Saint Irénée de Lyon - sa vie et sa théologie

Sa vie

Saint Irénée serait né vers l’an 120, en Asie mineure, dans la partie orientale de l’empire romain et était donc de culture grecque. Il est né dans une famille chrétienne qui l’a placé sous la guidance spirituelle de Saint Polycarpe de Smyrne, qui est un saint dont nous avons quelques écrits et qui permet de relier Irénée à une chaîne apostolique. En effet, Polycarpe fut le disciple de Saint Jean l’Evangéliste en personne. Ainsi, Irénée a grandi et a construit son identité chrétienne dans ce christianisme johannique et apostolique. Irénée n’a pas seulement grandi dans le christianisme par l’intermédiaire de Polycarpe, mais il a également pu rencontrer Saint Papias, qui venait parfois à Smyrne rencontrer Polycarpe. Saint Jérôme dira ainsi qu’Irénée fut un disciple de Papias. Irénée parle dans ses écrits d’un vieillard duquel il a appris, mais sans le nommer. Ainsi, en plus de Papias et de Polycarpe, il ne faut pas douter qu’Irénée a été témoin d’une continuité apostolique tout à fait vivante.

Polycarpe éleva le jeune Irénée jusqu’au diaconat relativement jeune. Le rôle de diacre à l’époque apostolique était bien plus étoffé qu’aujourd’hui : liturgiquement il était donc responsable de l’ordre des liturgies, appelait le peuple à la prière, prêchait parfois la parole divine et distribuait aussi le Corps et le Sang du Seigneur. En plus du rôle liturgique, il recueillait les aumônes des fidèles et allait ensuite les distribuer aux nécessiteux tels que les veuves, les infirmes, les indigents, les chrétiens incarcérés pour leur foi, etc. Il faut comprendre que le diacre de l’évêque avait une place toute particulière dans l’antiquité et on peut voir ainsi Irénée comme une sorte de bras droit de Polycarpe, destiné à lui succéder, chargé de le représenter et de rapporter à celui-ci la réalité pastorale à laquelle il se retrouve confronté. Les évêques influents ont tous été des diacres importants dans une première partie de leur vie. Irénée ne fait bien évidemment pas exception.

En ce deuxième siècle, le christianisme, malgré (ou grâce) aux persécutions se répand très rapidement. Et comme les animaux vigoureux sont parfois attaqués par des parasites, de même dans le sillage du christianisme, nous trouvons tout un pullulement d’hérésies. La première génération apostolique, avec Ignace d’Antioche ou Polycarpe de Smyrne appelle le troupeau à ne pas écouter les hérétiques et les impies. Leur stature de disciples d’apôtres suffit alors à prouver le point. Mais une fois cette première génération passée, le dédain ne suffit plus. Les échanges commerciaux entre la Gaule et l’Asie mineure sont importants. Le Rhône est un axe de transport incontournable qui relie Lyon et la mer Méditerranée. De nombreux négociants importent et exportent entre les deux régions. Il devient connu des églises d’Asie mineure que les hérésies se répandent en Gaule. Irénée a une attitude tout à fait originale vis-à-vis de ces hérésies : il les étudie. Tel un militaire qui étudie les positions ennemies, il se documente sur tous les systèmes gnostiques et entreprend une cartographie systématique de leurs croyances et de leurs erreurs. Irénée connait de plus les systèmes philosophiques grecs qui souvent sous-tendent les cultes gnostiques de son époque. Ainsi il connait Thalès, Anaximandre, Anaxagore, Empédocle, Hésiode, les stoïciens, les cyniques, les péripatéticiens, les pythagoriciens, etc. Il est donc capable de relier les systèmes gnostiques avec ces systèmes philosophiques plus anciens, pour montrer les filiations intellectuelles et religieuses. Les Pères qui lui ont succédé tel que Tertullien ou Ephrem ont noté le caractère titanesque du travail fourni par Irénée. Pendant tout ce travail préparatoire, les églises de Lyon et de Smyrne avaient déjà noué des liens, Lyon étant une mission de Smyrne, c’est-à-dire que l’église de Lyon avait été créée par des gens venus de Smyrne et Smyrne avait envoyé des renforts en Gaule à plusieurs reprises. L’évêque de Lyon, Saint Photin était vieux, affaibli par la maladie. Il convient de présenter Saint Photin quelques instants, car il est important dans la vie d’Irénée. Photin, comme Irénée vient de Smyrne. Comme Irénée, c’est un disciple de Polycarpe. Il convient de noter que Lyon fut donc évangélisée non par Rome, mais par Smyrne. Cela permettra à un public catholique et français de mettre certaines choses en perspective. L’âge de Photin fait qu’il a pu connaître Saint Jean en personne, et la Tradition veut qu’il ait apporté à Lyon une icône de la Vierge, écrite de la main de Saint Luc. Il pria Saint Polycarpe de lui envoyer de nouveaux renforts. Les hérétiques étaient pour ainsi dire arrivés en même temps que lui, et il était compliqué pour le troupeau gaulois de faire la différence entre l’Eglise du Christ et sa contrefaçon gnostique. Et lorsque je dis « sa » contrefaçon gnostique, c’est une façon de parler, car le principe de la gnose est de multiplier à l’infini les nuances du mensonge. Tantôt le Christ est ceci, tantôt il est cela. Tantôt il faut faire ceci. Tantôt il faut s’abstenir de cela. Cela ressemblait à du christianisme, mais bien évidemment avec des divergences fondamentales. On mesure ici le caractère de Polycarpe qui pour affermir la mission lyonnaise, préféra se passer à Smyrne d’une personne de la dimension d’Irénée. Mais Polycarpe avait compris que face aux gnostiques, Irénée était l’outil idéal, providentiel. Irénée partit donc pour Lyon avec quelques compagnons. Photin, au comble de la joie, éleva le jeune Irénée au sacerdoce. Le jeune prêtre était tellement brillant que lorsque Lyon devait envoyer un émissaire à Rome pour traiter des affaires de l’Eglise, c’était Irénée qui était chargé de représenter Lyon avec le titre de « zélateur du nouveau Testament ».

