Théologie Dogmatique - Macaire Boulgakov

Introduction - Tome 1

Que dire en général du sens de ce développement ou de cette explication des dogmes dans l'Église ? Ce n'est point une augmentation du nombre de ces dogmes, nullement : il y en a aujourd'hui, dans l'Église orthodoxe, autant qu'il en a été révélé au commencement par Dieu lui-même. Ce n'est pas non plus un changement des dogmes que l'église orthodoxe conserve et enseigne jusqu'à ce jour dans toute leur pureté et immutabilité. Tout ce développement n'est, à proprement parler, qu'une définition plus juste, qu'une explication plus précise de ces dogmes invariables en leur essence,

composé graduellement dans le cours des siècles, à raison des différentes erreurs et hérésies qui ont surgi et ne cessent d'exister dans le sein du christianisme (1). Et par qui s’est opéré et s'opère encore ce développement des dogmes ? Par l'Église, dans laquelle habite constamment le Saint-Esprit, qui la préserve de toute erreur. Comment s'opère-t-il? Uniquement sur la base de la révélation divine, c'est-à-dire sur la sainte Écriture et la tradition sacrée, dans lesquelles ces dogmes sont enseignés de Dieu depuis le commencement.

Ainsi, en développant les dogmes, on n'insère rien de nouveau dans le corps de la doctrine chrétienne : seulement, à l'occasion des hérésies, on définit, on explique avec plus de précision, pour les fidèles orthodoxes, les mêmes points qu'ils confessaient déjà auparavant sur la foi de la révélation, bien que d'une manière moins explicite. Et, par conséquent, le développement des dogmes par l'Église mérite aussi bien tous nos respects que les dogmes eux-mêmes : car le développement, comme les dogmes, est fondé sur la révélation de Dieu ; le développement, aussi bien que les dogmes, est consciencieusement déduit de cette même révélation par la sainte Église, qui est une institutrice infaillible.

De tout ce qui vient d'être dit de l'origine et du développement des dogmes, nous devons tirer les conclusions suivantes :

  1. L'unique source de la Théologie dogmatique orthodoxe, c'est la révélation divine, c'est-à-dire la sainte Écriture et la tradition sacrée.
  2. Le fondement immuable de cette Théologie, c'est le symbole de Nicée et Constantinople, qui a remplacé tous les symboles antérieurs, et qui est reçu par l'Église œcuménique comme la règle immuable de la foi pour tous les siècles, et avec ce symbole, à titre de complément, toutes les décisions en matière de foi, et des saints conciles , tant provinciaux qu'œcuméniques, et des saints Pères de l'Église cités par le concile in Trullo; de même que le symbole de saint Grégoire le Thaumaturge, et celui qui est connu sous le nom d'Athanase d'Alexandrie, deux symboles admis et vénérés par toute l'Église (2).
  3. Le guide à suivre constamment, en exposant en détail les dogmes dans la Théologie dogmatique orthodoxe, c'est : 1° la Profession de foi orthodoxe de l'Église catholique et apostolique d'Orient; 2° la lettre des Patriarches d'Orient sur la foi orthodoxe; 3° le grand catéchisme chrétien de l'Église catholique d'Orient, le premier et le dernier de ces écrits, notamment dans celles de leurs parties qui contiennent des éclaircissements sur le symbole de la foi (3)


1 : Voy. plus haut, p. 14, note 2.Un des écrivains ecclésiastiques du cinquième siècle, Vincent de Lerins, écrivait aussi fort judicieusement à ce sujet : « Forsitan dicet aliquis : Nullusne ergoin Ecclesia Christi profectus habebitur religionis ? Habeatur plane, et maximus. Nam quis ille est tam invidus hominibus, tam exosus Deo, qui istud prohibere conetur?Sed ita tamen, ut vere profectus sit ille fidei, non permutatio. Siquidem ad profectum pertinet, ut in semetipsum unaquaeque res amplificetur; ad permutationem vero, ut aliquid exalio in aliud transvertatur. Crescat igitur, oportet, et multum vehe « menterque proficiat tam singulorum quam omnium, tam unius hominis « quam totius Ecclesiæ, aetatum ac saeculorum gradibus, intelligentia, scientia, sapientia... Fas est etenim, ut prisca illa cœlestis philosophiae dogmata processu temporis excurentur, limentur, poliantur; sed nefas est, ut commutentur... Accipiant licet evidentiam, lucem, distinctionem; scd retincant, necesse est, plenitudinem, integriialem, proprietatem. » (Commoni'., 1, cap. 33.)

