent les sabbats, ils sacrifient la Pâque ; ils mangent du pain sans levain. Ce sont donc des Juifs, ils n’ont pas été tués, ils sont nécessaires aux nations croyantes. Pourquoi donc ? Afin qu’il nous montre parmi nos ennemis sa miséricorde. “Mon Dieu m’a montré dans mes ennemis.” Il montre sa miséricorde à l’olivier sauvage greffé sur des branches coupées par orgueil. »
La question intéressante est : pourquoi Dieu n’inflige-t-il pas de peine capitale à Caïn, qui le mérite ? On peut estimer que la marque de Caïn aura une vertu exemplaire, une démonstration pédagogique pour les autres hommes. Caïn par sa présence et son destin particulier est un appel de Dieu à cesser toute action violente. Grâce à cela il va pouvoir fonder une famille, que l’on découvre dans les versets suivants :
Les descendants de Caïn
18 Hénoc engendra Irad, Irad engendra Mehujaël, Mehujaël engendra Metuschaël, et Metuschaël engendra Lémec.
19 Lémec prit deux femmes: le nom de l'une était Ada, et le nom de l'autre Tsilla.
20 Ada enfanta Jabal: il fut le père de ceux qui habitent sous des tentes et près des troupeaux.
21 Le nom de son frère était Jubal: il fut le père de tous ceux qui jouent de la harpe et du chalumeau.
22 Tsilla, de son côté, enfanta Tubal Caïn, qui forgeait tous les instruments d'airain et de fer. La soeur de Tubal Caïn était Naama.
Souvent, les ignorants en Bible se demandent d’où vient la femme de Caïn. Ils se posent moins la question de savoir comment il a pu fonder une ville. Car pour ce genre de choses, il faut aussi du monde. D’où est venue cette population. Laissons Augustin répondre à cette question toute bête lorsqu’on connait la réponse : « On peut se demander comment Caïn a pu fonder une ville, si une ville est composée d’un certain nombre d’hommes, et à la place il est dit dans l’Ecriture qu’il n’y avait que deux parents et deux enfants, qu’un frère a tué l’autre, puis ajoute qu’un autre fils est né pour occuper la place de celui qui avait été assassiné. Peut-être le problème se pose-t-il précisément parce que les lecteurs du texte pensent qu’à cette époque il n’y avait que ces deux hommes que l’Écriture Sainte rappelle et ne remarquent pas que les deux qui sont nés les premiers ou même ceux qu’ils ont engendrés ont vécu si longtemps qu’ils en ont engendré plusieurs autres. En effet, Adam lui-même n’a pas engendré seulement ceux dont nous lisons les noms dans les Écritures. Car l’Écriture, quand elle parle de lui, finit par dire qu’il engendra des fils et des filles (Cf. Gen. 5, 4) ». Et oui, c’est aussi simple que cela. L’Ecriture n’avait jamais dit « Adam et Eve conçurent exclusivement Caïn et Abel, puis Caïn tua Abel ». La question eut alors été légitime. Mais, comme nous l’avons déjà indiqué dans nos leçons d’introduction, la Bible n’est pas soumise à une exacte chronologie. Elle aborde les choses importantes dans un ordre parfois déroutant. Le chapitre 5 nous précise donc qu’Adam et Eve eurent bien des enfants. Mais les choses théologiques majeures concernent les trois fils que furent Caïn, Abel et Seth.
Plus intéressant : la dynamique marquée par le texte : Caïn tue son frère puis fonde une ville. Le meurtre est fondateur. La Bible nous explique qu’à la racine des civilisations, il y a du sang, du sang innocent qui est versé. Là où tous ces philologues modernistes imaginent que la Bible est une copie de récits akkadiens ou sumériens plus anciens, on ne les entends pas trop sur ce point. Car la Genèse n’aime pas trop les villes. Toute cette histoire finira à la Jérusalem céleste, mais au début le biblique n’aime pas les villes. Les récits akkadiens ou sumériens montrent toujours les villes fondées par des dieux, ou aidées dans leur fondation ou croissance par des dieux. Moïse nous dit que ce ne sont pas des dieux, mais des réprouvés, des maudits, des homicides. Quel plagiat étonnant !!
