Texte original de Montaigne

Les voluptés sont à fuir, au prix même de la vie.

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Les voluptés sont à fuir, au prix même de la vie.

Abandonner la vie quand elle est misérable et tourmentée, n'a rien que d'ordinaire et naturel; mais se donner la mort au milieu de toutes les prospérités et pour se soustraire aux joies de ce monde et de la volupté est plus singulier.—J'avais bien vu la plupart des écoles anciennes être d'accord sur ce que l'heure de mourir est venue, lorsque nous avons à attendre de la vie plus de mal que de bien; et que la conserver quand elle nous est une cause de tourments et à charge, c'est aller à l'encontre de ce que la Nature elle-même nous suggère, comme il est dit dans ces sentences d'un autre âge: «Ou une vie tranquille, ou une mort heureuse;—Il est beau de mourir, quand la vie est un opprobre;—Il vaut mieux ne pas vivre, que de vivre malheureux» (d'après Stobée). Mais pousser le mépris de la mort au point d'y avoir recours pour se dérober aux honneurs, à la richesse, aux grandeurs et autres faveurs et biens qui, à nos yeux, constituent la fortune, comme si la raison ne suffisait pas pour nous amener à les abandonner sans recourir à ce moyen extrême, je ne l'avais vu ni recommander, ni pratiquer, lorsque me tomba sous la main ce passage de Sénèque:—Il a donné à Lucilius, personnage puissant de l'entourage de l'empereur auprès duquel il jouit d'un grand crédit, le conseil de cesser sa vie de plaisirs et de luxe, de renoncer aux ambitions du monde, d'y substituer une vie solitaire, tranquille, et de s'adonner à la philosophie. Lucilius objecte certaines difficultés à ce changement d'existence, Sénèque lui répond: «J'estime qu'il te faut renoncer à ce genre de vie ou à la vie elle-même. Bien que je te conseille le moyen le plus doux: détacher ce que tu as mal noué plutôt que le rompre, c'est sous réserve que tu rompes si tu ne peux détacher autrement; il n'y a pas d'homme, si couard qu'il soit, qui ne préfère tomber une bonne fois, que d'être sans cesse sous le coup d'une chute imminente.» J'eusse trouvé ce conseil conforme à la rudesse des Stoïciens; j'ai été très surpris qu'il fût emprunté à Épicure qui, à ce même propos, a écrit la même chose à Idoménée. Il me semble avoir remarqué dans certains faits de notre époque cette même tendance, mitigée par la modération inhérente à la doctrine chrétienne.

Saint Hilaire, évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l'hérésie arienne, étant en Syrie, fut averti qu'Abra, sa fille unique, qu'il avait laissée dans les Gaules avec sa mère, était recherchée en mariage par des seigneurs des plus marquants du pays, parce qu'elle était très bien élevée, belle, riche et à la fleur de l'âge. Il lui écrivit, ainsi qu'une lettre de lui en témoigne, de ne pas prêter attention aux offres qui lui étaient faites, si avantageuses et si désirables qu'elles lui paraîtraient; que, dans le cours de son voyage, il lui avait trouvé un parti beaucoup plus grand et plus digne, un mari autrement puissant et magnifique, qui lui ferait présent de robes et de joyaux d'un prix inestimable. Son dessein était de lui faire perdre le goût des plaisirs de ce monde, et de l'en détourner pour l'amener tout à Dieu. Puis, pensant que la mort de sa fille était encore le moyen le plus court et le plus certain d'arriver à ce but, il ne cessa d'adresser au Créateur vœux, prières et oraisons, pour qu'il la fît sortir de ce monde et l'appelât à lui, ce qui arriva. Peu après son retour elle mourut, ce dont il manifesta une joie bien singulière. Saint Hilaire semble renchérir ici sur tous autres, en ce qu'il fit appel de prime abord à la mort, à laquelle les autres n'ont recours qu'en dernier ressort; et aussi, parce qu'il s'agit de sa fille unique.—Mais cette histoire a une suite que je ne veux pas passer sous silence, bien qu'elle ne se rattache pas précisément à mon sujet. La femme de saint Hilaire, tenant de lui que la mort de leur fille avait été préméditée et amenée par un effet de sa volonté, et combien elle était plus heureuse hors de ce monde que si elle y fût demeurée, fut prise d'un si ardent désir d'être au ciel, pour y jouir de la béatitude éternelle, qu'elle sollicita son mari avec les plus vives instances, d'en agir de même à son égard. Dieu, accédant à leurs communes prières, l'appela à lui bientôt après; et cette mort, accueillie avec transport, leur causa à tous deux une satisfaction tout à fait en dehors de l'ordinaire.


Commentaire/Analyse





Il est intéressant de voir à nouveau Montaigne citer de façon exemplaire quelque chose tiré de la tradition chrétienne, à savoir ici un élément frappant de la vie de Saint Hilaire de Poitiers. La construction de son texte est tout à fait transparente : il expose la morale commune, puis la morale philosophique, puis la morale chrétienne. Son sujet on l’aura compris est de savoir : quand préférer la mort à la vie. La morale commune serait d’après Montaigne de ne préférer la mort à la vie que lorsque la vie n’offre pas ou plus de conditions satisfaisantes. Ceci traduit aujourd’hui dans notre monde technique et déchristianisé explique les positions favorables à l’euthanasie, suicide assisté qui donne au meurtre une coloration compassionnelle tout à fait diabolique lorsqu’on y pense. Puis Montaigne passe à la vision philosophique, dont on sait à quel point il la tient en haute estime. Cette morale philosophique propose déjà une première inversion par rapport à la morale commune. Il s’agit ici de ne pas identifier comme favorable et plaisant les choses qui sont communément vues comme favorables et plaisantes : succès, richesse, etc. La morale philosophique exige une exclusivité, un rejet de tout le reste, pour favoriser l’exercice philosophique. On comprend pourquoi, d’une certaine façon, la philosophie antique fut préparatoire à la venue du Christianisme. Les éléments de gnose sont certes très problématiques, mais la philosophie antique avait tout un pan de sagesse véritable. Puis vient la morale chrétienne qui pousse encore plus loin que la philosophie. Là où l’exercice philosophique se veut une préparation à la mort, le Christianisme embrasse la mort lorsque les conditions de salut sont favorables. On notera que Hilaire ne souhaite pas sa mort, mais la mort de sa fille unique, dont on ne peut douter qu’il l’aimait comme un père aime son enfant unique. Un père veut ce qu’il y a de mieux pour son enfant. Rien n’est mieux que Dieu, c’est une évidence pour le chrétien, et le prix de la rencontre avec Dieu est la mort. Ainsi, dans une inversion tout à fait stupéfiante, Hilaire priant pour la mort de sa fille, le fait dans un acte d’amour désintéressé total. Il prie pour que sa fille, prête pour embrasser la vie divine, puisse accéder à la béatitude éternelle. Il ne prie pas égoïstement pour qu’elle demeure auprès de lui. Il s’efface devant Dieu. Cette ascèse dans l’amour filial lui vaudra d’être au ciel avec sa fille, pour l’éternité. Ceci a touché Montaigne. Cela ne peut pas ne pas nous toucher…