Exégèse biblique : Evangile selon saint Matthieu : introduction
Introduction à l'Evangile selon saint Matthieu
Données sur l'Evangile en lui-même
Avant de passer au premier verset en tant que tel et à son interprétation, il faut s’arrêter un instant sur ce que nous savons de cet évangile en tant que tel. La tradition de l’Eglise
unanime le donne comme étant celui de l’apôtre Matthieu. Papias, cité par Eusèbe de Césarée (3.39.16) déclare : « Matthieu a composé les logia dans le dialecte hébraïque et ensuite
il a été traduit/interprété ». Les Pères ont ensuite réutilisé cette information pour dire que les logia était l’Evangile et pour que dire que le dialecte hébraïque était l’hébreu ou
l’araméen. Le terme logia, est le pluriel de logion, qu’on peut assimiler à des péricopes. Les évangiles sont construits comme des suites de logion, les enseignements du Christ, par ses paroles ou ses actions. Le verbe qui est rendu par traduit ou par interprété montre bien en contexte juif que la traduction n’est jamais philologique mais bien toujours herméneutique : on ne traduit pas seulement : on explique, on interprète.
Les Pères ne nous ont pas laissé de date quant à son époque de rédaction. Il est probable que cette idée de « date de rédaction » soit en soi une forme d’erreur. En effet, il est probable que Matthieu a commencé à noter, à assembler des choses durant le ministère même de Jésus. Il a ensuite composé une forme narrative propre à accompagner les catéchumènes, très probablement sur un rythme quotidien jusqu’à la nuit pascale qui voyait leur baptême et leur entrée complète dans l’Eglise. Est-ce que Matthieu a modifié cette composition de logion au long de sa vie ? c’est très possible. Il a pu composer ce que nous connaissons du premier coup, mais on peut aussi penser qu’il l’a poli, amélioré, repris, retravaillé tout au long de sa vie, comme un enseignant peut apporter ici ou là une modification sur son support de cours. La plupart des exégètes modernes donnent souvent des dates tardives, entre 80 et 100, pour les deux raisons suivantes :
1 : Ils imaginent que l’Evangile de Marc a été rédigé avant
2 : Ils imaginent que les affrontements qui ont lieu chez Matthieu entre le Christ et les pharisiens reflètent en réalité les affrontements entre la communauté juive messianique matthéenne et les pharisiens.
Regardons la validité de ces deux arguments.
Marc aurait été rédigé avant car c’est une sorte de résumé de Matthieu. Donc Matthieu aurait pris Marc et l’aurait enrichi, avec plus de détails. On pourra répondre que Marc aura très bien pu prendre l’enseignement de Matthieu pour le raccourcir, afin de faciliter sa mémorisation, sa recopie sur support physique, etc. Donc l’argument ne tient pas, surtout que la tradition de l’Eglise unanime donne Matthieu comme le premier rédacteur chronologiquement. Les témoins directs ont plus de poids que des philosophes protestants qui arrivent 19 siècles plus tard, plein de préjugés et de bêtise académique.
Les affrontements avec les pharisiens ne seraient pas ceux du Christ mais ceux des presbytres matthéens. Ce qui sous-tend cela est complètement blasphématoire : Matthieu (ou ses disciples) aurait donc inventé des paroles au Christ pour satisfaire les besoins immédiats de réponse de sa communauté face aux attaques pharisiennes. Pourquoi dédier sa vie à sa propre fiction littéraire ? Pourquoi courir au martyr pour le produit de sa propre imagination ? Et puis il y a cette idée naïve de considérer que Jésus, trop gentil et trop doux n’a pas pu proférer les propos si durs à l’encontre de certains pharisiens dans l’Evangile de Matthieu. Ici, cette défense du Christ est naïve et stupide. Le Christ disait la vérité, brute et nue à ces hypocrites religieux qu’étaient certains pharisiens avec qui il a interagi. Matthieu rapporte cela. Ce n’est pas plus compliqué que cela.
Ainsi, que pouvons-nous conclure sur ce point : le plus probable, comme pour les trois autres évangiles : Matthieu ne parle pas de la destruction du Temple de 70, un éléments tellement considérable, et en accord avec certaines paroles de Jésus, que s’il avait été témoin de cela, il aurait mentionné le fait. Donc la rédaction des 4 évangiles est avant 70. Et comme, selon l’enseignement de l’Eglise Matthieu est le premier à composer un texte, le plus probable est qu’il a commencé immédiatement. Juste après la Pentecôte. A partir de matériaux qu’il avait noté pendant le ministère du Christ. Pourquoi attendre des décennies pour relater ces événements totalement hors norme ? C’est psychologiquement absurde. Donc, bien que cela ne puisse pas être prouvé, on peut considérer que cet évangile était déjà disponible, dans un enseignement oral, avec peut-être quelques supports physiques de lecture aidant à la mémorisation, au maximum en l’an 40. Je n’en ai bien sûr aucune preuve. Tout comme ceux qui avancent 80. J’ai juste le bon sens pour moi.
Les thèmes principaux de Matthieu sont les suivants :
- La christologie. C’est-à-dire, ce que nous pouvons apprendre et comprendre du Christ.