Irénée témoigne dans ses écrits d’une église forte de tous les charismes. Il écrit « Aux uns, le Seigneur dévoile l’avenir et les charge d’annoncer des événements que la perspicacité humaine ne peut prévoir ; il donne aux autres le pouvoir de chasser les démons, de guérir les maladies les plus invétérées, et de rappeler à la vie des corps inanimés ; des morts ressuscités ont vécu longtemps au milieu de nous. A ceux-ci il accorde le don des langues ; il découvre à ceux là le secret des cœurs ; rien ne paraît impossible à la vivacité de leur foi, à l’ardeur de leurs prières ; Jésus-Christ ne refuse jamais rien à des vœux qui sont formés pour sa gloire. ». La première hérésie que combattit activement Irénée fut le montanisme. Le prêtre Irénée fut chargé de porter deux épîtres des évêques gaulois au nouveau patriarche de Rome Eleuthère, élu Pontife après la mort de Saint Soter, lors d’une persécution de Marc Aurèle. Les épîtres exposaient la doctrine de Montan afin d’en montrer le caractère hérétique, et Irénée venait donc chercher à Rome une condamnation officielle. Ayant naturellement obtenu satisfaction, Irénée regagna temporairement l’Asie pour y apporter la condamnation du montanisme. Si l’on peut présenter rapidement le montanisme, appelé ainsi car créé par un certain Montan, il s’agit d’un système charismatique, basé sur une relation personnelle avec l’Esprit-Saint permettant soi-disant de réaliser des extases prophétiques, extases permettant de suspendre des commandements du Christ ou des Apôtres, comme c’est pratique. Montan affirmait ainsi parfois être rien de moins que la Sainte Trinité, et parlait en débutant son propos par « ainsi parle le Seigneur ». Afin que l’on ne se méprenne pas sur la visite d’Irénée à Rome, et que l’on y donne pas une vision papiste étrangère à la vision orthodoxe, il était normal d’aller voir les grand hiérarques orthodoxes et c’est la proximité de Lyon et de Rome qui justifie ce choix. Lorsqu’Irénée va voir Eleuthère, il va voir un évêque influent dans le système d’organisation de l’Eglise, mais il ne va pas voir un successeur de Pierre qui aurait une autorité universelle. La providence voulut également que lors de sa visite à Rome consacrée au montanisme, il croisa Valentin, un hérétique gnostique ayant créé un système particulier, ainsi que ses deux disciples, les prêtres Florinus et Blastus et les confondit dans une joute théologique à l’issue de laquelle le patriarche Eleuthère les déposa et les réduisit à l’état laïc. Irénée récupéra ainsi de nombreux chrétiens égarés par les mensonges valentiniens.

Irénée rentra alors à Lyon. La lutte inlassable d’Irénée et de Photin contre le paganisme n’était pas sans danger. Ils décrivent comment réagissaient les païens face à cette guerre religieuse : expulsion des places publiques où ils prêchaient, intimidations dans les rues, agressions à coups de pierre, menaces de morts. Les magistrats païens de la ville profitèrent de ce climat de haine pour lancer une persécution meurtrière, donc Marc Aurèle est à l’origine. Photin perdit la vie en 177 dans cette persécution. Sous le règne de Marc Aurèle, l’Eglise perdra sainte Félicité et ses enfants à Rome, Polycarpe à Smyrne, Justin Martyr à Rome de nouveau, et à Lyon, Photin avec 48 compagnons de martyre. Ils furent accusés de crimes horribles et torturés pour avouer ces crimes imaginaires. Le diacre Sanctus et l’esclave Blandine sont les compagnons les plus connus de Photin et eurent à subir les tourments les plus terribles. Photin n’eut pas à subir de torture de l’ampleur de celles de son diacre Sanctus ou de Sainte Blandine, mais il fut tout de même tabassé à mort à cause de ses réponses à son procès, sans que ses 90 ans ne représentent un problème pour ceux qui l’ont frappé. Il fut jeté en prison et expira en cellule peu après. Le martyre de Blandine nous fait nous souvenir que ce ne sont pas que les chrétiens à Rome qui eurent à subir le fait d’être jeté dans des arènes pour y être dévoré, en public par des fauves. Saint Photin ainsi que les martyres de Lyon sont fêtés le 2 juin en occident.



