L'Eglise Orthodoxe officielle de Roumanie : partie 1
Histoire de l’Eglise Orthodoxe officielle de Roumanie
Introduction
« Nous avons eu le courage de ne pas être des martyrs ». Cette phrase fut prononcée par un hiérarque roumain après la chute du communisme. Elle résume magnifiquement ce qu’est la structure appelée « Eglise Orthodoxe de Roumanie ». Son synode démontre par cette déclaration, deux choses qui sont au cœur de son action dans le monde : il peut travailler avec n’importe qui, et il peut justifier de travailler avec n’importe qui. Ce texte a un objectif principal : montrer à tous ceux qui sont rattachés à cette structure, l’importance de reconsidérer ce lien. Simple paroissien, prêtre, moine, moniale, vous êtes tous concernés si vous commémorez un évêque de ce synode, ou si votre évêque est en communion avec les évêques de ce synode. Vous ne connaissez probablement pas le parcours historique, les positions, les choix, les actions de ce synode. Après ce texte, vous ne pourrez pas dire : « je ne savais pas »
L’espace géographique du 19ème siècle
Pour comprendre l’Eglise orthodoxe en Roumanie au 20ème siècle, il faut repartir au 19ème siècle. La Roumanie n’est pas encore le pays que nous connaissons aujourd’hui, en tout cas du point de vue politique et géopolitique. Il y a bien un peuple roumain, mais il ne vit alors pas encore dans son propre espace territorial. Ce sera d’ailleurs toute son aspiration, et même encore aujourd’hui d’une certaine façon.
Cet espace géographique roumain se trouve à la croisée de 3 plaques tectoniques impériales d’alors : à l’est, la Russie. A l’ouest l’empire austro-hongrois. Au sud, l’empire ottoman. Entre 1853 et 1856, c’est la guerre de Crimée qui modèle les limites de ces plaques. D’un côté les russes, de l’autre les ottomans alliés aux anglais et aux français. La Russie est défaite et la diplomatie scelle les choses à Paris, en 1856, lors de la signature de l’accord de Paris. La Russie est contrainte à l’est. Pour les aspirations nationales roumaines, c’est une aubaine. Avec les ottomans sur le déclin, la Russie vaincue militairement et stoppée en Crimée, il y a une opportunité qui fait rêver les nationalistes roumains. Le traité de Paris renforce l’indépendance de la Valachie, mécanisme amorcé en 1821 au dépend des ottomans, par une révolte, faisant passer la Valachie de province sous domination ottomane et administration grecque phanariote à un statut de plus large autonomie. La Valachie avait vu plusieurs fois son autonomie grandir, mais cette fois, sa quasi indépendance était reconnue par les grandes puissances internationales. La situation en Moldavie, la seconde grande province roumaine était sensiblement la même que pour la Valachie, à la différence d’une plus grande présence et influence russe. La Russie était présente militairement, culturellement, politiquement, religieusement en Moldavie depuis 1812, avec l’annexion de la Bessarabie, partie orientale de la Moldavie. C’est donc naturellement, qu’en 1859, sous l’impulsion de Alexandre Ioan Cuza, que les deux provinces roumaines de Valachie et de Moldavie s’unissent grâce au soutien français obtenu auprès de Napoléon III. L’empereur français était un nationaliste convaincu, et désirait en même temps affaiblir l’empire austro-hongrois. En 1862, les deux provinces fusionnent dans une seule entité appelée « principautés unies de Roumanie ». Bien que les roumains furent bien évidemment majoritaires du point de vue démographique en Transylvanie, cette province reste sous domination austro-hongroise, les hongrois considérant la dite province comme historiquement hongroise. Mais techniquement, l’entité créée par Ioan Cuza était toujours sous domination ottomane. Il faut se souvenir que l’Eglise en Roumanie était également toujours sous domination ottomane au travers du patriarcat de Constantinople. C’est à la lumière de cette situation qu’il faut comprendre la nationalisation des terres appartenant aux monastères roumains, que Cuza réalise en 1863. Un quart des terres roumaines appartenait aux monastères roumains mais les revenus agricoles de ces terres partaient chez les supérieurs ecclésiastiques, que ce soit à Jérusalem, à Antioche ou à l’Athos. Cuza veut donc empêcher cette fuite de revenus, et redistribuer des terres aux paysans roumains pour augmenter les revenus fiscaux de son proto état. Réformateur, voulant attacher la Roumanie naissante à la modernité occidentale, Cuza convoque un concile en 1864. Il met à l’ordre des délibérations le changement de calendrier pour aligner l’orthodoxie roumaine sur le calendrier grégorien. C’est l’évêque Calinic de Cernica, considéré saint par l’Eglise orthodoxe roumaine officielle, église qu’aucune contradiction ne peut effrayer, qui s’oppose à ce changement. Il se lève dans la salle du synode et déclare « Iar eu, cu cei fărădelege nu mă voi socoti » qu’on pourrait traduire par « Et moi, je ne me compterai pas parmi les sans loi ». Cette anecdote ne fait, bizarrement, pas partie des biographies que l’Eglise orthodoxe a rédigé sur saint Calinic de Cernica. Il ne faudrait pas amener le roumain lambda à la dissonance cognitive de montrer le changement de calendrier comme positif et de montrer un authentique saint des terres roumaines considérant cela comme une abjection…
Première tentative de changement de calendrier
En 1865, l’Eglise roumaine, soutenue par l’état, proclame son indépendance vis-à-vis de Constantinople, ce que celle-ci refuse bien évidemment. Cuza, franc maçon et moderniste, a donc un bilan qui ne peut être vu comme noir ou blanc car il a tout de même agi d’une façon qui a propulsé l’Eglise roumaine vers l’indépendance, ce qui est tout à fait normal du point de vue des réalités historiques du peuple roumain. Certains présentent ces aspirations nationales et leurs conséquences sur les indépendances des églises nationales, qu’elles soient serbes, roumaines, bulgares ou grecques comme quelque chose de négatif, lié au méchant nationalisme. J’ai entendu ce genre de sottises dans la bouche de professeur de l’institut saint Serge à Paris. C’est méconnaître l’histoire, et plus particulièrement l’histoire roumaine, car le nationalisme roumain a une expression qui tout au long de l’histoire ne fut jamais guerrier pour ses voisins. Les roumains n’ont jamais envahi ni colonisé personne. Toutes leurs actions militaires furent défensives et liées à un objectif de libération nationale. Les roumains ne sont pas pacifistes. Ils sont pacifiques. Mais laissons ces élucubrations historico-théologiques déviantes et revenons au sujet. Cuza prenant acte du refus des évêques roumains sur le changement de calendrier considère qu’il faut des évêques plus modernes. Il prend alors la mesure suivante : pour pouvoir devenir évêque, la personne devra avoir étudié la théologie à l’étranger. On ne sera pas surpris de constater que le futur artisan du changement de calendrier, Miron Cristea, étudia la théologie à la faculté protestante de Budapest.