- Les accomplissements des visions prophétiques de l’AT
- Le rapport à la loi. On rappellera que Matthieu s’adresse principalement aux juifs
- L’Eglise
- L’eschatologie
- Les dirigeants religieux juifs
- La mission
- Les miracles
- Les disciples
Structure
La structure de cet évangile est très intéressante. Si on regarde sous l’angle des grands discours, Matthieu en répertorie 5. On peut donc tracer le plan suivant, avec 5 grandes phases dont les discours sont les points culminants :
- Un prologue qui se penche sur la naissance de Jésus avant que ne débute son ministère. (de 1:1 à 2 :23)
- Livre 1 : Enseignement sur le Royaume. le sermon sur la montagne (3:1 à 7 :29)
- Livre 2 : l’autorité dans le royaume : discours aux disciples (8:1 à 11:1)
- Livre 3 : prédication et mission dans un monde hostile : les paraboles sur le royaume, la mission et les oppositions (11:2 à 13:53)
- Livre 4 : Rejet souffrance et gloire : les discours sur le pardon et sa nécessité absolue qui fonde les relations en église (13:54 à 19:1)
- Livre 5 : la montée vers la croix : les discours sur la culpabilité et le destin d’Israël (19:2 à 26:2)
- Epilogue : passion et résurrection du Christ de (26:3 à 28:20)
Voilà ce qu’on peut dire sur un plan un peu extérieur au texte lui-même, en guise d’introduction. Je voudrais terminer en vous faisant lecture de la première homélie de saint Jean Chrysostome concernant cet évangile de Matthieu. C’est une homélie d’introduction, à une série de plusieurs dizaines d’homélies où saint Jean bouche d’or se proposait d’expliquer cet évangile à son troupeau. Il est toujours difficile de décréter le sommet d’une œuvre sans une certaine subjectivité. Mais il me semble que Chrysostome a confiné au sublime dans cette entreprise. Son commentaire aura une place significative dans le nôtre, car il s’agit peut-être de ce qui s’est fait de mieux dans l’Eglise concernant ce texte particulier. L’on voit se déployer l’Esprit qui inspire l’évangéliste et le même Esprit venir expliquer ce qu’il a inspiré quelques siècles plus tôt. Voici donc la lecture intégrale de cette première homélie :
Premire homélie de saint Jean Chrysostome
Nous devrions, mes Frères, n’avoir pas besoin du secours des Ecritures; si notre vie était assez pure, la grâce du Saint-Esprit nous tiendrait lieu de tous les livres. Tout ce qu’on écrit sur le papier avec de l’encre, l’Esprit l’imprimerait lui-même dans nos cœurs. Déchus de cet avantage, attachons-nous du moins résolument à la planche de salut qui nous reste. Cette première manière de communiquer avec Dieu valait mieux. Dieu lui-même nous l’a bien montré par ses actes non moins que par ses paroles. Il a parlé à Noé, à Abraham, et aux descendants d’Abraham, Job, et Moïse, non par des caractères et par des lettres, mais immédiatement par lui-même : parce que la pureté de cœur qu’il avait trouvée en eux, les avait rendus susceptibles de cette grâce. Mais le peuple juif étant tombé depuis dans l’abîme de tous les vices, il fallut nécessairement que Dieu se servît de lettres et de tables, et qu’il traitât avec lui par le moyen de l’écriture.
Dieu a gardé dans le Nouveau Testament la conduite qu’il avait suivie dans l’Ancien, et il en a usé avec les apôtres comme il avait fait avec les patriarches. Car Jésus-Christ n’a rien laissé par écrit à ses apôtres, mais il leur a promis au lieu de livres la grâce de son Esprit-Saint : “ Il vous fera, “ dit-il, “ souvenir de toutes choses. “ (Jean, XIV, 26). Pour comprendre l’avantage que cette instruction intérieure a sur l’autre, il ne faut qu’écouter ce que Dieu nous dit par son Prophète: “ Je ferai un Testament nouveau : j’écrirai ma loi dans leurs âmes, et je la graverai dans leurs cœurs; et ils seront tous les disciples de Dieu. “ (Jérém. XXXI, 33.) Saint Paul nous marquant aussi l’excellence de cette loi du Saint-Esprit, dit: “ Qu’il avait reçu la loi non sur des tables de pierre, mais sur les tables d’un cœur de chair. “ (Jean, VI, 45; II Cor. III,3.). Mais, parce que dans la suite des temps, les hommes avaient malheureusement dévié du droit chemin, les uns par la dépravation de leur doctrine, les autres par la corruption de leur vie et de leurs mœurs, nous avons eu besoin de nouveau que Dieu nous donnât par écrit ses instructions et ses préceptes.
Que nous sommes coupables ! Notre vie devrait être tellement pure, que sans avoir besoin de livres, nos cœurs fussent toujours exposés au Saint-Esprit, comme des tables vivantes où il écrirait tout ce qu’il voudrait nous apprendre; et après avoir perdu un si grand honneur, et avoir eu besoin que Dieu nous donnât ses instructions par écrit, nous ne nous servons pas même de ce second remède qu’il nous a donné pour guérir nos âmes ! Si c’est déjà une faute de nous être rendu l’Ecriture nécessaire, et d’avoir cessé d’attirer en nous par nous-mêmes la grâce du Saint-Esprit; quel crime sera-ce de ne vouloir pas même user de ce nouveau secours pour nous avancer dans la piété; de mépriser ces écrits divins, comme des choses vaines et inutiles; et de nous exposer à une condamnation encore plus grande par cette négligence et par ce mépris ? Pour éviter ce malheur lisons avec soin l’Ecriture, et apprenons comment l’ancienne et la nouvelle loi ont été données.