On remarquera aussi que Caïn semble désobéir à Dieu. Il était censé mener la vie du vagabond, et le voici qui fonde une ville. Il se peut qu’il ait fondé la ville sans y résider ensuite, pour son fils. Le nom de son fils est intéressant. En hébreu c’est ‘hanokh חֲנ֑וֹךְ. En grec il s’agit de enoch Ενώχ. Au chapitre 5, on verra que le fils de Seth s’appelle אֱנֽוֹשׁ (enosh) en hébreu et enos ᾿Ενώς en grec. C’est-à-dire que les deux noms sont très proches et ressemblant en grec. La LXX nous dit : comparez les deux généalogies. La Bible ne montre jamais de généalogie, ni même rien en général sans qu’il n’y ait un enseignement spirituel derrière. Et l’indice laissé par la Bible est très probablement de nous montrer une similarité pour nous en faire trouver une autre. Il s’agit, à mon avis, de la septième génération. Lamekh en hébreu chez Caïn, et Enoch en hébreu chez Seth. C’est là où le contraste est le plus frappant. La justice d’Enoch qui a marché avec Dieu, et l’impiété de Lamekh le polygame homicide. Le verset 18 semble aussi nous pointer vers cette direction : regardez donc Lamekh, puisque l’on passe rapidement sur Irad, Mehujaël et Metuschaël. Lamekh, rendu souvent par Lémec en français est le septième depuis Adam. La Bible rentre dans les détail de sa vie. Il s’éloigne de la norme monogame que Dieu avait imposé au chapitre 2 et prend deux femmes. Même si la Genèse ne condamne jamais explicitement la polygamie, elle montre les difficultés que celle-ci entraine. Le Dt légifère dessus : « Si un homme, qui a deux femmes, aime l’une et n’aime pas l’autre, et s’il en a des fils dont le premier-né soit de la femme qu’il n’aime pas, il ne pourra point, quand il partagera son bien entre ses fils, reconnaître comme premier-né le fils de celle qu’il aime, à la place du fils de celle qu’il n’aime pas, et qui est le premier-né. Mais il reconnaîtra pour premier-né le fils de celle qu’il n’aime pas, et lui donnera sur son bien une portion double; car ce fils est les prémices de sa vigueur, le droit d’aînesse lui appartient. » (Dt 21:15-17). La généalogie de Seth n’inclue aucune femme et celle de Caïn a deux femmes, les épouses de Lemec. Leurs noms sont révélateurs. Ada et Tsilla. En terme de racines hébraïques, Ada évoque « Adi » çad ornement, et Tsilla évoque Tsel qui signifie « ombre, teinte ». Une semble être dans la lumière, l’autre dans l’ombre.
Chacune a deux enfants dont on connait le nom et la profession. Les trois garçons sont utiles pour l’extension et l’expansion des villes : Jabal pour l’agriculture, Jubal pour la musique et enfin surtout Tubal-Caïn qui forge et peut donc créer toutes sortes d’outils. L’étymologie de Tubal Caïn nous fait comprendre quelque chose sur ce personnage : Tubal en hébreu signifie épicé. Tubal Caïn signifie donc Caïn épicé. C’est-à-dire Caïn mais en plus fort. En beaucoup plus remonté. C’est aussi un tueur, mais lui ne travaille pas à mains nues. Il se fait des armes. Pour en finir avec TubalCaïn, sachez qu’il s’agit d’un mot de passe de la franc maçonnerie, ce qui est assez connu. Ces gnostiques antichrétiens se cachent derrière le côté forgeron du personnage. Mais quand on creuse et que l’on voit de quoi il s’agit, on comprend que la franc maçonnerie est intrinsèquement, ontologiquement et systématiquement mauvaise, néfaste et antichrétienne.
Pour ce qui est de Naamah, les rabbins ont rapporté la tradition très intéressante et inspirante faisant d’elle, la sœur de Tubal-Caïn, la femme de Noé que nous verrons bientôt.
Passons à l’étude des versets 23 et 24, qui sont assez mystérieux.
Lémec meurtrier
24 Caïn sera vengé sept fois, Et Lémec soixante-dix-sept fois.
On comprend que Lamekh aurait tué quelqu’un et l’on se demande s’il n’aurait pas tué Caïn en fait. Les Pères sont pourtant unanimes et en tout cas je n’en ai pas trouvé un seul qui aille dans l’autre sens : Lamekh n’a pas tué Caïn. Le passage est tellement vague qu’on peut l’interpréter de bien des façons. Il semble néanmoins que Lamekh a tué un homme et un jeune homme. Le terme hébreu pour « jeune homme » est yeled qui signifie enfant en littéral, et le texte semble plus dire qu’il a tué un homme et un enfant. Il semble qu’au passage il a été blessé : une blessure par l’homme et une meurtrissure par l’enfant. Le verset 24 est le plus ouvert à l’interprétation. On peut imaginer un Lamekh qui se lamente et qui se comparant à Caïn comprend que sa faute est bien plus grave. Mais on peut aussi lire un Lamekh qui prend la marque de Caïn comme une sorte de trophée à dépasser dans l’horreur et qui se glorifie d’avoir réussi, et s’en vante donc à ses deux épouses. Jean Chrysostome semble pencher pour la première version. Néanmoins il aborde un point intéressant, qu’on pouvait déjà rapporter au moment du meurtre d’Abel : aucun commandement ne prohibait le meurtre, et pourtant, aussi bien Caïn que Lamekh voient que Dieu le leur reproche et ne voient pas d’injustice dans ce reproche. L’homme sait d’instinct ce qui est bien ou mal dans nombre de domaines. Universellement, il est connu, sans avoir besoin de loi, de prophète, de révélation, que le meurtre est un acte mauvais.