2 : On désignait anciennement le symbole sous différentes dénominations, pour marquer sa haute importance. On l'appelait : la vérité, αληθεια (Iren. Adv. Hæres., lib. 1, cap. 9, n. 5; cap. 10, n. 2), et la règle de la vérité, κανων της αληθειας (ibid., lib. 1, c. 9, n.4); la foi, πιστις (ibid., lib. III, cap. 1, n. 14), la foi catholique (August. de Fide et Symbolo, cap. 1), la règle de la foi (Tertull. Adv. Prax., cap. 2 ; August. Serm. ccxIII in Tradit. symboli), la loi de la foi (Tertull. de Velandis virginibus, cap. 1), le fondement de la foi catholique (Augustin.Serm. de Symbolo ad catechumen., cap. 1); la doctrine apostolique, (Iren. Adv. Haeres., lib. III, c. 24; lib. Iv, cap. 33), la foi de l'Église, διδασκαλια καθολίκη (Constit.Apost., lib. vI, cap. 14); le canon ou la règle de l'Église (Iren.Adv. Hær., lib. III, cap. 24), l'antique système de l'Eglise pour le monde entier(Origen. de Princip., lib. Iv, cap. 9); l'Ancien système de l'Eglise du monde entier : το αρχαιον της εκκησιας συστημα κατα παντος του κοσμου (Iren. Adv. Hær., lib. Iv, cap. 33.). Cette dernière dénomination du symbole est surtout bien significative pour la science ou système de la Théologie dogmatique orthodoxe.

(3) Quant aux autres expositions de la foi, où l'on peut puiser également la doctrine symbolique de l'Église orthodoxe, et dont on peut se servir par conséquent dans la Théologie dogmatique orthodoxe, voir l'Introduction à la Théol. orth., A. M., S 149.



Commentaire/Analyse





Ce passage est tellement important, tellement fondateur pour une approche orthodoxe, qu’il devrait faire partie de tout catéchisme pour ceux qui entrent dans l’orthodoxie, ou pour les orthodoxes culturels qui n’ont pas été correctement catéchisés dans leur jeunesse. En substance Macaire Boulgakov nous déclare deux choses fondamentales :

1 : il n’y a aucun dogme nouveau et toute nouveauté est dans la formulation de ces dogmes
2 : les bases de la théologie orthodoxe, les deux pieds sur lesquels elle peut se mouvoir sont la Bible et la tradition.

Pour le point 1, Macaire Boulgakov apporte en renfort un texte de saint Vincent de Lérins, tiré de son fameux Commonitorium, mais il nous le donne en latin. En voici la traduction : « Peut-être quelqu’un dira-t-il : N’y aura-t-il donc aucun progrès dans la religion dans l’Église du Christ ? Qu’il y en ait assurément, et de façon importante. Car qui serait si jaloux des hommes, si ennemi de Dieu, pour essayer de l’empêcher ? Mais que ce progrès soit véritablement un progrès de la foi, et non un changement. Car le progrès consiste à ce que chaque chose soit amplifiée en elle-même, tandis que le changement consiste à ce qu’une chose soit transformée en autre chose. La foi doit donc croître et progresser vigoureusement, tant chez chacun individuellement que chez tous dans l’ensemble, tant chez une personne que dans toute l’Église, à mesure que les âges et les siècles avancent, en intelligence, en connaissance et en sagesse. Il est légitime que les anciens dogmes de cette philosophie céleste soient, au fil du temps, développés, affinés, et embellis ; mais il est illicite qu’ils soient changés. Ils peuvent gagner en clarté, en lumière, en distinction ; mais il est nécessaire qu’ils conservent leur plénitude, leur intégrité et leur caractère propre. ». Il est fondamental de bien considérer qu’à la Pentecôte, l’Eglise savait tout. Souvent on croit que l’Eglise a découvert telle ou telle chose plus tard, en étudiant tel ou tel sujet. A la Pentecôte, l’Eglise connaissait les énergies divines incréées. Peut-être la façon dont Pierre ou Jean l’auraient expliqué aurait-elle été bien différente de la façon dont saint Grégoire Palamas l’a expliqué plus tard. Les priorités apostoliques n’étaient pas vraiment là. Il fallait prêcher Jésus mort et ressuscité ! Le progrès théologique n’est que dans la formulation et pas dans la connaissance.