Photin mort et la persécution arrêtée, il fallait à Lyon un nouvel évêque. Tout le troupeau lyonnais n’hésita pas un seul instant et ce fut Irénée qui fut choisi unanimement. Une requête fut envoyée au patriarche de Rome Eleuthere pour élever Irénée à la dignité épiscopale. Formalité qu’approuva le patriarche sans réserve. Il faut se souvenir qu’à cette époque-là, accepter la dignité épiscopale, ce n’est pas faire une carrière comme la plupart des évêques orthodoxes officiels ou catholiques actuellement. C’est le plus souvent s’offrir en sacrifice, pour quand viendra la prochaine persécution. Irénée en acceptant de devenir évêque à la suite de Photin, sait qu’il mourra probablement à la prochaine persécution. D’ailleurs, les difficultés des chrétiens lyonnais étaient toujours importantes : calomnies, traques et délations s’enchaînaient sans discontinuer. Mais Dieu avait besoin d’Irénée vivant sur terre pour porter la lutte sur un autre domaine que celui du martyre. La providence décida donc que l’empereur romain Marc Aurèle à l’origine de ces persécutions mourut dans une campagne militaire en succombant à la stupidité de sa philosophie stoïcienne. En effet il se laissa mourir de faim pour vaincre la maladie. Le jeûne est le plus souvent une excellente thérapie contre nombre de maladies, mais encore faut-il l’utiliser avec intelligence. Mais les causes de sa mort sont disputées par les historiens. L’important est que Commode lui succède sur le trône impérial. Nous sommes en 181. Commode est dépeint par les auteurs latins comme un empereur cruel et sanguinaire, alors que Marc Aurèle, ce sinistre persécuteur est montré comme un sage, un philosophe. Toujours est-il que les persécutions contre les chrétiens cessent. La tyrannie de Commode va d’ailleurs s’exercer sur ceux qui persécutèrent les chrétiens. La justice divine utilise souvent ce genre de subterfuge pour répondre aux prières du peuple de Dieu. Irénée put alors travailler tranquillement à faire croitre le troupeau. L’hagiographie fait ainsi état du succès du talent d’Irénée pour la conversion des païens : lorsque l’empereur Sévère voulut détruire à Lyon la religion chrétienne, il dut exécuter pratiquement toute la population de la ville, tant Irénée avait amené d’âmes au Christ. En plus de ce zèle missionnaire, Irénée formait des prédicateurs aux particularités de la lutte contre le gnosticisme. Lyon était en quelque sorte devenu un centre de théologie spécialement dédié à la lutte contre la gnose. Irénée envoyait ainsi des prédicateurs tout autour de Lyon dès qu’une hérésie gnostique commençait à s’implanter quelque part. Ainsi il envoya à Valence le prêtre Félix, et les diacres Fortunat et Achilée, tous trois reconnus saints par l’Eglise, pour y lutter contre l’hérésie qui cherchait à s’y implanter. Eusèbe de Césarée rapporte comment Irénée envoya également des gens formés par lui, répandre le christianisme partout dans les Gaules. Partout, ses émissaires lui rapportaient les mêmes phénomènes : des sectes gnostiques venaient disputer des âmes à ses ministres. Il se résolut alors à écrire une réfutation de ces gnostiques. Son premier axe de réfutation était la tradition apostolique : le christianisme est la religion enseignée par le Christ, prêchée par les Apôtres et conservée par les Pères. La transmission des Apôtres aux Pères était le critère de la vérité de la doctrine. Il rédigea ainsi le traité que nous connaissons sous le nom « contre les hérésies, dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur », gros traité en cinq volumes dans lequel il montre l’étendue de sa connaissance des systèmes gnostiques. Il rédige, probablement dans la foulée, une sorte de résumé « la prédication apostolique » qui reprend les éléments de transmission traditionnels tout en rappelant les grandes notions de la foi et de l’histoire du salut.

Ensuite éclate une controverse importante à l’intérieur de l’Eglise : la date de la célébration de Pâques. Saint Victor, alors patriarche de Rome avait pris un décret suivant une tradition apostolique, pour que la date de célébration pascale soit le dimanche après un décompte lunaire tenant compte du mois de mars. Polycarpe d’Ephèse de son côté avait résolu de célébrer la Pâque selon le calendrier lunaire juif, tel que le Seigneur l’avait fait d’après les récits évangéliques, selon une tradition propre aux églises fondées par Saint Jean. Il envoya une lettre de décret synodal pour prévenir Victor de cet usage oriental. Ce décret des églises orientales fut mal reçu par Victor, car contraire à la tradition apostolique. Le débat, si on peut le synthétiser ainsi était : Christ doit-il ressusciter liturgiquement un dimanche ou n’importe quel jour pourvu que cela soit le bon jour, à savoir le 14 du mois nommé Nisan, selon le calendrier juif ? Victor réagit violemment et menace Polycarpe d’excommunication. Pour éviter tout schisme, Irénée intervient auprès de Victor. Il l’appelle à la douceur plutôt qu’à la rigueur. Il lui rappelle comment ses prédécesseurs ont de multiples fois envoyé des signes de communion fraternelles à des églises tout en connaissant leurs usages calendaires pascals différents. En parallèle, il envoya des missives aux évêques asiatiques célébrant selon la tradition johannique pour les exhorter à accepter la demande romaine. Petit à petit, sans que la question ne soit réglée, puisqu’elle ne le sera qu’avec la décision universelle du concile de Nicée en 325, l’intervention d’Irénée ramène la paix dans l’Eglise. L’orient écoutera Irénée, et adoptera petit à petit l’usage apostolique le plus répandu et défendu par Victor.