Finissons ce quatrième chapitre très riche avec la généalogie de Seth, dont nous venons tous :
Naissance de Seth
26 Seth eut aussi un fils, et il l'appela du nom d'Énosch. C'est alors que l'on commença à invoquer le nom de l'Éternel.
Encore une fois c’est le nom « Seth » en hébreu qui permet de comprendre pourquoi Eve fait référence à ce remplacement. Il y a un jeu de mot consonnantique avec « sat » qui en hébreu signifie « accordé », « permis ». Ainsi, Seth a été accordé, ce qu’Eve comprend comme étant en remplacement d’Abel. On notera que Dieu au verset un est le tétragramme. Ici, c’est Elohim. C’est bien évidemment le même Dieu, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu, mais il faut comprendre par le mot utilisé que le rapport à Dieu n’est pas le même. Ce qui va prendre son sens au verset 26.
En effet, la prière ici est dirigée vers le tétragramme. C’est-à-dire que cette proximité avec le tétragramme, qu’il y avait avant n’est plus là. Le tétragramme devient un objet de prières. Non pas qu’il n’y ait pas d’intimité et de dialogue avec Dieu dans la prière, mais vous avouerez aisément que ce n’est pas automatique, immédiat ou simple. Pour l’humanité à ce moment, YHWH devient une connaissance théorique, une divinité qu’on prie et non pas une divinité avec qui on interagit de façon spontanée et naturelle. A noter que les Pères ont une appréciation très positive de ce Enosh qui prie Dieu, tandis que de façon assez étonnante, dans l’herméneutique rabbinique, Enosh est très mal vu. Ils basent leur exégèse sur une lecture possible du mot « commença » qui vocalisé autrement peut se traduire « pollua ». Ainsi Enosh pollua la prière vers Dieu, ce qui fait que les rabbins le voient d’un mauvais œil. Ils voient même ici le mécanisme qui entraîna le déluge. Pourtant nous verrons que le déluge est expliqué non pas ici, mais bien au chapitre 6.
Conclusion
Voilà pour ce chapitre 4 verset par verset. Deux grandes choses dans ce passage : la relation entre Caïn et Abel a influé sur la relation entre Caïn et Dieu.
On nous l’enseigne dans des circonstances extrêmes, mais la chose montrée ici reste valide pour tous les cas de figure.
Notre relation à l’autre impacte grandement notre relation à Dieu. Il est donc logique que Jésus ait érigé en commandements suprêmes le fait d’aimer Dieu et le fait d’aimer son prochain. Il est logique que Saint Jean écrive « Celui qui dit qu’il est dans la lumière, et qui hait son frère, est encore dans les ténèbres. Celui qui aime son frère demeure dans la lumière, et aucune occasion de chute n’est en lui. » (1 Jn 2 :9-10).
Et la deuxième chose : nous avons plusieurs éléments nous montrant une continuité entre Adam et Caïn. On peut aller plus loin en pensant cette continuité. Nous avions vu que Caïn à un moment devenait davantage comme le serpent que comme son Père. On voit ici comment le péché progresse. D’abord présent dans le jardin, avec l’expulsion, il se répand dans le monde. Caïn tuant Abel, il se comporte finalement selon la postérité du serpent qui avait pour but de tuer la postérité de la femme. Caïn était cultivateur comme son père. Il est expulsé comme son père, à cause d’un péché qu’il pouvait surmonter, comme son père. Mais on voit que le péché grandit. La Bible nous montre ici un mécanisme qui va culminer dans le déluge. Nous sommes au début de l’avalanche. La Bible va rentrer dans le cœur du mécanisme. Au début, une désobéissance. Puis un fratricide entre Abel et Caïn. Lamekh nous montre une addition de problèmes : polygamie + meurtre d’enfant. Le chapitre 5 va donc venir comme la réponse que Dieu va susciter pour traverser cette tempête qui se prépare. Nous verrons au chapitre 6 que les forces du mal ont elles-mêmes leur propre agenda. Ces choses ne sont pas anciennes, poussiéreuses ou dépassées. Elles nous montrent les premiers mouvements sur le théâtre des opérations entre les forces fidèles à Dieu et les forces tentées par l’adversaire et sa rébellion. Le même chapitre introduit la notion centrale de sacrifice. Le sacrifice que le Christ a consenti sur la croix est vertigineux, et il est d’une magnitude qui ne nous concerne pas. Chacun sa place, et chacun son rôle. Mais l’Eglise nous invite à sacrifier ce que nous sommes pour devenir ce que nous pouvons être. C’est un merveilleux et exigeant programme. Si cela fait écho en vous : bienvenue dans les catacombes.