Vous savez de quelle manière, en quel lieu, et en quel temps Dieu publia l’ancienne loi. Vous vous souvenez que ce fut après la ruine des Egyptiens, que ce fut dans un désert, sur la montagne de Sinaï, au milieu du feu et de la fumée qui s’élevaient de cette montagne, au son de la trompette, à la lueur des éclairs, au bruit du tonnerre, et après que Moïse fut entré dans l’obscurité de la nuée. La loi nouvelle ne fut point promulguée de cette manière. Ce ne fut ni dans le désert, ni sur une montagne, ni parmi la fumée et l’obscurité, ni parmi les nuages et les tempêtes; mais elle fut donnée vers la première heure du jour; les disciples étaient assis; tout se passa dans la tranquillité et dans le calme. Les Juifs, dont l’intelligence était bornée, et les passions effrénées, avaient besoin d’un appareil qui frappât les sens, d’un désert, d’une montagne, de la fumée, du bruit des trompettes, et de tout cet appareil extérieur ; mais les disciples qui avaient l’âme plus sublime et plus docile, et qui s’étaient déjà élevés au-dessus des impressions du corps, n’avaient point besoin de toutes ces choses. Que si le Saint-Esprit descendit alors avec un grand bruit, ce ne fut pas pour les apôtres que ce signe extérieur arriva, mais pour les Juifs, aussi bien que ces langues de feu qui apparurent en même temps. Car si après cela même, ils osèrent dire que les apôtres étaient ivres, combien l’auraient-ils dit davantage, s’ils n’eussent point vu cette merveille?
Dans l’Ancien Testament, Dieu descend sur la montagne après que Moïse y est monté; mais dans le Nouveau, le Saint-Esprit descend du ciel après que notre nature y a été élevée comme sur le trône de sa royale grandeur. Et ceci même nous fait voir que le Saint-Esprit n’est pas moins grand que le Père, puisque la loi nouvelle qu’il a donnée est si élevée au-dessus de L’Ancienne. Car ces tables de la seconde alliance sont, sans comparaison, supérieures à celles de la première, et leur vertu a été beaucoup plus noble et plus excellente. Les apôtres ne descendirent point d’une montagne, comme Moïse, portant des tables de pierre dans leurs mains ; ils descendirent du cénacle de Jérusalem, portant le Saint-Esprit dans leur cœur. Ils avaient en eux un trésor de science, des sources de grâces et de dons spirituels qu’ils répandaient de toutes parts; et ils allèrent prêcher dans toute la terre, étant devenus comme une loi vivante, et comme des livres spirituels et animés par la grâce du Saint-Esprit. C’est ainsi qu’ils convertirent d’abord, trois mille hommes, et cinq mille ensuite. C’est ainsi qu’ils ont depuis converti tous les peuples, Dieu se servant de leur langue pour parler lui-même à tous les habitants de la terre.
C’est sous l’inspiration de ce même Esprit, dont il était rempli, que saint Matthieu a écrit tout son évangile. C’est ce Matthieu qui avait été publicain. Car je ne rougis point d’avouer ce qu’il était, ni ce qu’ont été les autres apôtres, avant que Jésus-Christ les eût appelés. C’est cela même qui relève d’autant plus la grâce du Saint-Esprit en eux, et l’excellence de leur vertu.
Il a appelé son livre “ l’Evangile, “ c’est-à-dire, “ la bonne nouvelle.” Car il annonce à tous, aux méchants, aux impies, aux ennemis de Dieu, et à des aveugles assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, la délivrance des peines, le pardon des péchés, la justice, la sanctification, la rédemption, l’adoption des enfants de Dieu, l’héritage de son royaume, et la gloire de devenir les frères de son Fils unique.
Y a-t-il rien de si grand que “ ces nouvelles” qu’il nous apporte ? Un Dieu sur la terre, et l’homme dans le ciel; un concert admirable rétabli dans toute la hiérarchie des êtres, les anges qui chantent avec les hommes, les hommes qui entrent en société avec les anges, avec les vertus et les plus sublimes de ces esprits célestes. Quel spectacle plus grand et plus divin, que de voir une guerre aussi ancienne que le monde cesser tout d’un coup; Dieu réconcilié avec les hommes; le diable confondu; les démons en fuite; la mort vaincue; le paradis ouvert ; la malédiction détruite; le péché banni; l’erreur étouffée; la vérité rétablie; la parole divine semée et fructifiant de toutes parts; la vie du ciel introduite sur la terre; les anges descendre souvent ici-bas; les puissances et les vertus se familiariser avec les hommes, et la possession de ces biens présents affermie en nous par l’espérance des biens futurs ?
C’est donc avec grande raison qu’on donne le nom “d’Evangile” à cette histoire sacrée. Tous les autres écrits qui ne promettent que l’abondance des richesses, la grandeur de la puissance, la principauté, la gloire, les honneurs, et tout ce que les hommes croient être des biens, ne sont que vanité et que mensonge. Mais ce que les pêcheurs nous annoncent est avec raison appelé “ l’Evangile, “c’est-à-dire, “ la bonne nouvelle » . non-seulement parce qu’ils nous promettent des biens stables, immuables et, qui sont beaucoup au-dessus de nous, mais encore parce que nous en jouissons sans aucune peine. Car ce n’est ni par nos travaux, ni par nos peines, ni par nos douleurs et nos afflictions que nous nous sommes procuré ces biens. La seule charité que Dieu a pour nous a tout fait, et ce n’est que d’elle que nous avons reçu ces grâces.
Mais pourquoi, sur les douze apôtres qu’avait Jésus-Christ, n’y en a-t-il que deux, Jean et Matthieu qui aient écrit l’Evangile, avec deux disciples, Marc, disciple de saint Pierre, et Luc, disciple de saint Paul ? C’est parce que ces hommes, oubliant la vaine gloire, ne consultaient pour agir que la simple utilité.
Mais à ce compte, me direz-vous, un seul évangéliste ne suffisait-il pas pour tout dire? C’est vrai, mais lorsqu’on voit quatre personnes écrire chacune son évangile en divers temps, en divers lieux, sans s’assembler ou conférer ensemble, et parler tous néanmoins, comme s’ils n’avaient qu’une même bouche, cette union de sentiments et de paroles est une puissante preuve de la vérité.