Irénée est maintenant vieux. Il a tout réussi. Il ne lui reste plus que la couronne du martyr pour parfaire son parcours de saint sur cette terre. L’empereur Septime Sévère accède au trône. En bon pasteur, Irénée prévient son troupeau de se préparer à l’orage qui vient. Mais en saint il veut participer de cette façon si particulière aux souffrances du Christ. Il explique sa pensée : « l’Eglise seule a le privilège de forcer les martyrs et d’en peupler les cieux : c’est une faveur que Dieu accorde à l’amour qu’elle lui porte. Loin de participer à sa gloire, les sectes froides et stériles ne comprennent point la noblesse du martyre, méprisent ceux qui le souffrent pour le Verbe de Dieu, et blasphèment l’Esprit-Saint qui leur en donne le courage. Car les martyrs, forts de la force même de l’Esprit-Saint, sont au-dessus de la faiblesse humaine, et les souffrances leur paraissent légères ; ils bravent la mort et des tourments qui effrayeraient la nature, si l’Esprit de Dieu n’était avec eux. » (Cont Here Liv 4)

Cette persécution fut particulièrement violente à Rome, à Alexandrie et à Lyon. Avec Irénée à la tête de son troupeau, les bourreaux romains trouvèrent un grand nombre de chrétiens prêts à imiter le Christ dans la gloire du martyr. En 202, Irénée pouvait regarder sans honte son ouvrage : il avait armé l’Eglise des outils intellectuels nécessaires pour lutter contre les escrocs gnostiques, il avait assumé la succession de Saint Photin depuis environ 25 ans avec un grand succès missionnaire, et il avait évité dans l’Eglise un schisme épouvantable sur la date de Pâque. Septime Sévère envoya un décret de fête décennales pour fêter les 10 ans de son règne. Les sacrifices impies à l’empereur eurent donc lieu dans la ville, conformément au décret, et bien évidemment les chrétiens refusèrent d’y prendre part. Les magistrats accusèrent donc les chrétiens de rébellion contre l’empereur et de mépris pour les dieux. Si le premier chef d’accusation était fourbe, le second était tout à fait véridique. Un chrétien véritable considère que les dieux païens sont des démons, tels que l’enseigne le psautier du roi David. Une foule sanguinaire de païens lâchée dans Lyon avec tous les droits, armée de poignards, et de pierres et de diverses armes parcourut toute la ville de Lyon pour massacrer les chrétiens. Beaucoup moururent, dont Saint Irénée qui fut compté parmi les milliers de morts de cette funeste journée. L’orient se souvient de cet immense docteur le 23 août tandis qu’en occident il est fêté le 28 juin.

Sa théologie


La prédication apostolique

La prédication apostolique est un document assez court qui se construit presque comme une catéchèse. Il s’agit d’une succession de points courts dans lesquels Irénée expose la doctrine chrétienne. Il débute son développement sur la nature humaine : physique et spirituelle et les dangers de chaque. Le danger physique consiste à dégrader la sainteté du corps avec des actes avilissants. Le danger du spirituel est de perdre « la sainteté de l’âme, qui consiste dans l’intégrité de la foi en Dieu, sans rien y ajouter ni rien en retrancher ». Irénée explique que le danger pour l’âme vient donc des doctrines hérétiques, qui « répandent la peste les hommes viciés par une doctrine fausse et perverse: non seulement ils se corrompent mais ils corrompent les autres. »

Irénée explicite ensuite la foi dont on doit conserver l‘intégrité : « Or, voici ce que nous assure la foi telle que les presbytres, disciples des apôtres, nous l’ont transmise. Tout d’abord, elle nous oblige à nous rappeler que nous avons reçu le baptême pour la rémission des péchés, au nom de Dieu le Père, et au nom de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, qui s’est incarné, est mort et est ressuscité, et dans l’Esprit Saint de Dieu. Par elle, nous savons que ce baptême est le sceau de la vie éternelle et la régénération en Dieu, afin que nous soyons, non plus seulement les fils des hommes mortels, mais aussi les enfants de ce Dieu éternel et indéfectible. Nous devons nous rappeler que Dieu est l’être éternel, qu’il est au-dessus de toutes les choses créées ; tout est placé sous son domaine. Tout ce qui dépend de lui a été créé par lui. Dieu n’est pas maître et seigneur de biens d’autrui mais de ce qui lui appartient. Tout est à lui. Voilà pourquoi Dieu est le Maître souverain et tout vient de lui. »

Irénée professe ensuite naturellement ce qu’il nomme les trois articles de la foi. En premier le Père créateur, en second le Fils et son économie de salut et en troisième le Saint Esprit qui a guidé hommes et prophètes. Irénée exhorte ensuite au baptême dans des termes trinitaires qui invalident tous les impétrants théologiens qui croient naïvement que le christianisme trinitaire fut créé à Nicée. Le Christianisme a toujours été trinitaire et Irénée en est une preuve parmi d’autres.