Instauration de la monarchie roumaine
En 1866, une sorte de coup d’état renverse Ioan Cuza au profit du prince Charles de Hohenzollern-Sigmaringen. Il règne sur la Roumanie, jusqu’à sa mort en octobre 1914, sous le titre de « prince Charles de Roumanie ». En 1881 il prendra le titre de roi de Roumanie. Le choix d’un allemand, et donc d’un étranger peut surprendre. Les historiens expliquent ceci de la façon suivante : les moldaves avaient peur que les roumains de Valachie considèrent leur province comme plus importante, et vice-versa. Un dirigeant étranger leur sembla alors un gage d’indépendance et de stabilité. Le roi belge déclina l’offre, et c’est Charles qui fut choisi, aussi en raison de son expérience politique et militaire. Le choix du souverain allemand garantissait un soutien de l’Allemagne et obtint également celui de la France. Ce choix qui peut sembler étonnant aujourd’hui, n’aide pas les roumains à percevoir favorablement le système monarchique, qui est pourtant le seul intégralement compatible avec une théologie orthodoxe bien comprise. La monarchie est vue comme un système étranger malgré quelques figures positives. Pourtant l’existence de souverains roumains de grande valeurs tels qu’Etienne III le grand, que les roumains appellent Stefan cel Mare, ou encore Michel 1er le brave, que les roumains connaissent sous le nom de Mihai Viteazul donnent à réfléchir positivement sur le système monarchique, même si juridiquement ces nobles ne furent pas rois, mais princes de régions. Difficile de ne pas nommer Vlad Tepes, qui rentra dans l’histoire comme Vlad III l’empaleur et qui fut un prince de Valachie qui marqua l’imagination, et dont la cruauté supposée inspira l’auteur Bram Stoker pour créer le fameux Dracula. Mais revenons à Charles de Roumanie. Il fait proclamer la Roumanie comme un état indépendant en 1877 et la défaite ottomane de 1878 contre les russes permet de sécuriser cet état de fait. C’est ce qui permet à Charles de passer du titre de Prince à celui de roi en 1881. Il agira d’ailleurs comme un roi authentique : contrairement aux républicains qui ne combattent jamais dans les guerres qu’ils déclarent, Charles conduira lui-même un bataillon roumain allié aux russes contre les ottomans, et se distingua lors du siège de Plevna, ville de Bulgarie actuelle, connue aussi sous le nom de Pleven, à quelques kilomètres au sud du Danube. La Roumanie est reconnue internationalement en 1878 par le traité de Berlin. Cette réalité politique nouvelle poussera les turcs et donc Constantinople à reconnaître l’autocéphalie de la Roumanie en 1885.
La constitution roumaine et l’orthodoxie
Cette Roumanie qui n’était constituée que de la Valachie et de la Moldavie s’était dotée d’une nouvelle constitution en 1866, lors de l’arrivée au pouvoir du roi Charles 1er. L’Eglise orthodoxe en Roumanie se voit accorder un statut très particulier puisque le texte la déclare « religion dominante de l’état roumain ». L’article 7 de la constitution, sans préciser le caractère orthodoxe, ne confère la qualité de citoyen qu’aux chrétiens. On ne peut être et devenir et roumain que si l’on est chrétien. Le type d’organisation politique est une monarchie constitutionnelle. L’article 21 est le suivant : « La liberté de conscience est absolue. La liberté de tous les cultes est garantie en tant que leur célébration ne porterait pas atteinte à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. La religion orthodoxe d’Orient est la religion dominante de l’État roumain. L’Église orthodoxe roumaine est et demeure indépendante de toute suprématie étrangère, tout en conservant son unité avec l’Église œcuménique d’Orient, en ce qui concerne les dogmes. Les affaires spirituelles, canoniques et disciplinaires de l’Église orthodoxe roumaine seront réglées par une autorité synodale centrale unique, conformément à une loi spéciale. Les métropolitains et les évêques diocésains de l’Église orthodoxe roumaine sont élus d’après le mode déterminé par une loi spéciale. ». La formulation « l’Église œcuménique d’Orient » est ici un synonyme pour nous aujourd’hui d’Eglise orthodoxe, tout simplement.
L’article 82 mérite également d’être cité : « Les pouvoirs constitutionnels du Prince sont héréditaires dans la descendance directe et légitime de S. A. le prince Charles Ier de Hohenzollern-Sigmaringen, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, et à l’exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. Les descendants de Son Altesse seront élevés dans la religion orthodoxe d’Orient. »
On voit donc que la constitution roumaine prend acte du caractère très majoritairement orthodoxe de sa population et la famille régnante sera à l’image de cette réalité en étant elle-même de confession orthodoxe. On voit également que c’est l’état roumain qui créé son église, mais il est difficile de taxer ce synode de l’accusation de sergianisme, car au-delà de l’absurdité chronologique relative à l’utilisation de ce terme, la constitution elle-même nous montre que l’Eglise roumaine est tenue à une foi orthodoxe. Rappelons, si cela était nécessaire que le problème du sergianisme est de reconnaître un état et tirer sa légitimité de cette reconnaissance alors que l’état est ouvertement antichrétien. La Roumanie, dans la création de son église, reste ici, de façon moderne et actualisée au 19ème siècle, fidèle à la notion de symphonie byzantine entre pouvoir religieux et pouvoir séculier.
Les guerres balkaniques et le recul ottoman
D’octobre 1912 à mai 1913 éclate la première guerre balkanique. Une coalition formée par la Bulgarie, la Serbie la Grèce et le Monténégro s’attaque à l’empire ottoman qui n’en finissait plus de s’affaiblir. Cette première guerre balkanique est une libération au retentissement civilisationnel considérable : les turcs perdent 83% de leurs terres européennes et 69% des gens qui croupissaient sur leur joug se voient libérés. Malheureusement, une mésentente entre la Bulgarie d’un côté, et la Serbie et la Grèce de l’autre, sur les partages territoriaux relatifs à ces victoire militaires entraînent la seconde guerre balkanique. La Roumanie et la Bulgarie avaient un conflit territorial larvé depuis des années à propos d’une zone géographique d’importance : la région de Dobrodja. Cette région est symboliquement importante pour l’âme roumaine, car c’est là que l’apôtre André est venu évangéliser les tribus daces au premier siècle. Pour ceux qui ne le sauraient pas, le christianisme en Roumanie est d’époque apostolique. Charles 1er saisit alors l’occasion et réalise une opération militaire éclair. L’armée roumaine entre de façon éclair en Bulgarie et accule l’armée bulgare, occupée à affronter les grecs et les serbes à une capitulation. S’en suit le traité de Bucarest qui est signé le 10 août 1913. Charles 1er avait donc amené la Roumanie jusqu’à un statut indiscutable de puissance régionale.