Il semble, dites-vous, qu’on en pourrait croire le contraire, puisqu’ils se trouvent différents en plusieurs choses. Je vous réponds que ces différences sont précisément la plus forte preuve de la véracité des évangélistes. Car s’ils étaient si conformes entre eux, et s’ils s’accordaient jusqu’aux moindres circonstances des lieux et des temps, et jusque dans les expressions qu’ils emploient, vous entendriez les ennemis de l’Eglise dire qu’ils ont écrit de concert, et qu’une conformité si exacte ne peut être que le fruit d’une entente préalable et d’un arrangement tout humain. Mais maintenant ces petites différences qui se trouvent entre les évangélistes les purgent visiblement de ce soupçon, et justifient la sincérité de leur conduite. S’ils ont quelquefois parlé différemment des lieux ou des temps, cette diversité ne nuit en aucune sorte aux vérités qu’ils annoncent, comme nous espérons avec le secours de Dieu de le faire voir dans la suite.
Mais nous vous prions cependant de remarquer, que pour ce qui regarde les vérités capitales qui renferment la vie de l’âme et l’essence de la prédication évangélique, on ne trouvera jamais qu’il y ait la moindre opposition entre eux. Ils disent tous qu’un Dieu s’est fait homme, qu’il a fait de grands miracles; qu’il a été crucifié et enseveli; qu’il est ressuscité et monté au ciel; qu’il viendra un jour juger le monde; qu’il a établi une loi très-sainte, et nullement contraire à la première; qu’il était le Fils unique de Dieu, consubstantiel à son Père, et autres choses semblables, sur lesquelles tous les évangélistes s’accordent parfaitement.
Que s’ils n’ont pas tous rapporté les mêmes circonstances de quelques miracles, et si nous en lisons quelques-unes dans les uns et quelques autres dans les autres, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Si un seul évangéliste avait tout dit, c’est en vain qu’il y en aurait eu plusieurs; et s’ils eussent tous dit des choses nouvelles et différentes, on n’aurait pu faire voir comment ils s’accordent entre eux. C’est pourquoi ils disent tous des choses communes à tous; et chacun d’eux en dit aussi qui lui sont propres; afin qu’il parût qu’il était nécessaire qu’il y en eût plusieurs, et afin que chacun d’eux dans ce qu’il rapporte rendît témoignage à la vérité.
C’est là la raison qui a porté saint Luc à écrire son évangile, “ afin, “ dit-il, “ que vous soyez persuadé de la vérité des choses que l’on vous a enseignées (Luc, 1,4) ; “ c’est-à-dire, afin qu’en voyant tant de personnes vous confirmer les mêmes choses, vous n’en puissiez plus douter, et que vous en demeuriez parfaitement assuré.
Quant à saint Jean, quoiqu’il supprime la cause qui l’a porté à écrire son évangile, nous apprenons néanmoins de la tradition de nos pères qu’il a eu aussi une raison particulière qui l’y a engagé. Comme les trois autres avaient eu principalement pour but d’écrire de Jésus-Christ comme homme, qu’ils s’étaient davantage arrêtés sur son humanité, et qu’il y avait à craindre que ce qui regardait la divinité ne demeurât enseveli dans le silence; il se résolut par un mouvement particulier de Jésus-Christ à composer son évangile dans ce dessein, comme il est aisé de s’en convaincre tant par l’ensemble de son œuvre, que par ses premières paroles. Car il ne commence pas comme les autres par la naissance temporelle; il s’élève tout d’un coup à cette génération divine et éternelle, comme à ce qui le pressait davantage, à ce qu’il s’était proposé principalement en écrivant l’Evangile. C’est pourquoi il parle non seulement dans ce commencement, mais dans toute la suite même de son livre, d’une manière plus grande et plus relevée que les autres.
Pour saint Matthieu, on dit qu’il écrivit à la prière des Juifs qui s’étaient convertis à la foi; ceux-ci le conjurèrent de leur laisser par écrit les préceptes qu’il leur avait donnés de vive voix, il se rendit à leurs prières, et écrivit en hébreu son évangile. Saint Marc écrivit aussi le sien en Egypte pour satisfaire aux vœux de ses disciples. Ecrivant pour les Juifs, saint Matthieu ne s’est mis en peine que de faire voir que Jésus-Christ descendait de la race d’Abraham et de David. Mais saint Luc, qui s’adresse généralement à tous les hommes, passe plus avant, et fait remonter cette génération jusqu’à Adam. Saint Matthieu commence d’abord son évangile par la généalogie de Jésus-Christ; parce que rien ne pouvait être plus agréable aux Juifs que de leur dire que Jésus-Christ descendait d’Abraham et de David : mais saint Luc rapporte d’abord plusieurs autres choses et descend ensuite à la généalogie de Jésus-Christ.
Nous ferons donc voir l’union et la conformité de ces historiens sacrés par le consentement de toute la terre qui a reçu comme vrai ce qu’ils ont écrit, et par le témoignage même des ennemis de la vérité. Car il s’est élevé après eux plusieurs hérésies, qui ont publié des dogmes contraires à l’Evangile; les unes ont reçu généralement tout ce que les évangélistes ont écrit, et les autres retranchant ce qui leur déplaisait, n’ont plus eu qu’un évangile mutilé. S’il se fût trouvé quelque contradiction dans l’évangile, les hérétiques qui prêchaient des choses toutes contraires, ne l’eussent pas reçu tout entier, mais seulement ce qu’ils auraient cru leur être favorable; et ceux qui ne le reçoivent qu’en partie, n’auraient pas pu être réfutés au moyen de cette partie; s’ils l’ont été, c’est que tout est si lié dans l’évangile, que la moindre partie fait voir le rapport qui la joint au tout Lorsque l’on coupe une petite partie du corps d’un homme, on y trouve de la chair, des os, des nerfs, des veines, des artères et du sang, et l’on peut juger, par cette seule partie, ce que renferme tout notre corps. Il en est de même de l’Ecriture. Chaque parole en contient tout l’esprit, et elle a une liaison inséparable avec tout le reste.