Puis Irénée se lance dans une exposition centrée sur la Bible, qui montre un Dieu créateur du monde. Il explique que le monde spirituel est articulé autour de 7 cieux, lieux d’habitation des « puissances innombrables, les anges et les archanges qui sont les liturges du Dieu Tout-puissant et auteur de toutes choses. ». Il passe ensuite en revue la création de l’homme, le paradis, Eve, l’innocence originelle, l’arbre de la connaissance, la chute, Caïn et Abel, la naissance des géants issus des unions illégitimes entre humaines et anges déchus, le déluge qui en est la conséquence, comment l’humanité repart avec les 3 fils de Noé : Sem, Cham et Jephet, comment Cham est maudit tandis que Sem et Jephet sont bénis, la tour de Babel, les patriarches Abraham, Isaac et Jacob, la postérité de Jacob qui créé le peuple d’Israël, son exil en Egypte et sa libération où Dieu utilise Moïse et Aaron, le don de la loi avec le sacerdoce lévitique, la conquête de la terre promise par Josué et la lutte contre les géants qui y résident, l’établissement en terre promise, les rois David et Salomon, les prophètes. Irénée trace ensuite un parallèle entre les deux Adam : le premier Adam né d’une terre vierge, et le Christ second Adam né d’une vierge pour apporter à l’humanité la même récapitulation. Il trace également un parallèle entre les deux Eves, les deux vierges, Eve et Marie. L’obéissance de Marie rachète la désobéissance d’Eve. Irénée poursuit sur le lien qui unit mystiquement les deux bois : celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, bois de la désobéissance, et le bois de la Croix, bois de l’obéissance. La Croix du Christ pour Irénée est le moment de l’accomplissement des promesses faites à Abraham : ouvrant l’alliance aux gentils il permet que la descendance du patriarche soit nombreuse comme les étoiles du ciel. Le triomphe du Christ sur la mort est pour Irénée l’accomplissement des promesses faites à David sur l’apparition d’un roi éternel dont le règne n’a pas de fin. Irénée poursuit dans un long développement pour montrer comment le Christ accomplit les prophéties. Le prophète central, quasi unique pour lui est Isaïe. Il évoque Zacharie, Michée, Jérémie, mais Isaïe est déterminant dans sa démonstration. Irénée traite de la Passion, de la Résurrection, de l’Ascension du Christ. Puis il passe très naturellement à la prédication apostolique, le rôle de l’Eglise, le lien entre l’Esprit et l’Eglise. Irénée explique ensuite que l’Eglise est le moment où les païens accèdent au salut. Irénée différencie donc bien église et synagogue, en ne voyant logiquement de fécondité que dans l’Eglise. Reprenant l’image de Paul qui considère la loi juive comme pédagogue, il déclare la loi juive caduque : « La Loi n’exigera plus la dîme de celui qui a consacré tous ses biens à Dieu, et qui a quitté son père, sa mère et tous les siens pour suivre le Verbe de Dieu; elle n’a pas à commander de chômer un jour fixe à celui qui observe chaque jour le sabbat, c’est-à-dire qui vit dans le temple de Dieu, temple qui est le corps de l’homme, s’employant au service du culte de Dieu et pratiquant à toute heure la justice. ». Irénée a donc vraiment vécu l’alliance en Christ tel que Jérémie avait prophétisé cette nouvelle alliance, avec la loi descendue dans le cœur.

Irénée conclut cette lettre de la façon suivante : « Telle est, mon cher ami, la prédication de la vérité, et la règle de notre salut; c’est aussi la voie qui mène à la vie. Les prophètes l’ont annoncée, le Christ l’a établie, les Apôtres l’ont transmise, partout dans le monde, l’Église l’offre à ses enfants. En toute assurance, il faut suivre cette voie, avec une volonté saine, afin d’être agréable à Dieu par des œuvres bonnes et le désir sincère d’une conduite parfaite ». Il catégorise ensuite les hérésies, concernant le plus souvent une mauvaise approche d’une personne de la Trinité : « Dès lors, personne ne doit se figurer que Dieu le Père soit autre que notre Créateur, comme les hérétiques se l’imaginent. Ils méprisent Dieu, qui est l’Etre, et ils se font une idole de ce qui n’est que néant; ils se forgent un père élevé au-dessus de notre Créateur, se figurant avoir trouvé quelqu’un de plus grand que la vérité. Tous ceux-là sont des impies et ils blasphèment contre leur créateur et leur Père, comme nous l’avons montré dans notre Critique et réfutation de ce qu’on nomme faussement gnose. Il en est d’autres qui dédaignent l’avènement du Fils de Dieu et l’économie de son incarnation, transmise par les Apôtres, prédite par les prophètes pour être le salut de l’humanité, ainsi que nous te l’avons démontré en abrégé. Ces hommes aussi doivent être rangés parmi les incrédules. D’autres ne reçoivent pas les dons de l’Esprit saint et repoussent loin d’eux la grâce prophétique, cette grâce qui, entretenue, permet à l’homme de porter des fruits de vie divine; ce sont ceux dont parle Isaïe: « Car ils seront, dit-il, comme le térébinthe au feuillage flétri, et comme un jardin sans eau» (Is 1, 30); et ceux-là ne servent de rien à Dieu, puisqu’ils ne peuvent rapporter aucun fruit.