La Roumanie dans la première guerre mondiale
Lorsque la première guerre mondiale éclate, Charles 1er, cousin de l’empereur allemand Guillaume 2, est naturellement enclin à aligner la Roumanie sur les positions germaniques. Mais il a contre lui une population qui se souvient de l’action bénéfique de la France et de la Grande Bretagne pour la constitution de la Roumanie. Charles 1er était un monarque aux pouvoirs limités et son premier ministre, Ion Brătianu, se faisant l’écho de sa population, veut en rester aux acquis du traité de Bucarest de 1913 et veut opter pour la neutralité. Charles 1er meurt le 27 septembre 1914 sans avoir eu de fils et c’est Ferdinand son neveu qui lui succède. Celui-ci est marié à Marie d’Edimbourg, petite fille de la Reine Victoria et du tsar Alexandre II. Ferdinand, pour diverses raisons mais en tout cas également dans l’intérêt du peuple roumain reste neutre dans un premier temps, puis devient belligérant de la première guerre mondiale le 27 août 1916, du côté des français, des anglais et des russes. Pour l’anecdote, Guillaume 2, fou de rage à ce propos le fera effacer de l’arbre généalogique de la famille Hohenzollern. Cette entrée en guerre est à la fin, après toutes les souffrances inhérentes à cet horrible et inutile conflit, un incroyable succès pour la Roumanie, qui se retrouve dans une situation presque inespérée. La Roumanie, à l’armistice en 1918, se retrouve enfin, après presque un millénaire d’attente en possession de la Transylvanie, que l’empire austro hongrois, anéanti ne peut plus conserver. La Roumanie gagne également la Bessarabie et la Bucovine à la faveur des terribles événements qui frappent la Russie. Le 1er décembre 1918 est signé officiellement la réunion entre la Roumanie composée des deux provinces moldaves et valaches d’une part, et la Transylvanie d’autre part. Ceci est signé à Alba Iulia, ville importante de Transylvanie et le 1er décembre devient la fête nationale d’une Roumanie maintenant dans son espace géographique légitime et naturel. Et c’est là qu’il faut en revenir à notre problématique principale : l’Eglise roumaine. S’il n’y a pas grand-chose à dire sur son attitude lors de la première guerre mondiale, il faut prendre conscience du défi que constituait le fait de réunir, dans une seule organisation, le clergé de régions aussi différentes que la Bucovine, la Bessarabie, la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie. Bien évidemment tous ces territoires étaient roumains, et aspiraient à enfin partager librement un destin commun. Mais leurs trajectoires historiques étaient tellement différentes ! Imaginez par exemple, qu’à Sibiu, lieu du principal institut de théologie orthodoxe de Transylvanie, les hongrois n’avaient permis la présence que d’un seul théologien. A la faculté de théologie de Sibiu, les prêtres orthodoxes apprenaient la botanique, l’agronomie, l’histoire et le journalisme. Le cursus du prêtre orthodoxe en Transylvanie incluait des examens d’hygiène, de calligraphie, de psychologie, de géométrie, de chimie ou de gymnastique. Ils étaient également formés en exégèse, en droit canon et en histoire de l’Eglise.
La grande Roumanie et l’organisation de l’Eglise
Faisons un tour d’horizon de ces différentes zones. Sur la partie Moldave et Valache, dont j’ai parlé principalement, nous avons quelques données statistiques intéressantes : 6766 églises et 3800 prêtres. Les prêtres avaient en plus de leur fonction liturgique, un rôle éducatif dans les zones rurales moins développées, et plus inattendus, étaient parfois le relais de la propagande électorale si on en croit une déclaration de Nicolae Iorga, un homme politique que nous verrons un peu plus loin, puisque cet exposé a une logique chronologique. Iorga, célèbre entre autre pour son travail historique sur la Roumanie, écrit dans un de ses ouvrages « jusqu’à aujourd’hui, les prêtres se sont moins sentis prêtres et prêtres roumains, que membres et agents des partis politiques » (Stat si Biserica in vechea Romanie intre 1821-1925 – Paul Brusanowsky, p244-248), et cette déclaration concerne la zone géographique et l’époque qui nous intéresse.
La situation en Transylvanie était tout autre. On se souviendra, qu’après les tentatives de réunion de Lyon en 1274 et de Ferrare-Florence en 1439, Rome avait créé l’uniatisme : conservation du statut marié des prêtres, conservation des habitudes liturgiques orientales, mais soumission et rattachement à Rome et à ses dogmes. En Transylvanie, et plus généralement en Roumanie, les uniates qui sont catholiques romains sont appelés gréco-catholiques. L’appellation « gréco » provient du fait que si vous assistez à une liturgie, à part pour la commémoration de l’évêque, vous ne voyez pas la différence avec une liturgie orthodoxe roumaine standard, qui est calquée sur les usages grecs. La Hongrie puis l’empire des Habsbourgs était une zone territoriale multi-confessionnelle. Il y avait des luthériens, des calvinistes, des catholiques, des greco-catholiques et des orthodoxes en Transylvanie justement. Les relations entr’orthodoxes et greco catholiques en Transylvanie étaient très tendues. Les antagonismes étaient multiples : religieux, mais aussi socio-économiques et ethniques vis-à-vis de l’occupant hongrois. Les personnes de descendance hongroise étaient principalement catholiques ou protestantes. Les greco-catholiques sont des roumains qui avaient succombé aux sirènes de l’uniatisme, phénomène probablement aidé et encouragé par l’occupation hongroise d’avant 1918. Le responsable de l’Eglise orthodoxe, de façon paradoxale, jouissait en Transylvanie d’une relative autonomie, étant un des nombreux acteurs d’une scène multiconfessionnelles. La figure marquante au XIXème siècle est Andrei Șaguna, qui fut évêque de Sibiu. Infatigable défenseur des droits de la population roumaine en Transylvanie, il créa de nombreuses écoles et institutions. Il a été canonisé par l’Eglise Orthodoxe Roumaine officielle en 2011. Iorga constate que Șaguna gouverne son église plutôt selon un mode démocratique, tandis que l’Eglise en Moldavie et en Valachie est plutôt dans un mode de gouvernement hiérarchique plus classique pour l’Orthodoxie.