Que si les évangélistes étaient contraires les uns aux autres, l’Evangile n’aurait jamais été reçu; et il se serait détruit lui-même, selon cet oracle que nous y lisons: “ Tout royaume divisé sera renversé. “ (Luc, XI, 17.) Mais ce qui fait aujourd’hui éclater davantage la force du Saint-Esprit, c’est de persuader ainsi aux hommes de s’attacher si fermement aux points capitaux, et aux maximes fondamentales de l’Evangile, sans se blesser de ces petites différences qui y paraissent.
Il est inutile de rechercher en quel lieu chaque évangéliste a écrit; j’aime mieux m’attacher à vous faire voir dans toute la suite de cette prédication, qu’ils ne se sont point combattus l’un l’autre; et il semble , lorsqu’on les accuse de ces petites contradictions apparentes, qu’on leur aurait voulu imposer une loi sévère de se servir tous des mêmes mots et des mêmes expressions.
Je pourrais parler ici de beaucoup d’écrivains, très-fiers de leur éloquence et de leur savoir, qui ont composé des livres sur une même matière et qui ont été non-seulement différents entre eux, mais même entièrement contraires les uns aux autres. Il y a bien de la différence entre ne pas dire les mêmes choses, ou en dire d’entièrement opposées. Mais je ne m’arrête pas à cela. Dieu me garde de chercher l’apologie des saints évangélistes dans l’extravagance de ces faux sages. Je ne prétends point me servir du mensonge pour établir la vérité. Je me bornerai à demander si une doctrine contradictoire dans ses parties aurait acquis une bien grande autorité dans le monde, si elle aurait prévalu sur les autres, si enfin des hommes dont les discours se seraient détruits réciproquement, auraient pu s’acquérir la créance et l’admiration de toute la terre. On sait de plus qu’ils avaient beaucoup de témoins et d’ennemis de leur doctrine. Car ils n’écrivaient point dans un coin du monde, et ils ne cachaient rien de leurs dogmes; ils couraient les terres et les mers; et ils parlaient devant tous les peuples : ils lisaient alors comme nous lisons encore aujourd’hui, ces livres saints en présence de leurs ennemis; néanmoins leur doctrine n’a jamais blessé personne par ses contradictions. Et nous ne devons pas nous en étonner, puisque la force et la vertu de Dieu même les accompagnait partout, et leur faisait faire tout ce qu’ils faisaient..
A moins de cela comment un publicain, un pêcheur, des hommes grossiers et ignorants eussent-ils pu annoncer des vérités si grandes et si relevées? Car ils publiaient et persuadaient: avec une certitude merveilleuse des mystères dont les anciens philosophes n’ont pu même se former la moindre idée; et ils les ont publiées non-seulement durant leur vie, mais encore après leur mort; et non à quinze ou vingt personnes, non à cent, non à mille ou à dix mille, mais à des villes, et à des peuples entiers, aux Grecs et aux barbares, sur mer et sur terre, dans les lieux habités, et dans le fond des déserts.
Mais de plus ils annonçaient aux hommes une doctrine élevée au-dessus de la nature humaine. Ils ne disaient rien de terrestre, et ils ne parlaient que des choses du ciel. Ils prêchaient une vie et un royaume dont on n’avait jamais entendu parler. Ils découvraient d’autres richesses et une autre pauvreté; une autre liberté, et une autre servitude; une autre vie, et une autre mort; un nouveau monde, et une manière de vie toute nouvelle; et enfin un changement, et comme un renouvellement général de toutes choses.
Ils étaient bien éloignés ou d’un Platon qui a tracé l’idée de cette république ridicule, ou d’un Zénon, ou de ces autres philosophes qui ont formé des projets de gouvernements et de républiques, et qui ont voulu se rendre les législateurs des peuples. Il ne faut que lire ces auteurs pour voir que c’est le démon, ce tyran des âmes, cet ennemi de la chasteté, et de toutes les vertus qui les a animés, et qui a répandu de si profondes ténèbres dans leur esprit pour confondre par eux tout l’ordre des choses. Car si l’on considère cette communauté des femmes qu’ils ont voulu introduire, ces spectacles honteux et publics de filles nues, ces mariages clandestins qu’ils autorisaient, et ce renversement universel de ce qu’il y a de plus naturel et de plus juste dans le monde. Que peut-on dire autre chose sinon que toutes ces maximes étaient des inventions du démon, qui voulait détruire par eux les lois les plus inviolables de la nature ? Et certainement toutes ces choses qu’ils soutiennent lui sont tellement contraires, qu’elle se rend témoignage à elle-même en les abhorrant, et en ne voulant pas seulement les entendre nommer. Et cependant ces philosophes avaient alors la liberté tout entière de publier ces maximes si étranges, sans craindre ni les persécutions ni les périls; et ils s’efforçaient de les insinuer dans les esprits, en les parant de tous les plus beaux ornements de l’éloquence.
L’Evangile au contraire qui n’était prêché que par des pauvres et des pêcheurs persécutés de tout le monde, traités comme des esclaves, et exposés à tous les périls, a été embrassé tout d’un coup avec un profond respect par les savants et par les ignorants; par les libres et par les esclaves; par les gens de guerre et par les princes, en un mot par les Grecs et par les peuples les plus barbares.
