Texte original grec du fragment (et traduction)

ὑπάρχειν δέ φησι τῷ μὲν σχήματι τὴν γῆν κυλινδροειδῆ, ἔχειν δὲ τοσοῦτον βάθος ὅσον ἂν εἴη τρίτον πρὸς τὸ πλάτος. φησὶ δὲ τὸ ἐκ τοῦ ἀιδίου γόνιμον θερμοῦ τε καὶ ψυχροῦ κατὰ τὴν γένεσιν τοῦδε τοῦ κόσμου ἀποκριθῆναι. καί τινα ἐκ τούτου φλογός σφαῖραν περιφυῆναι τῷ περὶ τὴν γῆν ἀέρι ὡς τῷ δένδρῳ φλοιόν· ἧστινος ἀπορραγείσης καὶ εἴς τινας ἀποκλεισθείσης κύκλους ὑποστῆναι τὸν ἥλιον καὶ τὴν σελήνην καὶ τοὺς ἀστέρας.

traduction

Pour commencer, il dit que la terre a l’apparence d’un cylindre et que sa hauteur est le tiers de sa largeur. Il dit ensuite qu’en dehors de l’infini vient la séparation entre chaud et froid qui est à l’origine de ce monde. Se développa une sphère de flamme qui entoura l’air de la terre comme l’écorce entoure l’arbre. Elle se déchira et fut enfermée dans des anneaux ce qui engendra par résistance le soleil, la lune et les étoiles.



Commentaire/Analyse

Commentaire ô combien ardu. Anaximandre délivre-t-il un enseignement « scientifique » ? Est-ce du domaine de l’allégorie ou de l’allusion dans un contexte qui nous échappe ? Ce fragment me semble devoir être analysé comme ayant deux membres. Le premier étant la phrase de début sur le cylindre, le second étant tout le reste.

Premier membre : l’affirmation est totalement gratuite. Il ne l’étaye sur rien. C’est une vérité assénée sans l’ombre d’un doute. Si l’on est dans le domaine scientifique, la démarche choque autant que le résultat. A partir de quelle observation le philosophe bâtit-il son enseignement ? Quelle est la loi physique, mathématique qui lui permet d’élaborer pareille vision ? Et là, c’est le problème du décalage qui intervient. Bien que la Grèce produira des génies permettant d’élaborer des avancées déterminantes en algèbre ou en géométrie, nous ne sommes pas encore passés par Descartes et le discours de la méthode. C’est tout le paradoxe, de la Renaissance qui se voulait un retour à l’antiquité (on ne manquera pas de voir le caractère anti-chrétien de cette volonté vis-à-vis du moyen-âge) et qui finalement a largement dépassé les modèles qu’elle admirait. Avec ceci à l’esprit, pouvons-nous vraiment critiquer ce que dit le philosophe ici ? Le fait qu’il se pose déjà la question, et qu’il essaie de comprendre le monde dans lequel il vit, n’est-ce pas déjà la marque d’un esprit supérieur ?

Second membre : c’est ici que se joue de façon claire et limpide ce génie présocratique. Pour bien comprendre mon développement, j’invite le lecteur a préalablement lire le tout premier article de ce blog, sur la lecture rabbinique des présocratiques, et l’utilisation de Dieu du corpus homérique en préparation de tout le monde grec pour l’arrivée du Christ. Le fonctionnement herméneutique a produit quelque chose d’étonnant, qui rejoint, mais avec des siècles d’avance vis-à-vis des conclusions rabbiniques sur le déroulement véritable du tout début de notre univers. Est-ce à dire que finalement les rabbins ont copié les présocratiques et que la Grèce est tenante d’une révélation antérieure ? Je n’affirme rien mais je ne le crois pas. Première raison : l’histoire du salut et de la révélation doit être considérée comme connue dans les grandes lignes. Si Dieu est mystérieux, ce n’est pas un cachottier. Seconde raison : l’herméneutique sur Homère a permis aux présocratiques de déduire des choses semblables à ce que l’herméneutique sur la Torah a permis à certains rabbins d’élaborer. Si on lit le membre de ce fragment avec empathie et des lunettes actuelles, c’est-à-dire fort de toutes les belles avancées de la science, que déduisons-nous : après le big-bang il y a eu un phénomène de refroidissement (il appelle ça séparation du chaud et du froid) et ce refroidissement après plusieurs étapes a produit notre environnement très immédiat : terre, lune, étoiles. Quelle jonction faire avec les rabbins ? Je prendrai trois exemples, pour montrer les commentaires qu’on peut rapprocher (éventuellement) de découvertes scientifiques, concernant le récit de la création dans le livre de la Genèse (Bereshit en hébreu).

Midrash 1 (BR 3:6) : Et Elohim appela la lumière jour : mais lumière et jour c’est tout un ! Voici ce qu’enseigne la tradition : la lumière créée lors des six jours du commencement ne peut briller le jour car elle éclipserait le disque solaire et ne peut briller la nuit puisqu’elle fut destinée à éclairer le jour. On peut rapprocher ceci de la découverte du premier rayonnement de l’univers.

Midrash 2 (BR 4:2) : et Elohim dit : qu’il y ait un firmament au sein des eaux. Commentaire des rabbis au nom de Rabbi Hanina, de Rabbi Pinhas, et de Rabbi Yaaqov Bar Avoun au nom de Rabbi Samuel bar Nahman : lorsque le Saint Béni soit-Il proféra : qu’il y ait un firmament au sein des eaux, la goutte d’eau située au sein de l’eau se congela. En dessous se constituèrent les cieux d’en bas, et au dessus les cieux des cieux d’en haut. Rav dit : le premier jour, les cieux étaient de confection fluide, et le deuxième jour ils se solidifièrent, ce qu’exprime : qu’il y ait un firmament, que le firmament devienne ferme. On peut rapprocher ceci de l’existence d’eau dans l’espace.

Commentaire de Nahmanide sur le récit de la création (Gn 1:2) : Puis l’Ecriture annonce que dans le commencement, Dieu en un seul acte, créa les cieux, la terre et tout ce qui les accompagne. La terre dans cette création était matière sans forme (tohu) et qu’il lui a ensuite donné sa forme (bohu). Après ceci, l’Ecriture décrit en détail les quatre éléments qui composent cette forme : feu, eau, terre et air. Le mot eretz qui était tohu et bohu inclue les quatre éléments. Le feu est appelé obscurité car dans ce verset le feu essentiel est sombre. S’il rougeoyait, il éclairerait la nuit. Les ténèbres qui la recouvrait étaient de l’eau. Sous cette eau il y a avait de la terre, et le souffle est indiqué à la fin du verset. On peut rapprocher ceci de la vision alchimique “classique” dans la pensée humaine, qui débouchera sur la vision par éléments atomiques.

Conclusion rapide et temporaire : la connaissance des grecs de cette époque n’avait rien à envier à celle des grands rabbins. Ils ont fait jaillir d’on ne sait où des récits relatifs à la création du monde, et parviennent à des résultats sensiblement proches de celles des grands cabalistes. Ceci explique probablement pourquoi il y a une surreprésentation judéo-chrétienne dans les Nobels liés à la science.