Passons à la Bucovine. Ce duché de l’empire austro-hongrois est actuellement à cheval entre la Roumanie, au nord des Carpates orientales, et l’Ukraine au sud de la plaine de Galicie. Rattachée à la Roumanie en 1918, elle sera de nouveau partiellement perdue en 1940. La ville importante de la partie aujourd’hui Ukrainienne est Cernauti, qui fut un centre spirituel de tout premier plan. Dans la partie roumaine, on trouve la ville fortifiée de Suceava. Au moyen-âge, la Bucovine était moldave. Puis les ottomans, faisant la conquête de la Moldavie ont donné une certaine autonomie à la Bucovine et enfin elle est annexée par les autrichiens en 1775 qui en font une province distincte de l’empire. Le 28 novembre 1918, les roumains, majoritaires en Bucovine votent le rattachement à la Roumanie, au grand dam de la minorité ukrainienne. C’est Staline qui annexe la partie nord en 1940 et qui scelle l’appartenance du nord à l’Ukraine et du sud à la Roumanie. Cette région est très diverse ethniquement, puisqu’on y trouve des roumains, des ukrainiens, des polonais, des allemands, des juifs, des hongrois et des arméniens. Les orthodoxes connaissent les fameux monastères peints qui sont rattachés à la tradition picturale iconographique de Bucovine. La différence avec la Transylvanie est qu’il n’y avait pas d’uniatisme en Bucovine. Les orthodoxes avaient face à eux de multiples confessions religieuses, mais pas d’uniates. Les autrichiens avaient choisis de faire de Cernauti un centre orthodoxe important et prospère, rattaché canoniquement à la métropole serbe de Karlowitz, point central de pouvoir orthodoxe dans l’empire austro hongrois. Le personnage historique clé est Eugène Hacman, le métropolite de Cernauti au XIXème siècle. Dans une situation beaucoup plus favorable que le métropolite de Sibiu Șaguna à la même époque, Hacman crée tout un ensemble d’écoles et même un centre universitaire de théologie à Cernauti. La caractéristique d’organisation de l’Eglise orthodoxe en Bucovine était une très forte implication des laïcs équilibrée par une conduite très autocratique du métropolite.
La cohabitation avec les Juifs de Bessarabie
Passons à la Bessarabie. Aujourd’hui elle correspond à la république de Moldavie plus une partie de l’Ukraine. La Bessarabie était à l’origine une partie de la Moldavie, tout comme la Bucovine. Elle est restée sous domination ottomane jusqu’au début du XIXème siècle. Puis elle est annexée par la Russie en 1812 et restera russe jusqu’en 1917. Un conseil national est formé pendant la guerre civile russe, et le 27 mars 1918 ce conseil national choisit le rattachement avec le Royaume de Roumanie. La peur du communisme et la présence de militaires roumains ont dû favoriser ce choix. La Bessarabie reste roumaine jusqu’en 1940 et passe sous contrôle soviétique selon les modalités du pacte Molotov Ribbentrop. Elle repasse sous contrôle roumain en 1941 lorsque la Roumanie s’aligne sur l’axe, puis repasse sous contrôle soviétique en 1944 avec les victoires de l’armée rouge. Staline découpe la Bessarabie : une petite partie au nord et au sud à l’Ukraine et le reste sert à créer la république socialiste soviétique moldave. En 1989, le rendez-vous historique entre la Moldavie et la Roumanie est manqué pour des raisons extérieures à cet exposé, et la Roumanie perd donc définitivement la Bessarabie. Les russes, à partir de 1812 ont entamé une politique de russification, qui s’est traduit de façon assez classique : les élites politiques et religieuses se sont mises à privilégier la langue russe par rapport au roumain. De nombreux prêtres se sont mis à utiliser le slavon pour les liturgies. Le fait que les russes soient orthodoxes amenaient une situation très différente d’avec la Transylvanie ou la Bucovine. L’orthodoxie qui se développait en Bessarabie était très imprégnée des grands courants mystiques qui traversaient l’orthodoxie russe au XIXème. Néanmoins la figure marquante du point de vue religieux, de cette zone à cette période est le moine Inochentie de Balta, qui prêchait en roumain, avait des dons de guérisons et de prophétie et qui a agrégé autour de lui nombre de disciples, appelés inochentisti. Ce mouvement simple et populaire, vu comme sectaire par une église orthodoxe russe riche et puissante, aura également été vu comme nationaliste, lorsque Inochentie haranguait les foules en disant que le chef de l’Eglise n’est pas le tsar mais le Christ. Inochentie sera persécuté religieusement, un peu de la même façon que les évêques de son temps avaient persécuté saint Nectaire d’Egine. La Bessarabie amènera aussi à la Roumanie de 1918 une très forte tradition antisémite, dont le représentant le plus emblématique est probablement Pavel Krusevan. Il fut journaliste puis homme politique. La Bessarabie connait plusieurs pogroms : en 1881-1882 après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 par un petit groupe révolutionnaire, Narodnaya Volya, « la volonté du peuple » comportant quelques activistes juifs. En 1903 et à nouveau en 1905 à Chisinau, où l’influence de Krusevan est déterminante. Le point de départ en 1903 est une accusation de meurtre rituel à l’encontre des juifs suite à la mort d’un petit enfant ukrainien Mikhail Ribalenko. En 1905, c’est le contrecoup de l’instabilité politique en Russie qui semble être à l’origine des émeutes. Pour que l’on ait une vision juste des proportions en jeu ici, à Chisinau, on ne parle pas d’une petite communauté juive vivant dans un petit ghetto, et entourée d’une immense population orthodoxe assoiffée de revanche, sur des crimes réels ou imaginaires, mais sur les 110 000 habitants de Chisinau au moment des pogroms, 50 000 étaient juifs. Ce sont plutôt des communautés qui se font face. La Moldavie avait également une communauté juive puissante et importante : 230 000 y résident, ce qui constitue à peu près 45% de la population moldave au total. Ces tensions ethniques et religieuses font aussi partie de l’équation de l’Eglise Orthodoxe en Roumanie, car c’est une problématique qui va impacter grandement toute la société roumaine, avec le mouvement légionnaire.
Récapitulons : une Transylvanie avec des roumains discriminés, persécutés et invités à rejoindre l’uniatisme jusqu’en 1918, une union moldave-valache qui sert de tremplin à une grande Roumanie, où l’Eglise est créée par l’état, autonomisée du patriarcat de Constantinople marionnette des ottomans et accompagne son mouvement national, une Bucovine avec une marginalisation certes réelle, mais beaucoup plus atténuée qu’en Transylvanie, et enfin une Bessarabie où les roumains sont logiquement imprégnés de culture russe et traversés par les soubresauts de l’époque, dont la cohabitation avec les grandes populations juives est un défi qui ne trouve pas d’autre issue que la violence. L’Eglise dans ces quatre zones géographiques avait naturellement développé une pastorale, un rapport au pouvoir, un rapport à l’autre qui étaient bien évidemment différents, et parfois antagonistes. Le défi était immense. On peut dire qu’il s’agit d’une crise en soi. Même si du point de vue patriotique la Roumanie vit une sorte de bonheur, les réalités sociologiques et culturelles entrainent l’Eglise dans une crise.