Le point 2 nous distancie de façon considérable de tout en un ensemble de chrétiens au sens large, qui ne considèrent que la Bible comme source de connaissance théologique et lieu de révélation divine. Approche quasi coranique quand on y pense : Dieu ne se révèle qu’à des auteurs. Pourtant les auteurs nous rapportent les mille et une façons dont Dieu se révèle et interagit avec les hommes. Certaines sont mises par écrit et cela donne la Bible. Certaines ne pas mises par écrit et cela donne la tradition. C’est le point commun que les orthodoxes ont avec les catholiques romains : la reconnaissance de l’existence d’une tradition orale, parallèle à la tradition écrite. Souvent, les adversaires de la tradition considèrent que celle-ci n’est pas fiable, et qu’il s’y incruste des traditions humaines, des mensonges, des contrevérités qui viennent altérer la théologie chrétienne. Pourtant, les traditions et le canon biblique sont soumis au même mécanisme de reconnaissance et d’authentification. Les autorités religieuses les examinent et voient si ces traditions ou ces textes sont authentiques. Ce n’est pas plus compliqué cela. Il est étonnant de voir que pour les protestants, ce qui est considéré possible pour un texte ne l’est pas pour une tradition. Pourquoi ? Pourquoi l’Eglise aurait-elle pu s’assurer de la véracité de textes, et pas de traditions orales satellites au texte ? Cela n’a pas de sens.

Boulgakov termine ici son exposé par le rappel de l’importance de certains textes. Ces textes, il faut les prendre comme des instances de vérification. Si en lisant la Bible, et si en consultant les traditions vous arrivez à des conclusions logiques qui vont être en contradiction avec ces textes, et bien vous savez que vous avez tort. Le texte central de vérification est le Credo de Nicée Constantinople. Il permet d’éliminer déjà un grand nombre d’erreurs. Mais l’histoire témoigne que ce texte n’a pas suffi. Il y a donc d’autres textes qui se sont ajoutés ensuite, mais qui n’ont pas la même autorité. Ils sont néanmoins presqu’obligatoires à lire pour tout orthodoxe sérieux.

Et puisque Boulgakov en fait mention, voici les symboles de Grégoire et d’Athanase. Un peu oubliés de l’histoire, ils font partie du patrimoine chrétien et leur lecture n’est pas interdite, bien entendu.

Saint Grégoire le Thaumaturge (213-270) fut un évêque de Néo-Césarée (en Cappadoce) et une figure éminente de l’Église primitive, souvent appelé “Thaumaturge” en raison des nombreux miracles qui lui sont attribués. Voici son symbole :

« Il n’y a qu’un seul Dieu, Père du Verbe vivant, de la sagesse subsistante, de la puissance et de la forme éternelle, parfait engendreur du parfait, Père du Fils unique et engendré.
Il n’y a qu’un seul Seigneur, unique de l’Unique, Dieu de Dieu, image et ressemblance de la Divinité, Verbe opérant, sagesse embrassant la constitution de tout, et puissance formant toute la création, véritable Fils du vrai Père.
Il n’y a qu’un seul Esprit Saint, ayant son existence de Dieu, et par le Fils apparu aux hommes, image parfaite du Fils parfait, vie et source des vivants, sanctification et dispensateur de sanctification, en qui se manifeste Dieu le Père, qui est au-dessus de toutes choses et en toutes choses, et Dieu le Fils, qui est par toutes choses.
Trinité parfaite, gloire éternelle, royaume qui ne finira jamais. »


On voit déjà cette formulation trinitaire très claire, et on voit que la formulation dogmatique d’engendrement est déjà là pour le Verbe.