Par conséquent l’erreur s’est étrangement écartée de la vérité sur les trois articles principaux de notre baptême. En effet, ou bien ils méprisent le Père, ou bien ils ne reçoivent pas le Fils, en parlant contre l’économie de son incarnation, ou ils n’admettent pas l’Esprit Saint, c’est-à-dire qu’ils méprisent la prophétie. Il faut nous défier de tous ces incrédules et fuir leur société, si vraiment nous voulons être agréables à Dieu et atteindre le salut qui vient de lui.
»

Contre les hérésies

Le deuxième ouvrage dont nous traiterons ici est le volumineux « contre les hérésies ». Comme je le disais précédemment, il s’agit en fait d’une somme de 5 livres. Dès la préface du premier livre, Irénée explique qu’il veut réfuter les gnostiques pour empêcher les gens de tomber dans de fausses doctrines dangereuses pour leur salut : « Rejetant la vérité, certains introduisent des discours mensongers et « des généalogies sans fin, plus propres à susciter des questions », comme le dit l’Apôtre, «qu’à bâtir l’édifice de Dieu fondé sur la foi ». Par une vraisemblance frauduleusement agencée, ils séduisent l’esprit des ignorants et les réduisent à leur merci, falsifiant les paroles du Seigneur et se faisant les mauvais interprètes de ce qui a été bien exprimé. Ils causent ainsi la ruine d’un grand nombre, en les détournant, sous prétexte de «gnose», de Celui qui a constitué et ordonné cet univers : comme s’ils pouvaient montrer quelque chose de plus élevé et de plus grand que le Dieu qui a fait le ciel, la terre et tout ce qu’ils renferment ! De façon spécieuse, par l’art des discours, ils attirent d’abord les simples à la manie des recherches ; après quoi, sans plus se soucier de vraisemblance, ils perdent ces malheureux, en inculquant des pensées blasphématoires et impies à l’endroit de leur Créateur à des gens incapables de discerner le faux du vrai. »

Sachant qu’Irénée va s’attaquer aux gnostiques il convient de définir ce que sont les différentes gnoses. En effet si tous les gnostiques sont hérétiques, tous les hérétiques ne sont pas gnostiques. Par exemple, les musulmans, les juifs, les protestants, les catholiques romains ne sont pas gnostiques. Ils sont dans l’erreur mais, pas dans la gnose. La gnose, bien que pouvant se décliner à l’infini repose sur deux postulats fondamentaux : premièrement le monde physique est mauvais, déchu, négatif, porteur de corruption tandis que le monde métaphysique et spirituel est bon, positif, source de sainteté. Le plus souvent le gnostique croit qu’il doit quitter le monde physique pour retourner dans le monde métaphysique dont il est issu et qu’il a perdu. Deuxièmement, le gnostique croit qu’il y a une connaissance cachée, dont la découverte et la compréhension est porteuse de salut. Le problème n’est donc pas de se perfectionner dans la vertu, de pardonner les offenses, d’aimer amis comme ennemis, mais uniquement de connaître et de comprendre les secrets et les mystères de l’univers. Les connaissances et explications du monde vont ensuite varier selon les différents systèmes gnostiques. Un point important de ces systèmes à l’époque d’Irénée : ce sont des religions à mystères, des cultes initiatiques. C’est-à-dire que pour faire partie du club, vous devez être initié par un rituel initiatique, réalisé par des personnes déjà initiées avec l’autorité pour le faire. Les rites sont secrets et réservés aux initiés, et il y a souvent un système de grades et de degré. Une fois que l’on a compris cela, on voit que la franc maçonnerie est une gnose moderne, qui a réactualisé les anciens cultes à mystères. Son originalité, si on peut lui en reconnaître une, est d’avoir placé comme gnose une réflexion sur le Temple de Jérusalem, créant ainsi, d’une certaine façon, des juifs de synthèse. On verra aussi l’impossibilité logique, évidente, de créer une chaîne initiatique par une initiation réalisée par des initiés. Ce principe pose le problème d’une fraude systématique à l’origine de la chaîne. Ou bien, il faut accepter une personne du type Christ pour débuter la chaîne. C’est pourquoi il est de bonne guerre de dire que la franc maçonnerie est une fraude absolue, ou bien qu’elle est dirigée par le diable. Choisissez la possibilité qui vous sied le plus.

Irénée expose directement dans son ouvrage ce que certains mettaient parfois probablement des années à découvrir, au fur et à mesure de leur progression dans leur courant gnostique. Le problème d’Irénée est que ces gnoses mélangent des concepts chrétiens dans leur charabia gnostique, complexe à souhait, afin d’impressionner le naïf. Jugez plus tôt du contenu de la gnose de Ptolémée : « Il existait, disent-ils, dans les hauteurs invisibles et innommables, un Bon parfait, antérieur à tout. Cet Éon, ils l’appellent Pro-Principe, Pro-Père et Abîme. Incompréhensible et invisible, éternel et inengendré, il fut en profond repos et tranquillité durant une infinité de siècles. Avec lui coexistait la Pensée, qu’ils appellent encore Grâce et Silence. Or, un jour, cet Abîme eut la pensée d’émettre, à partir de lui-même, un Principe de toutes choses ; cette émission dont il avait eu la pensée, il la déposa, à la manière d’une semence, au sein de sa compagne Silence. Au reçu de cette semence, celle-ci devint enceinte et enfanta Intellect, semblable et égal à celui qui l’avait émis, seul capable aussi de comprendre la grandeur du Père. Cet Intellect, ils l’appellent encore Monogène, Père et Principe de toutes choses. Avec lui fut émise Vérité. Telle est la primitive et fondamentale Tétrade pythagoricienne, qu’ils nomment aussi Racine de toutes choses. C’est : Abîme et Silence, puis Intellect et Vérité. ». Voilà. Vous avez compris qu’il n’y avait rien à comprendre. C’est fait pour ne pas être compris. Cela peut vous sembler très loin du christianisme. Mais pourtant ces gens là reconnaissaient Jésus comme Sauveur, la Bible comme un livre inspiré et avaient une certaine conception de la trinité. Irénée explique : « Tel est leur Plérôme invisible et pneumatique avec sa division tripartite en Ogdoade, Décade et Dodécade. C’est pour cela, disent-ils, que le Sauveur — car ils refusent de lui donner le nom de Seigneur — a passé trente années sans rien faire en public, révélant par là le mystère de ces Eons. De même encore, disent-ils, la parabole des ouvriers envoyés à la vigne indique très clairement ces trente Eons. Car certains ouvriers sont envoyés vers la première heure, d’autres vers la troisième, d’autres vers la sixième, d’autres vers la neuvième, d’autres enfin vers la onzième. Or, additionnées ensemble, ces différentes heures donnent le total de trente : 1+3 + 6 + 9 + 11 = 30. Ces heures, prétendent-ils, indiquent les Eons. Et voilà ces grands, ces admirables, ces secrets mystères, produit de leur propre « fructification », pour ne rien dire de toutes les autres paroles des Ecritures qu’ils ont pu adapter et accommoder à leur fiction. ».