Premiers éléments biographiques sur Miron Cristea
C’est dans ce genre de période trouble que l’histoire suscite les grands hommes mais aussi les pires. Malheureusement pour l’Eglise Orthodoxe en Roumanie, c’est de la deuxième catégorie dont il s’agit. Miron Cristea. Miron Cristea est né en Transylvanie, en 1868. Il nait à Toplița, dans le judet d’Hargita, qui compte encore aujourd’hui les plus grandes minorités hongroises de Roumanie. Son père était orthodoxe et sa mère greco-catholique, c’est-à-dire uniate si vous avez bien suivi. Il étudie dans un collège à Bistrita, le collège Liviu Rebreanu, qui est le collège de la communauté protestante de la ville. Il passe son lycée à Nasaud, le lycée George Cosbuc, dans un établissement uniate. Nous serons rassurés d’apprendre qu’il va tout de même finalement dans une académie de théologie orthodoxe, à Sibiu. Mais peu de temps, car détenteur d’une bourse, il est envoyé étudier la littérature et la philosophie à Budapest, ce qui lui permet de devenir docteur en philologie. Sa thèse de doctorat concerne l’œuvre et la vie d’Eminescu, le plus grand poète roumain, une sorte de Baudelaire moldave pour lesquels les roumains ont une admiration sans limite, et très probablement méritée. Il y a énormément de rues et d’école au nom d’Eminescu en Roumanie aujourd’hui. Mais revenons à Miron Cristea. De 1895 à 1902 il est secrétaire du métropolite de Sibiu, et il devient son conseiller de 1902 à 1909. Pendant cette période il se distingue par la conduite du projet de l’édification de la cathédrale orthodoxe de Sibiu et la participation comme rédacteur à de nombreux journaux roumanophones laïcs à destination de la population roumaine de Transylvanie. Il est fait diacre en 1900, moine en 1902 et hiéromoine en 1903. En 1909 il devient évêque de la région Caras-Severin, dont la ville la plus importante est Caransebes. Il est donc officiellement évêque de cette ville avec pouvoir sur cette région. Puis en 1910 il devient métropolite de tout le Banat, région plus large qui englobe la ville bien connue de Timisoara. Mais le personnage le plus important reste encore à cette époque le métropolite de Sibiu. Les admirateurs de Miron Cristea louent sa défense incessante des droits des roumains opprimés en Transylvanie par l’empire austro-hongrois.
Lettre de Miron Cristea appelant au soutien de l’empire austro-hongrois
Il sera donc bon de leur rappeler, que justement, lorsque le roi Ferdinand choisira d’entrer en guerre en 1916, Miron Cristea co-signera avec plusieurs dignitaires orthodoxes de Transylvanie, dont le métropolite de Sibiu, Vasile Mangra, une lettre qui débute ainsi : « LETTRE CIRCULAIRE au vénérable clergé et au juste peuple roumain dans la métropole gardée par Dieu des Roumains orthodoxes en Hongrie et en Transylvanie. La Roumanie, dont l’existence a été donnée par notre patrie, la Hongrie, parce que Radu Negru de Făgăraş a fondé la principauté de Valachie, Dragoş de Maramureş a fondé la principauté de Moldavie et, avec le soutien de la monarchie des Habsbourg, est née et s’est renforcée. Cette Roumanie s’est volontairement liée à notre monarchie par un contrat de fidélité, avec des promesses de soutien mutuel ; Mais la Roumanie - à notre grande douleur - a rompu la promesse de la foi, brisé les sceaux du contrat de manière perfide et levé l’arme contre notre patrie, contre notre exalté empereur et roi et contre ces frères qui, depuis deux ans, se battent pour la vie et la mort, avec une bravoure inouïe, contre les ennemis de la monarchie. Oui, ils n’ont pas écouté l’appel du sang, ils n’ont pas entendu l’appel secret des frères de même langue et de même sang, pour nous tendre une main secourable, afin que les troupes du royaume roumain combattent à nos côtés contre l’ennemi commun, qui cherche à détruire notre patrie et à étouffer le peuple roumain, en combattant résolument et vaillamment contre l’envahisseur russe. Non, mais eux, enivrés par des loups déguisés en moutons et par les promesses de Judas, ont méprisé les intérêts vitaux de la nation et, sous prétexte de venir ‘nous libérer’, viennent pour nous asservir aux Moscovites. Ils arrivent alliés aux hordes russes, qui ont pillé et incendié les villages et les églises fondés par Ștefan le Grand, qui ont tué les descendants des célèbres soldats de Dumbrava Roșie, qui ont profané Putna et Suceava, lieux sacrés de la dévotion de l’âme roumaine. Ils viennent maintenant pour piétiner et voler les terres acquises par nos ancêtres et nos parents avec des sueurs de sang ! “Où est votre patriotisme et comment se manifeste-t-il, Roumains qui tuent des frères”, vous demandons-nous avec Lactance : “Comment votre patriotisme peut-il être une vertu ? Peut-il y avoir de la vertu dans un sentiment essentiellement hostile et malveillant ? Le bien auquel tend votre amour de la patrie consiste à faire du mal aux autres. Vous étendez vos frontières jusqu’aux frontières de vos voisins, vous augmentez votre pouvoir, vos revenus, en dépouillant les autres nations. Pouvez-vous appeler vertu ce qui est la destruction de toute vertu ? Vous brisez les liens de la société humaine, vous détruisez l’innocence, vous nourrissez la rapacité, vous détruisez l’idée de justice. La justice et les haines nationales sont incompatibles ; là où les armes brillent, la justice est détruite. Peut-il être juste celui qui nuit, hait, spolie et tue ? Voici vos actes de ceux qui disent que vous aimez votre pays » (Lactance, Div. Instit. VI, 6). Celui qui, avec des paroles rusées aux lèvres, avec le désir de vol dans l’âme, vient à nos frontières n’est pas un frère, mais l’ennemi le plus païen, qui, pour assouvir sa convoitise sauvage, tue ses frères et ses parents. Oui, frères auparavant, mais aujourd’hui, par leur volonté et leurs actes pécheurs et impies, ils sont devenus pour nous les ennemis les plus détestés, contre lesquels la voix du sang et la loi de la nature vous commandent de lever le bras sans pitié. “Car celui qui verse le sang de l’homme, c’est à cause de son sang que son sang sera versé” (Genèse IX, 6, s.n.). Bien-aimés clergé et peuple ! Nous avons la plus grande consolation et joie de l’âme, car votre amour pour la patrie (l’Autriche-Hongrie, n.n.) est illimité, car votre attachement et votre fidélité envers le Haut Trône sont inébranlables, et de cet amour, cet attachement et cette fidélité purs et traditionnels naissent votre obéissance inconditionnelle ainsi que la bravoure que vous avez de nouveau démontrée de manière éclatante, surtout ces dernières années. C’est pourquoi nous vous conseillons, particulièrement maintenant, en ces jours de grande épreuve, et nous vous exhortons avec les paroles du saint apôtre Pierre, à vous soumettre