On ne peut pas dire que ce soit la bassesse et pour ainsi dire le terre à terre de la doctrine des apôtres qui l’aient fait recevoir aussi facilement par tout le monde, puisqu’au contraire elle est infiniment plus sublime que tous les systèmes des philosophes. Ni l’idée, ni le nom même de la virginité, de la pauvreté chrétienne, du jeûne et des autres points les plus élevés de notre morale n’avaient été dans le cerveau ou sur les lèvres d’un seul parmi les sages du paganisme; tant ils étaient éloignés de ces premiers docteurs du christianisme qui ne condamnaient pas seulement les mauvaises actions et les mauvais désirs, niais encore les regards impudiques, les paroles déshonnêtes, les rires immodérés, qui étendaient même leur sollicitude jusqu’à régler les plus petites choses, comme la contenance extérieure, la démarche, le son de la voix, et qui ont propagé par toute la terre la plante sacrée de la virginité. Ils ont inspiré aux hommes des sentiments de Dieu et des choses du ciel, que nul de tous ces sages n’avait jamais pu même soupçonner.
Et en effet, comment ces adorateurs de serpents, de monstres, et des animaux les plus vils et les plus horribles, eussent-ils été capables de comprendre ces vérités ? Cependant ces maximes si relevées que les apôtres ont annoncées, ont été reçues et embrassées avec amour par tout le genre humain; elles fleurissent et se multiplient de jour en jour, pendant que les vaines idées de ces philosophes s’effacent tous les jours de plus en plus, et disparaissent plus facilement que des toiles d’araignées, parce que ce sont les ouvrages des démons.
Outre l’impudicité qui les déshonore, leurs écrits sont encore enveloppés de tant d’obscurités et de ténèbres, qu’on ne les peut comprendre sans un grand travail. Y a-t-il rien de plus ridicule que de remplir comme ils font, des volumes entiers, pour expliquer ce que c’est que la justice, et de noyer et faire disparaître le sujet qu’ils traitent, sous les flots débordés d’une intarissable faconde. Quand même ils auraient quelque chose de bon, cette prolixité démesurée, les rendrait inutiles pour le règlement de la vie des hommes. Car si un laboureur, ou un maçon, ou un marinier, ou quelque autre artisan que ce soit, qui gagne sa vie de son travail, voulait apprendre de ces personnes ce que c’est que la justice, il faudrait pour cela qu’il quittât son art et ses occupations les plus nécessaires; et ainsi après avoir passé plusieurs années sans rien faire, il se trouverait que pour avoir voulu apprendre à bien vivre, il se serait mis en danger de mourir de faim.
Rien de semblable dans les préceptes de l’Evangile. Jésus-Christ nous y enseigne ce qui est juste, honnête, utile, et généralement toutes les vertus, en très peu de paroles, claires et intelligibles pour tout le monde, comme quand il dit : “ Toute la loi et les prophètes consistent en ces deux commandements (Matth. XXII,40); “ c’est-à-dire, dans l’amour de Dieu et du prochain; ou lorsqu’il nous donne cette règle : “ Faites aux autres tout ce que vous voudriez qu’ils vous fissent à vous-mêmes; car tel est le résumé de la loi et des prophètes. “ (Matth. VII,12). Il n’y a point de laboureur, ni d’esclave, ni de femme si simple, ni d’enfant, ni de personne de si peu d’esprit, qui ne comprenne ces maximes sans aucune peine et cette clarté même est la marque, et comme le caractère de la vérité.
C’est ce que l’expérience a fait voir. Tout le monde non-seulement a compris ces règles divines, mais les a même pratiquées soit au milieu des villes, soit dans les déserts et sur le haut des montagnes. C’est là qu’on peut voir des chœurs d’anges revêtus d’un corps, et la vie du ciel fleurir sur la terre. Ce sont des pêcheurs qui nous ont appris cette divine philosophie. Ils n’ont pas eu besoin pour cela d’y élever les hommes dès leur enfance, selon la méthode de ces philosophes, et ils, n’ont pas limité l’étude de la Vertu à un certain nombre d’années; mais ils ont prescrit des règles pour tous les âges. La manière d’instruire des philosophes n’est qu’un jeu d’enfants, au lieu que la nôtre est l’ouvrage de la vérité même. Le lieu que nos saints docteurs ont choisi pour leur école est le ciel, et Dieu même est le maître de l’art qu’ils nous ont appris, et le législateur des lois qu’ils ont promulguées. Le prix qui nous est proposé dans cette céleste académie, ce n’est pas un rameau d’olivier ou une couronne de laurier, ni l’honneur d’être nourri aux dépens du public, ou une statue d’airain, choses trop vaines et trop basses; mais c’est la gloire de jouir dans le ciel d’une vie sans fin, de devenir enfant de Dieu, d’être associé aux chœurs des anges, d’assister devant le trône de Dieu, et de demeurer éternellement avec Jésus-Christ. Les princes de cette république sont des pêcheurs, des publicains, des faiseurs de tentes, qui n’ont pas vécu seulement un petit nombre d’années, mais qui sont vivants dans l’éternité, et qui peuvent aider encore leurs imitateurs et leurs disciples, et les soutenir même après leur mort.
Dans cette sainte république on ne fait pas la guerre contre les hommes, mais contre les démons et les puissances spirituelles. C’est pourquoi elle n’a pour chef dans ces combats invisibles ni un homme ni un ange, mais Dieu même. Les armes aussi de ces soldats sont bien différentes de ces armes d’ici-bas. Elles ne sont formées ni de peaux de bêtes, ni de fer, mais de la vérité, de la foi, de la justice, et de toutes les vertus.
Puisque donc que le livre que nous entreprenons d’expliquer, contient les lois de cette divine république, écoutons avec soin saint Matthieu, qui en parle très clairement, ou plutôt Jésus-Christ qui en est le législateur, qui parle lui-même par la bouche de son saint évangéliste. Appliquons-nous à ces divines instructions, afin de pouvoir être un jour du nombre de ses heureux citoyens, de ceux qui se sont rendus illustres en suivant ses lois, et qui se sont acquis des couronnes immortelles.