Irénée explique qu’à la différence de tous les systèmes gnostiques, tous contradictoires entre eux, correspond l’unique foi de l’Eglise, « Car, si les langues diffèrent à travers le monde, le contenu de la Tradition est un et identique. Et ni les Eglises établies en Germanie n’ont d’autre foi ou d’autre Tradition, ni celles qui sont chez les Ibères, ni celles qui sont chez les Celtes, ni celles de l’Orient, de l’Egypte, de la Libye, ni celles qui sont établies au centre du monde; mais, de même que le soleil, cette créature de Dieu, est un et identique dans le monde entier, de même cette lumière qu’est la prédication de la vérité brille partout et illumine tous les hommes qui veulent « parvenir à la connaissance de la vérité » ».



Il compare les croyances des valentiniens et des disciples de Marc le magicien. En faisant la généalogie spirituelle des valentiniens, il pense voir chez Simon le magicien et Ménandre, les deux ancêtres spirituels de ceux-ci. Il retrace les idées chez Saturnin et Basilide, chez Carpocrate, chez Cérinthe, chez les Ebionites et les nicolaïtes, chez Cerdon et Marcion. Il est intéressant de voir que Marcion est classé par Irénée comme gnostique. En effet, Irénée nous explique que Marcion était le disciple de Cerdon, un gnostique. Et puis Marcion enseignait qu’ « il n’y aura de salut que pour les âmes seulement, pour celles du moins qui auront appris son enseignement ; quant au corps, du fait qu’il a été tiré de la terre, il ne peut avoir part au salut. A son blasphème contre Dieu, il ajoute encore, en vrai porte-parole du diable et en contradicteur achevé de la vérité, l’assertion que voici : Caïn et ses pareils, les gens de Sodome, les Égyptiens et ceux qui leur ressemblent, les peuples païens qui se sont vautrés dans toute espèce de mal, tous ceux-là ont été sauvés par le Seigneur lors de sa descente aux enfers, car ils sont accourus vers lui et il les a pris dans son royaume ; au contraire, Abel, Hénoch, Noé et les autres «justes», Abraham et les patriarches issus de lui, ainsi que tous les prophètes et tous ceux qui ont plu à Dieu, tous ceux-là n’ont point eu part au salut : voilà ce qu’a proclamé le Serpent qui résidait en Marcion ! ». Au vu de ces exégèses marcionistes, il est possible d’envisager sérieusement, pour Marcion, le prix du plus mauvais exégète de toute l’histoire du monde.

Irénée liste ensuite toutes les combinaisons improbables de mélange qui ont eu lieu après ces premières générations gnostiques. Les encratites ont mélangés les erreurs de Saturnin et de Marcion. Les Simoniens ont engendrés les Barbéliotes. Les valentiniens ont donné naissance aux ophites. Irénée montre comment ces sectes gnostiques produisent en plus leurs propres écrits, tels l’évangile de Judas. Voilà pour le premier livre.

Le livre 2 va s’atteler à réfuter les théories gnostiques exposées dans le premier livre. Toute la réfutation de ce second livre d’Irénée est théologique et logique. Chaque affirmation gnostique est confrontée à une affirmation de la théologie orthodoxe montrant une autre réalité, ou à un raisonnement qui montre la bizarrerie dogmatique. Les grandes thèses gnostiques de la création du monde par des anges ou par un démiurge sont confrontées au récit biblique. Le démiurge pour ceux qui ne connaissent pas ce concept antique est le créateur du monde physique. Comme le monde physique est mauvais, bien évidemment le démiurge est mauvais. Il est cruel, sadique. Souvent c’est le dieu de l’AT. Par contre le Dieu du NT qui est bon est un autre Dieu. Le but de la gnose est la libération de la matière. Le but du christianisme est la transfiguration de la matière. Rien à voir. Le Dieu de la Bible est souvent présenté comme un dieu relativement bas dans la hiérarchie divine, un dieu rebelle, qui a une source. Irénée passe beaucoup de temps à rappeler que Dieu le Père n’a pas de source.