humblement aux autorités et aux ordonnances du pouvoir suprême ‘soit au roi comme au plus élevé, soit aux gouverneurs, comme à ceux envoyés par lui pour punir les malfaiteurs et pour louer ceux qui font le bien, afin qu’en faisant le bien, vous réduisiez au silence l’ingratitude des hommes insensés, comme des hommes libres, et non comme ceux qui ont la liberté comme un voile pour la méchanceté, mais comme des serviteurs de Dieu’ (I Pierre, ch. II, v. 13-16). Face au nouvel ennemi, qui aspire de manière si pécheresse à amoindrir et détruire les frontières de notre patrie, vous saurez combattre avec la même détermination, bravoure et foi avec lesquelles nos héros ont brisé les forteresses de granit d’Ivangorod (n.n.). Car votre amour, votre foi et votre attachement envers le trône et la patrie éclaireront votre esprit et votre âme, renforceront votre cœur et endurciront votre bras. Renforcez-vous donc avec la foi en Dieu, soyez joyeux dans vos cœurs, car vous avez pu prouver votre fidélité et votre attachement au trône et à la patrie par des actions si éclatantes et des sacrifices si précieux. Ayez confiance qu’au jour du jugement et de la récompense, Sa Majesté, notre éminent empereur et roi, ainsi que son illustre gouvernement hongrois, ne tarderont pas à récompenser comme il se doit la fidélité et la bravoure avec lesquelles vous avez défendu le trône et la patrie, en assurant les conditions nécessaires au développement et au renforcement ethnique, culturel et économique du peuple roumain dans la patrie.
Nous n’avons pas provoqué ni souhaité la guerre avec nos frères, mais avec toute sincérité, nous avons œuvré pour la paix et la bonne entente entre Roumains et Hongrois, et, fidèles à notre vocation, nous ne cesserons de prier Dieu pour qu’il nous envoie la paix d’en haut, la paix pour le monde entier, car Saint Basile le Grand dit : ‘Il n’y a pas de bien plus grand que la paix, qui est un don céleste, et dont le nom seul est plus doux que tout’ (Basile, Ep. 46, 1, Ep. 70). Jésus-Christ est le principe de la paix, dit Saint Grégoire ; les apôtres ont prêché la paix de Dieu. L’harmonie règne en Dieu et dans toute la création ; les hommes doivent imiter le créateur, en gardant entre eux la concorde, et c’est dans cette condition que les cités et les peuples doivent exister (Grégoire de Nazianze, Orat. 12).”**
Oradea Mare (Nagyvárad), le 8/21 septembre 1916.
Vasile Mangra m.p., élu et confirmé Archevêque et Métropolite
Ioan I. Papp m.p., évêque d’Arad
Dr. Miron E. Cristea m.p., évêque de Caransebeș”.
Explication de la lettre circulaire 2602 de 1916
Ceci est la fameuse lettre circulaire 2602 de 1916 trouvable en quelques clics sur n’importe quel moteur de recherche. Si j’en fais le résumé le plus simple, Miron Cristea, mais aussi toute la super structure orthodoxe en Transylvanie, demande aux roumains opprimés, de prendre parti pour les oppresseurs autrichiens et hongrois, de considérer l’empereur Habsbourg comme leur maître légitime et de prendre les armes contre les roumains venus les attaquer avec les plus mauvaises intentions, au motif que les roumains seraient alliés aux russes, qui furent il y a peu leurs ennemis. Miron Cristea se caractérise ici comme la personne la plus lâche qui soit. Personne ne lui en tiendra rigueur par la suite, car tous auront tablé sur le fait qu’il ne le pensait pas vraiment et que c’était juste une lettre de circonstance. Mais c’est là tout le problème de ce qu’était devenu le synode roumain depuis le refus de saint Calinic à Alexandre Ioan Cuza : un synode de politiciens, jouant selon les circonstances, dont le discours est sans cesse convenu et adapté aux circonstances changeantes des réalités politiques. Que le monde politique soit plein de ce genre de personnalités traîtres et visqueuses, c’est une chose. Mais l’Eglise agonise de ce genre d’évêques. On verra d’ailleurs que pour l’Eglise Orthodoxe roumaine officielle, l’agonie est devenue une mort. Lorsque le roi de Hongrie, Charles 1er monte sur le trône en 1916, Miron Cristea co signe une lettre avec les autres dignitaires religieux roumanophones de Transylvanie dans laquelle on peut lire « au nom des roumains nous repoussons avec la plus grande vigueur l’idée que nous vivons sous une domination étrangère. Nous, roumains, sommes des citoyens libres et bénéficiant des mêmes droits dans la nation hongroise. Il n’existe pas une seule loi en Hongrie, qui, du point de vue des libertés, des droits et des devoirs, fasse une différence entre les citoyens hongrois et non hongrois. ». La lettre continue dans un flot patriotique discontinu envers la nation hongroise toute entière et son nouveau souverain.
Miron Cristea et la situation des roumains de Transylvanie avant 1918
En 1918, comme vous vous en souvenez, les circonstances politiques vont changer radicalement. Et donc comme disait quelqu’un, ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent, Miron Cristea va changer radicalement de positionnement. Ici on pourra me dire que je suis sévère avec cet évêque. Il n’y a rien de dogmatique à lui reprocher. Ces lettres étaient des lettres de circonstances. Personne n’était dupe en les lisant. Un héroïsme mal placé aurait pu mettre les roumains de Transylvanie dans une situation inutilement délicate. Disons que Miron Cristea n’a pas l’étoffe d’un héros. C’est un lâche et un homme d’appareil. C’est un spécialiste de la courbette. Il a le dos souple. Ce n’est pas interdit par l’Eglise. Les évangiles nous montrent d’ailleurs que nos divins apôtres ont connu aussi ces limitations toutes humaines. En tout cas Miron Cristea ne rentre pas dans l’histoire pour son héroïsme sous domination étrangère. Il n’est pas semblable à un Avram Iancu, héros de la révolution de 1848-1849 en Transylvanie, qui prit les armes pour se libérer de cette domination hongroise dont Cristea dira qu’elle n’existait pas. Il n’est pas semblable au métropolite Andrei Șaguna dont j’ai parlé précédemment, qui a été une figure clé pour la lutte et la préservation de l’identité roumaine en Transylvanie. Le nom de Cristea ne résonne pas avec les noms de Horea, Cloșca et Crișan, dirigeants de la révolte paysanne condamnés à mort pour se libérer du joug féodal hongrois en 1785. Remarque anachronique ? Mais on ne trouve pas non plus le nom de Cristea parmi les membres du mouvement du Memorandum, qui a lieu en 1892, lorsque Cristea a justement 24 ans. Le Memorandum était justement un document listant toutes les dispositions qui faisaient des roumains des sous citoyens dans la région de Transylvanie. Adressé à l’empereur François Joseph, il demandait une stricte égalité des droits. Les trois dirigeants du mouvement furent tous condamnés à de la prison.