Plusieurs croient que ce livre est facile, et qu’il n’y a que les Prophètes qui soient difficiles; mais ce sentiment est celui de ceux qui ne connaissent pas assez la profondeur des mystères de l’Evangile. C’est pourquoi je vous conjure de me suivre avec soin, afin que nous entrions ensemble dans cette vaste mer des vérités évangéliques, sous la conduite de Jésus-Christ, qui nous servira de guide. Afin que vous compreniez mieux mes explications, je vous engagerai fortement, suivant mon habitude, à lire d’avance en votre particulier le passage de la sainte Ecriture que je dois vous expliquer. Ainsi la lecture servira de préparation à l’enseignement, comme il arriva à l’eunuque dont parlent les Actes, et nous facilitera à nous-mêmes l’accomplissement de notre tâche.. Sur, notre route les questions vont se presser en foule les unes sur les autres. Considérez combien, dès l’entrée de l’Evangile, il se présente de difficultés à éclaircir! Premièrement, d’où vient qu’on fait descendre la généalogie de Jésus-Christ par Joseph, qu’on sait n’être pas le père de Jésus-Christ ?
En second lieu comment peut-on connaître que le Sauveur vient de la tige de David, puisque les parents de Marie, sa mère, sont entièrement inconnus, et que cette généalogie de l’Evangile ne se tire point du côté de Marie?
En troisième lieu, pourquoi l’Evangile rapporte-t-il la généalogie de Joseph qui est complètement étranger à la naissance de Jésus-Christ, sans se mettre en peine de rechercher les parents et les aïeux de la Vierge dont il était fils?
Pourquoi tirant cette généalogie des hommes, y nomme-t-il aussi quelques femmes?
Pourquoi en ayant nommé quelques-unes, ne les a-t-il pas toutes nommées? Et pourquoi passant les plus saintes, comme Sara et Rébecca, et d’autres semblables, ne nomme-t-il que celles qui sont connues par quelque vice, comme par la fornication, par l’adultère, par des mariages illégitimes, ou par la qualité d’étrangères et de barbares à l’égard du peuple de Dieu ? Car l’évangéliste parle de Ruth, de la femme d’Urie, et de Thamar, dont l’une était étrangère, l’autre une impudique, et l’autre une incestueuse, qui voulut concevoir de son beau-père, non selon la loi du mariage, mais par une surprise qu’elle lui fit sous l’habit d’une courtisane. Tout le monde sait quelle était la femme d’Urie, et l’adultère qu’elle commit avec David. Cependant l’Evangile, passant toutes les autres femmes, ne parle que de celle-ci dans cette généalogie. N’était-il pas raisonnable, si on voulait parler des femmes, de les nommer toutes, ou s’il n’en fallait nommer que quelques-unes, de choisir plutôt celles qui étaient recommandables par leur vertu, que celles qui étaient décriées pour le dérèglement de leur vie?
Il est donc aisé de voir combien ce commencement même est difficile, quoiqu’il paraisse clair à tout le monde, et même superflu à plusieurs, qui n’y voient autre chose qu’une liste de quelques noms propres.
Nous devons encore rechercher pourquoi l’on passe trois rois dans la suite de cette généalogie. Si l’on dit que c’est à cause de leur impiété, n’en devait-on pas aussi retrancher beaucoup d’autres qui ont été aussi méchants que ceux-ci?
On demande encore pourquoi, lorsque saint Matthieu dit expressément que la généalogie du Christ jusqu’à Abraham contient trois séries, chacune de quatorze générations, ce nombre se trouve incomplet dans la troisième série telle qu’il la donne?
On demande enfin pourquoi saint Luc et saint Matthieu ayant fait la généalogie de Jésus-Christ, saint Luc ne rapporte pas les mêmes noms, et en rapporte beaucoup plus que saint Matthieu; en d’autres termes pourquoi saint Matthieu marque moins de noms et des noms différents de ceux de saint Luc, quoique l’un et l’autre continuent la généalogie de Jésus-Christ jusqu’à Joseph?
Comprenez donc combien il faudra d’application pour éclaircir ces choses, puisqu’il en faut même pour discerner ce qui a besoin d’éclaircissement. Car ce n’est pas un petit avantage, que de bien discerner ce qui est douteux, et ce qui peut donner lieu à des difficultés.
Par exemple on fait encore cette question Pourquoi sainte Elisabeth, étant de la tribu de Lévi, est appelée la cousine de la sainte Vierge?
Mais pour ne pas accabler votre mémoire, finissons ici ce discours. Il suffit pour vous donner de l’ardeur, de vous avoir proposé les questions que nous aurons à résoudre. Si les solutions vous intéressent, il dépendra de vous de les connaître en assistant à nos entretiens. Car si je vois en vous un véritable désir de vous instruire, je lâcherai de vous satisfaire en répondant à ces questions. Mais si je vous vois dans l’indifférence et dans la froideur, je vous cacherai et les difficultés et les réponses qu’on y pourrait faire, parce que la loi de Dieu me défend “ de donner les choses saintes aux chiens, et de jeter les perles devant les pourceaux, de peur qu’ils ne les foulent aux pieds. “ (Matth VII, 6.)
Mais qui est celui qui voudrait fouler des perles aux pieds, me dites-vous? C’est celui qui ne les croit pas précieuses, et qui il n’a pas pour elles toute l’estime qu’elles méritent. Et qui est assez malheureux, dites-vous, pour ne pas les apprécier, et pour ne les pas préférer à tout? C’est celui qui s’y applique avec moins d’ardeur qu’il n’en a pour voir d’infâmes comédiennes dans des spectacles diaboliques. Car on en voit plusieurs passer là les jours entiers; mettre les affaires de leur famille en désordre pour satisfaire cette passion; ne rien perdre de ce qu’ils entendent; et conserver précieusement dans leur mémoire ce qui doit perdre et tuer leurs âmes. Mais lorsque ces mêmes personnes sont dans l’Eglise, où Dieu même leur parle, elles n’y peuvent demeurer un moment sans entrer dans l’impatience. C’est pour cela que notre vie qui devrait être toute céleste, n’a rien de commun avec le ciel, et que nous ne sommes plus chrétiens que de nom et en apparence.