Saint Athanase, patriarche d’Alexandrie n’est pas l’auteur du symbole d’Athanase, comme le laisse entendre Macaire Boulgakov, sans pour autant parler d’attribution. Les spécialistes parlent d’un texte rédigé en Gaule, vers le cinquième ou sixième siècle. Disons qu’il reprend les éléments principaux de l’approche théologique d’Athanase. Voici le symbole, que nous n’avons qu’en latin :

  1. Quiconque veut être sauvé, doit avant tout tenir la foi catholique ;
  2. Celui qui ne la garde pas entière et inviolée périra, sans aucun doute, pour l’éternité.
  3. Or, la foi catholique consiste à vénérer un seul Dieu en trois personnes, et trois personnes en un seul Dieu,
  4. sans confondre les personnes, ni diviser la substance.
  5. Car autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ;
  6. mais la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une, leur gloire égale, leur majesté coéternelle.
  7. Tel qu’est le Père, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit.
  8. Le Père est incréé, le Fils est incréé, le Saint-Esprit est incréé.
  9. Le Père est immense, le Fils est immense, le Saint-Esprit est immense.
  10. Le Père est éternel, le Fils est éternel, le Saint-Esprit est éternel.
  11. Et cependant ils ne sont pas trois éternels, mais un seul éternel ;
  12. De même, ils ne sont pas trois incréés, ni trois immenses, mais un seul incréé et un seul immense.
  13. De même, le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant, le Saint-Esprit est tout-puissant ;
  14. Et cependant ils ne sont pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant.
  15. Ainsi, le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ;
  16. Et cependant ils ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu.
  17. Ainsi, le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint-Esprit est Seigneur ;
  18. Et cependant ils ne sont pas trois seigneurs, mais un seul Seigneur.
  19. Car, comme la vérité chrétienne nous oblige à confesser que chaque personne est Dieu et Seigneur,
  20. la religion catholique nous interdit de dire qu’il y a trois dieux ou trois seigneurs.
  21. Le Père n’a été fait par personne, ni créé, ni engendré.
  22. Le Fils est du Père seul, non fait, ni créé, mais engendré.
  23. Le Saint-Esprit est du Père et du Fils, non fait, ni créé, ni engendré, mais procédant.
  24. Il n’y a donc qu’un seul Père, non trois Pères ; un seul Fils, non trois Fils ; un seul Saint-Esprit, non trois Saint-Esprits.
  25. Et dans cette Trinité, rien n’est avant ou après, rien n’est plus grand ou plus petit ;
  26. mais toutes les trois personnes sont coéternelles et coégales entre elles ;
  27. en sorte qu’en toutes choses, comme il a été dit plus haut, l’unité dans la Trinité et la Trinité dans l’unité doivent être vénérées.
  28. Celui donc qui veut être sauvé doit penser ainsi de la Trinité.
  29. Mais il est nécessaire au salut éternel de croire aussi fidèlement à l’Incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ.
  30. Or, la foi droite est que nous croyions et confessons que notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme.
  31. Il est Dieu, engendré de la substance du Père avant tous les siècles ; et il est homme, né dans le temps de la substance de sa mère.
  32. Dieu parfait et homme parfait, composé d’une âme raisonnable et d’une chair humaine.
  33. Égal au Père selon la divinité, inférieur au Père selon l’humanité.
  34. Et bien qu’il soit Dieu et homme, il n’y a cependant pas deux Christs, mais un seul.
  35. Un, non par conversion de la divinité en chair, mais par l’assomption de l’humanité en Dieu.
  36. Un, non par un mélange des substances, mais par l’unité de la personne.
  37. Car, comme l’âme raisonnable et la chair forment un seul homme,
  38. ainsi Dieu et l’homme sont un seul Christ.
  39. Qui a souffert pour notre salut, est descendu aux enfers, est ressuscité des morts le troisième jour.
  40. Il est monté au ciel, est assis à la droite du Père, d’où il viendra juger les vivants et les morts.
  41. À son avènement, tous les hommes ressusciteront avec leurs corps,
  42. et rendront compte de leurs propres œuvres.
  43. Et ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle, et ceux qui auront fait le mal, au feu éternel.
  44. Telle est la foi catholique : quiconque ne la croit pas fidèlement et fermement ne pourra être sauvé.

Symbole un peu long, ce qui a peut-être nuit à son succès liturgique, mais symbole très précis, très théologique, que l’on sent bien centré sur les problématiques de l’Eglise au quatrième siècle.