Ce n’est donc pas en reconnaissance de ses mérites ni de son courage, mais bien en prenant en compte sa position de hiérarque de l’Eglise, que Miron Cristea, assiste, le 1er décembre 1918, à Alba Iulia, à la réunion entre la Transylvanie et la Roumanie, évènement dont j’ai parlé précédemment. Il y assiste également avec le hiérarque des uniates, Iuliu Hossu. Nous reviendrons sur le destin tragique et l’héroïsme de cet uniate dans la lutte contre le communisme, attitude qui ne se retrouve pas vraiment dans l’Eglise Orthodoxe roumaine. Hossu était certes un catholique romain, un hérétique donc, mais il avait cette étoffe des grands résistants que Cristea n’avait visiblement pas. La métropole de Transylvanie est intégrée au synode roumain de Bucarest en avril 1919. Dans la foulée, Cristea est ensuite désigné par ses pairs, premier du synode roumain, puis membre de l’académie roumaine le 7 juin 1919. Devant la médiocrité du personnage, on reste interloqué par ce choix qui semble absurde de la part de ses pairs et des autorités roumaines en général. Pour l’académie, on dira que c’est son travail philologique, ses ouvrages publiés en 1897 et 1901, qui peuvent avoir favorisé son entrée dans cette assemblée. Le but de l’académie en Roumanie est de mettre en exergue et de reconnaître les plus éminents roumains dans le domaine des sciences et de la culture.
Miron Cristea et la franc maçonnerie
La seule explication logique est la franc maçonnerie. Il n’y a pas de preuve absolue d’appartenance de Miron Cristea à la franc maçonnerie. Il existe d’ailleurs, datant de 1934, une condamnation de la franc maçonnerie, par Miron Cristea lui-même, alors en position de patriarche. Cette condamnation sera réitérée en 1937. Il déclare dans son document de 1934 : « L’Église condamne la Franc-Maçonnerie comme doctrine, comme organisation et comme méthode de travail occulte et notamment pour les raisons suivantes :
La franc-maçonnerie enseigne à ses adeptes de renoncer à toute foi et vérité révélées par Dieu, les exhortant à admettre uniquement ce qu’ils découvrent avec leur raison. Elle propage ainsi l’incrédulité et lutte contre le christianisme dont les enseignements sont révélés par Dieu. En attirant le plus grand nombre d’intellectuels possible à en devenir membres et en les accoutumant à renoncer à la foi chrétienne, la franc-maçonnerie les expulse de l’Église, et compte tenu de la grande influence que les intellectuels ont sur le peuple, il faut s’attendre à ce que l’incrédulité s’étende toujours plus largement. Face à la propagande antichrétienne de cette organisation, l’Église doit répondre par une contre-propagande. La franc-maçonnerie propage une vision du monde panthéiste-naturaliste, rejetant l’idée d’un Dieu personnel séparé du monde et l’idée de l’homme comme une personne spéciale destinée à l’immortalité. » Le document est plus long mais cet extrait suffit à donner la tonalité antimaçonnique. Mais vous savez ce qu’il faut penser d’une lettre de Miron Cristea. Nous avons vu combien ce qu’il écrit peut être éloigné de sa pensée.
Les maçons roumains revendiquant Cristea comme maçon
C’est la grande loge nationale roumaine, qui elle, d’une part affirme l’appartenance de Cristea à la maçonnerie, et d’autre part explique cette condamnation (https://www.mlnr1880.org/despre-mlnr1880/) : je cite « Jusqu’à la Première Guerre mondiale, il y avait 27 loges symboliques sous la Grande Juridiction Maçonnique de la Grande Loge. Après 1929, les Loges Transylvaniennes de Rite Johannique furent intégrées à la Grande Loge Nationale Roumaine. En 1930, la Grande Loge Nationale Unie d’Angleterre reconnaît la Grande Loge Nationale Roumaine et établit avec elle un traité d’amitié. En 1933, les deux principales obédiences, la Grande Loge Nationale Roumaine et le Grand Orient de Roumanie, furent unifiées sous la direction du Grand Maître Mihail Sadoveanu. Malheureusement, cette unité ne durera pas longtemps et la franc-maçonnerie roumaine se divisera à nouveau, triste exemple des divisions qui déchirent la société roumaine. En 1937, sous la pression du régime fasciste de Charles II, la franc-maçonnerie roumaine se suspend et s’endort. Les dirigeants de la Grande Loge Nationale Roumaine et du Conseil Suprême du Rite Écossais Ancien et Accepté, font une déclaration en ce sens devant le Patriarche Miron Cristea. Concernant cette période, diverses contrevérités ont ensuite circulé, notamment le fait que l’Église orthodoxe roumaine, par l’intermédiaire du patriarche Miron (Cristea), lui-même franc-maçon, aurait condamné la maçonnerie. Ou la soi-disant condamnation – « diffamation » n’a jamais été publiée. Le Patriarche suivant, le patriarche Nicodim (Munteanu) 1939-1948, est également considéré comme franc maçon, initié dans une Loge de la Grande Loge Nationale Roumaine, pendant les années où il était évêque. En 1944, après l’arrivée au pouvoir des communistes, les loges furent ouvertes, mais immédiatement infiltrées par des espions communistes et obligés de faire un rapport après chaque visite à l’organe de sécurité communiste. Jusqu’en 1948, l’activité des loges devient de plus en plus difficile, étant contrôlée et encadrée par le régime communiste. »
Les maçons roumains infiltrés dans l’Eglise
On peut se demander, pourquoi les maçons roumains revendiqueraient une appartenance maçonnique si elle n’était pas véritable. La grande loge Phoenix (https://www.mlnar.ro/masoni-celebri) met Miron Cristea parmi les roumains célèbres qui furent franc maçon. Sa notice wikipedia met timidement un lien vers les franc maçons roumains en bas de page mais ne parle pas de cette appartenance dans sa fiche. Même les maçons anglo saxons le mentionnent dans leur hall of fame maçonnique. Une loge du grand orient de Roumanie met même des planches en ligne. Un des maçons y étudie les liens entre Eglise et franc maçonnerie (https://www.steauadunarii1.ro/masoneria-si-religia/). On peut y lire : « Il existe une très longue tradition dans les relations entre l’Église et la franc-maçonnerie, qui remonte à l’Antiquité, depuis les Rose-Croix et les Templiers. Un code très strict fut établi, une franc-maçonnerie chrétienne. La tolérance maçonnique montre cependant que Dieu ne doit pas nécessairement s’appeler Mahomet ou Jésus-Christ. Il est le Grand Architecte de l’Univers. Dieu est dans notre cœur. Il est notre pivot pour mettre de l’ordre dans le chaos. Si Dieu n’est plus en nous, le chaos apparaît. Les maçons, comme les prêtres, remplissaient les prisons communistes. Je m’en souviens, ce n’est pas par hasard. L’Église orthodoxe a toujours été proche de la franc-maçonnerie. Un exemple remarquable est celui du patriarche Miron Cristea, personnalité historique exceptionnelle, qui était maçon.