C’est pour cela que Dieu nous menace de l’enfer, non pour nous y jeter, mais pour nous en préserver par ses menaces, en nous portant à fuir une si détestable coutume. Cependant nous faisons tout le contraire de ce qu’il désire. Nous entendons qu’il nous menace de l’enfer, et nous courons tous les jours à ce qui nous y mène, à ce qui nous damne. Dieu nous commande non-seulement d’écouter, mais même de faire ce qu’il nous dit : et nous n’avons pas seulement la patience de l’entendre. Quand donc ferons-nous ce qu’il nous ordonne, si nous ne pouvons pas seulement souffrir qu’il nous parle; si nous nous ennuyons, si nous nous impatientons aussitôt, si nous ne pouvons pas lui donner seulement un quart d’heure de notre temps?
Lorsque, dans une conversation, nos paroles n’obtiennent pas l’attention des personnes présentes, nous nous en offensons comme d’une injure, quelque vaines que soient d’ailleurs les choses que nous disons; et nous croyons que Dieu ne s’offensera pas, lorsque les grandes vérités qu’il nous annonce nous laissent indifférents, que nous avons l’esprit ailleurs, et que nous ne daignons pas seulement nous y appliquer? On prend plaisir à écouter des personnes qui ont vieilli dans les voyages, qui savent et qui rapportent exactement la distance, la situation, la grandeur, les places publiques, et les ports des villes qu’elles ont vues: et nous autres qui sommes voyageurs en cette vie, et qui marchons vers le ciel , nous ne nous mettons pas seulement en peine de savoir combien nous en sommes encore éloignés. Si nous y pensions, cependant, nous nous hâterions peut-être davantage pour y arriver. Si nous nous négligeons dans ce chemin qui mène à Dieu, nous sommes infiniment plus éloignés du but que la terre ne l’est du ciel; mais si nous nous hâtons d’aller vers cette cité bienheureuse, nous nous trouverons bientôt à ses portes; car son éloignement ne vient point de la distance des lieux, mais de la disproportion de notre conduite et de notre vie.
Vous avez soin de vous rendre habiles dans l’histoire de ce monde, d’en connaître le présent et le passé. Vous vous souvenez des rois sous qui vous avez porté les armes, des officiers particuliers qui vous commandaient, des jeux publics qui se sont donnés, des gladiateurs qui y ont combattu, de ceux qui ont remporté le prix, et de cent autres choses qui ne vous regardent point, et vous n’avez pas seulement la moindre pensée de considérer quel est le prince de cette cité céleste, quels sont ceux qui y tiennent le premier, le second ou le troisième rang, combien chacun d’eux a combattu, et par quelles actions il s’est signalé. Enfin vous ne vous donnez pas seulement la patience d’entendre ceux qui vous proposent les lois de cette sainte cité. Après cela comment oseriez-vous espérer de jouir un jour de ces biens suprêmes, puisque vous ne daignez pas seulement écouter maintenant ceux qui vous en parlent?
Faisons donc au moins aujourd’hui, mes Frères, ce que jusqu’ici nous avons toujours négligé de faire. Puisque la miséricorde de Dieu nous fait espérer d’entrer un jour dans cette ville toute d’or, comme parle l’Ecriture, et qui, en vérité, est infiniment plus précieuse que l’or; apprenons quels en sont les fondements, et quelles sont ces portes toutes composées de perles et de diamants. Nous avons un excellent guide qui est saint Matthieu, et nous commençons aujourd’hui d’entrer par la porte qu’il nous ouvre. Redoublons notre attention de peur que s’il remarque que quelqu’un l’écoute négligemment, il ne le bannisse de cette ville céleste.
Car cette ville, mes Frères, est une ville vraiment royale et magnifique, elle n’est pas comme nos villes d’ici-bas, divisée en rues, en palais et en places. Elle n’est toute que le palais de son Roi. Ouvrons donc les portes de nos âmes, ouvrons l’oreille de nos cœurs, et, sur le point d’entrer dans cette ville éternelle, adorons avec une frayeur respectueuse le Roi qui y règne. Celui qui désire d’en contempler les merveilles, peut être d’abord frappé de terreur, car ces portes nous sont encore fermées maintenant; mais quand nous les verrons ouvertes, c’est-à-dire, quand nous aurons découvert les mystères que nous vous avons proposés, nous verrons alors l’éclat qui brille au dedans. Ce bienheureux publicain vous conduira par les yeux de l’esprit, et il vous promet de vous montrer tout. Il vous fera voir où est le trône du Roi, quels sont les soldats qui l’environnent, où sont les anges et les archanges, quel est le lieu destiné pour les nouveaux citoyens de cette ville, par quels chemins on y va, quel honneur on rend à ceux qui y tiennent ou le premier, ou le second, ou le troisième rang, et combien il y a de dignités différentes, soit dans le sénat, soit dans le peuple de cette cité divine.
C’est pourquoi n’entrons point ici avec bruit et avec tumulte, mais avec un respect et un silence digne de ces grands mystères. Si l’on entre dans un silence si profond lorsqu’on doit lire les lettres du roi dans une assemblée publique, quel doit être le vôtre, lorsqu’on doit vous rapporter, non les ordonnances d’un prince de la terre, mais les oracles du Roi du ciel? Si nous agissons de la sorte, le Saint-Esprit nous conduira lui-même, par sa grâce, jusqu’au dedans de ce palais, et jusqu’au trône du Roi, pour y jouir des biens infinis, par la grâce et par la miséricorde de Jésus-Christ notre Seigneur, auquel est la gloire et l’empire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.