Lien vers le chapitre étudié : cliquer ici

De l'honneur, de la honte, de la pudeur et de l'impudence

(1) L'honneur est une espèce de joie que l'homme ressent en lui-même, lorsqu’il voit ses actes loués et estimés par les autres hommes, sans aucun espoir de lucre ou d'utilité.

La honte est une sorte de tristesse qui naît dans l'homme quand il voit ses actions méprisées par autrui, sans aucune crainte de dommage ou d'incommodité.

L'impudence est le manque ou le rejet de toute honte, non par des motifs de raison, mais soit par ignorance (comme chez les enfants et les sauvages), soit parce qu'un homme, tenu par les autres en grand mépris, en est venu lui-même à tout mépriser sans aucun scrupule.

(2) Ces passions étant une fois connues, nous connaissons par là même le vide et l'imperfection qu’elles renferment. Pour ce qui est de l'honneur et de la honte, non-seulement ces passions sont inutiles ; mais encore, en tant qu'elles reposent sur l’amour de soi et sur l'opinion que l'homme est la première cause de ses actions et qu'il mérite l'éloge ou le blâme, elles sont funestes et doivent être rejetées.

(3) Je ne dis pas qu'il faut vivre au milieu des hommes comme on vivrait en dehors d'eux, là où il n'y aurait place ni pour l'honneur ni pour la honte ; j'accorde au contraire que non-seulement il nous est permis de faire usage de ces passions, lorsque nous pouvons les employer à l'utilité de notre prochain et pour son amendement, mais encore qu'à cet effet nous pouvons restreindre notre liberté (j'entends la liberté parfaite permise). Par exemple, si quelqu'un s'habille magnifiquement pour se faire admirer, il cherche un honneur qui a sa source dans l’amour de soi, sans aucune préoccupation pour son prochain ; mais si un homme voit sa sagesse (par laquelle il pourrait être utile à son prochain) dédaignée et foulée aux pieds parce qu'il est humblement vêtu, il aura raison, pour venir en aide aux autres hommes, de choisir un vêtement qui n'offense pas les yeux, et de se rendre semblable à son prochain pour se concilier sa bienveillance.

Quant à l'impudence, elle est de telle nature que sa définition seule suffit pour en faire voir le défaut.



Commentaire/Analyse




Une fois de plus, Spinoza montre qu’il ne conçoit pas la relation à Dieu mais uniquement la relation envers les hommes. L’honneur et la honte sont compris dans la relation à l’autre. Le paradoxe spinoziste ne s’arrête pas là : l’honneur est inutile mais faire honte à l’autre est mauvais. Ainsi, si l’autre nous amène quelque chose qui puisse être du domaine du narcissisme ou de l’amour de soi, on doit s’en méfier comme une passion mauvaise. Mais nous ne devons pas blesser l’autre. Ainsi on ne doit pas envoyer de mal, et si l’on envoie du bien, celui qui le reçoit ne doit pas en tenir compte.

On peut rejoindre Spinoza dans une certaine conception des vaines gloires terrestres : la beauté ne dure pas, la mode est ce qui se démode le plus vite, la célébrité d’un moment est vite éclipsée par un autre événement dans les médias. Mais comme d’habitude, Spinoza oublie la dimension divine, du Dieu relationnel. Et Dieu nous parle d’honneur dans sa parole. Regardons les occurrences dans la littérature sapientielle :

  • « À peine l’as-tu fait moindre que l’ange, tu l’as couronné de gloire et d’honneur » (Ps 8 :6)
  • « apportez au Seigneur gloire et honneur » (Ps 28 :1)
  • « il rachètera leur âme de l’usure et de l’injustice, leur nom sera en honneur devant lui. » (Ps 71 :14)
  • « Présentez au Seigneur, familles des nations, présentez au Seigneur gloire et honneur ; » (Ps 95 :7)
  • « L’honneur du Roi, c’est d’aimer la justice, aussi as-tu établi le droit, exercé la justice et le droit en Jacob. » (Ps 98 :4)
  • « Il n'est pas bon de manger beaucoup de miel, Mais rechercher la gloire des autres est un honneur. » (Pr 25 :27)
  • « C'est attacher une pierre à la fronde, Que d'accorder des honneurs à un insensé » (Pr 26 :8)
  • « Mais, lorsque tu seras invité, va te mettre à la dernière place, afin que, quand celui qui t'a invité viendra, il te dise: Mon ami, monte plus haut. Alors cela te fera honneur devant tous ceux qui seront à table avec toi. » (Lc 14 :10)



Inutile d’en rajouter pour voir que l’Esprit Saint qui inspire les auteurs, ou le Christ qui parle ne voient pas l’honneur négativement. Le proverbe précise qu’il ne faut pas donner des honneurs à un sot. On en déduit facilement que cela conduit à des passions mauvaises. Ainsi, il y a un honneur qui est à Dieu, et il y a un honneur possible, que l’on peut octroyer, que l’homme peut recevoir. Et justement, l’honneur nait de la relation, dans le fait d’apporter aux autres. Ainsi, Spinoza voit la nécessité d’une relation sans faire honte mais dans le refus de l’honneur. Une fois de plus il est très loin de ce Dieu recommande comme vie sapientielle.