Les ordres maçonniques étaient apparus comme des champignons après la pluie, la plupart des paroissiens franchissant librement leur seuil, attirés par les principes maçonniques opposés à ceux prêchés par l’Église. L’exemple du frère paroissien Alexandru, comte de Cagliostro, devin, magicien, alchimiste, fondateur du rite maçonnique égyptien, est resté célèbre à l’époque. Sa carrière européenne le conduisit également à Rome, où il connut sa fin dans des conditions mystérieuses dans les prisons pontificales, en 1796. ». A l’intérieur des fantasmagories puériles des maçons, on a encore un maçon qui affirme l’appartenance de Cristea à la maçonnerie. On pourra donc considérer au mieux Cristea comme un maçon sans tablier, expression qui désigne ceux qui sans être membres de la franc maçonnerie sont totalement imbibés de leur idéologie et poursuivent les mêmes buts. L’historien Dan Birendei, vice-président de l’académie roumaine dont j’ai fait mention un peu plus haut donne Miron Cristea comme franc maçon. Il donne sur la même liste d’infiltration maçonnique dans l’Eglise orthodoxe en Roumanie l’évêque Melchisedec Stefanescu, Filaret Scriban, Dionisie Lupu, Atanasie Stoianescu, pour n’en citer que quelques-uns. Melchisedec Stefanescu était la figure marquante de l’Eglise à l’époque de Alexandre Ioan Cuza et la première tentative de changement de calendrier. Il fut le digne continuateur du métropolite de Moldavie, Leon Gheucă , fondateur et vénérable de la première loge en Moldavie, à Iasi. Filaret Scriban était l’archimandrite du plus grand monastère de Bucarest, le fameux monastère de Stavropoleos. Pour que vous puissiez le situer historiquement, il nait en 1811 et meurt en 1873, et devient archimandrite en 1852. Dionisie Lupu fut une figure marquante de l’Eglise orthodoxe avant même la réunion des deux provinces moldaves et valaques. Il était métropolite et higoumène du monastère de Dealu, à Targoviste au nord de Bucarest. Atanasie Stoianescu était un métropolite contemporain de Melchisedec Stefanescu. Même le métropolite Irineu Mihalcescu, auteur de quelques études anti-maçonniques retentissantes, était maçon depuis sa jeunesse. Rien de plus efficace que de gérer depuis les loges, la lutte contre la maçonnerie dans l’Eglise. Bien évidemment, vous ne trouverez jamais ces détails sur les sites officiels de l’Eglise roumaine, qui fait la louange continue de ces maçons infiltrés. Ceux qui vous appellent sans cesse à la repentance, à l’énonciation de vos péchés cachent bien les leurs. Si on peut dresser un bilan des relations entre l’Eglise orthodoxe et la franc maçonnerie, à part quelque hiérarques sérieux sur la doctrine, on peut dire qu’elles furent bonnes au final. On peut parler de relation apaisée et même constructive. Alors bien sûr vous trouverez des appels pastoraux très clairs à ne pas être membre de la maçonnerie sur les sites officiels de l’Eglise roumaine aujourd’hui. Mais vous trouverez des biographies élogieuses de hiérarques qui furent maçons. Il est difficile de dire le degré d’infiltration à chaque époque. En tout cas, nous postulerons ici, un tournant avec Miron Cristea, puisque nous avons ici un patriarche franc maçon, ce qui met la Roumanie au même niveau d’infestation que le patriarcat de Constantinople à la même époque.
La théorie de l’union avec Rome
La théorie la plus intéressante sur la maçonnerie roumaine en relation avec l’Eglise orthodoxe en Roumanie est très certainement celle de Șerban Turcuș ; professeur d’histoire à l’université de Cluj. Il ne s’agit pas d’un bloggeur complotiste. Il s’agit de quelqu’un qui consulte les archives. Dans son texte « LE MIRAGE DE L’UNION RELIGIEUSE (II). FRANC-MAÇONNERIE ROUMAINE, PATRIARCHE MIRON CRISTEA ET UN PROJET D’UNION RELIGIEUSE DE L’ORTHODOXIE ROUMAINE AVEC ROME (1937-1939) », l’historien ne prend pas de gants. L’appartenance maçonnique de Cristea n’y fait aucun doute. Si on peut résumer le texte, on y découvre comment Jean Pangal, un homme politique roumain mais surtout haut dignitaire de la maçonnerie roumaine de l’époque, et Miron Cristea essayèrent, à la demande du roi Charles II de Roumanie, de réunir l’Eglise Orthodoxe Roumaine avec le Vatican. Il y a également un doute sur le roi Charles II que nous étudierons plus tard. La maçonnerie roumaine le revendique comme ayant été maçon et a même fait une médaille maçonnique à son effigie. En tout cas le souverain et Pangal étaient très proches. Il est donc plus que probable ici, qu’entre le souverain, Pangal et Cristea, nous ayons à faire à un triangle maçonnique, si vous me permettez l’expression. Les négociations en question eurent lieu entre 1937 et 1939 et n’aboutirent pas à cause de Mussolini. Nous verrons plus loin que Miron Cristea avait alors la double casquette de patriarche de l’Eglise roumaine mais aussi de premier ministre suite à un chaos politique. Lorsque vous lisez ce texte, vous ne voyez plus un synode orthodoxe, mais une loge maçonnique. Et je pose la question : pensez-vous vraiment que depuis, puisque le synode est totalement infesté de maçons, les choses aient évoluées dans le bon sens ? Cette volonté de rapprochement avec Rome, voulue par les francs-maçons roumains au plus haut niveau de l’élite politique et religieuse, peut très bien expliquer un événement cardinal dans l’histoire religieuse roumaine : le changement de calendrier. Nous y reviendrons.