Dans cette réfutation, Irénée ne craint pas de nommer négativement les philosophes grecs pourtant tenus en grande estime dans l’antiquité. Ainsi parlant des valentiniens, il écrit « Par ailleurs, lorsqu’ils disent que les choses de notre monde sont les images des réalités d’en haut, ils exposent manifestement l’opinion de Démocrite et de Platon. Démocrite le premier a dit que des simulacres multiples et divers, issus du « tout », étaient descendus en ce monde. Platon à son tour pose la matière, l’exemplaire et Dieu. Les Valentiniens, s’étant mis à leur suite, ont fait de ces simulacres et de cet exemplaire les images des réalités d’en haut; grâce à un simple changement de mot, ils peuvent se vanter d’être les inventeurs et les créateurs de ce qui n’est qu’une fiction de leur imagination. Ils disent aussi que le Démiurge a tiré le monde d’une matière préexistante : mais Anaxagore, Empédocle et Platon l’avaient dit avant eux, inspirés, eux aussi, on peut le croire, par la Mère des Valentiniens. ». Ce concept exposé ici de matière prééxistante est fondamental dans les systèmes gnostiques. Pour eux, le monde est éternel. Le démiurge l’a tiré du chaos et l’a ordonné. Ceci est une constante, quasi systématique chez les gnostiques. On voit à quel point la création ex nihilo est bien différente chez les chrétiens.

Irénée apporte un soin particulier à réfuter les exégèses qui sont basées sur des nombres. Il donne un exemple des rapprochements hasardeux et alambiqués réalisés par les gnostiques : « Ils tentent, en effet, de prouver la passion prétendument survenue dans le douzième Éon en tablant sur le fait que la Passion du Sauveur a été causée par le douzième apôtre et a eu lieu au douzième mois : car ils veulent que le Sauveur ait prêché pendant une seule année après son baptême. Mais c’est aussi dans la femme qui souffrait d’un flux de sang, disent-ils, que la chose apparaît avec évidence, car elle souffrit durant douze années et c’est en touchant la frange du vêtement du Sauveur qu’elle recouvra la santé, grâce à la Puissance qui sortit du Sauveur et qui, disent-ils, préexistait à celui-ci… »

Irénée explique, non sans mordant et sans ironie, que ce genre de recherche ne s’arrête jamais et que l’on pourrait choisir de donner une signification au nombre de cheveux présents sur la tête de quelqu’un, chaque cheveux étant connu de Dieu. Cela ne voudrait pas pour autant dire que l’on puisse y apprendre quoi que ce soit sur le plan de salut de Dieu pour l’homme. Les croyances gnostiques ont bien évidemment une dimension magique, théurgique et Irénée met en garde contre ce genres de pratiques. Les gnoses font le plus souvent la promotion de concepts liés à la réincarnation, la transmigration des âmes, et autres concepts que l’on retrouve aujourd’hui dans la kabbale juive.



Le livre 3 continue la réfutation mais depuis les Ecritures. Ce n’est plus la logique ou la théologie qui servent à réfuter. C’est l’Ecriture Sainte. Irénée fait donc une introduction pour rappeler l’autorité de l’Ecriture. Vous connaissez probablement toute cette théologie d’académie, cette théologie moderniste, toute cette théologie passionnante comme une pluie d’automne qui imagine que Marc a écrit en premier son évangile, que Matthieu a copié sur Marc, que Luc a copié sur Matthieu et une autre source aujourd’hui perdue appelé Q. Toutes ces affirmations se parent de toutes les apparences de la science, sur les découvertes archéologiques, sur la philologie bla bla bla. Si vous êtes habitués de cette chaîne, vous savez ce qu’il faut en penser. Ecoutez Irénée répondre prophétiquement à tous ces idiots de la méthode historico critique : « Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Evangile, à l’époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Eglise. Après la mort de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Évangile que prêchait celui-ci. Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine, publia lui aussi l’Évangile, tandis qu’il séjournait à Éphèse, en Asie. Et tous ceux-là nous ont transmis l’enseignement suivant : un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, qui fut prêché par la Loi et les prophètes, et un seul Christ, Fils de Dieu. Si donc quelqu’un leur refuse son assentiment, il méprise ceux qui ont eu part au Seigneur, méprise aussi le Seigneur lui-même, méprise enfin le Père ; il se condamne lui-même, parce qu’il résiste et s’oppose à son salut, — ce que font précisément tous les hérétiques. ». Nos Bibles ont choisi l’ordre Matthieu, Marc, Luc et Jean parce que c’était l’ordre chronologique de la rédaction. Vous me direz, l’enjeu n’est pas si important. Au contraire. Qui a une autorité ici ? Un prof d’université, vaguement chrétien, faussement expert, diplômé par d’autres personnes pensant les mêmes sottises que lui ou bien un évêque qui a donné sa vie en martyr pour sa foi et qui a reçu l’enseignement de ces choses de la bouche d’un disciple de Saint Jean ?

Irénée nous donne ensuite un moyen infaillible de détecter un hérétique : « Les hérétiques n’admettent ni les Écritures ni la Tradition ». Irénée montre que parfois ils admettent un seul au détriment de l’autre. Aujourd’hui par exemple, les protestants admettent l’autorité de l’Ecriture mais refusent celle de la Tradition. Ils en ont même faits un dogme « Sola Scriptura ». Tout ce qui provient de la Tradition sacrée de l’Eglise est nié. Sur la Tradition de l’Eglise, Irénée martèle qu’elle est apostolique. On connait les disciples des apôtres. Si on doit résumer à outrance ce que dit Irénée ce serait : « les apôtres disent tous la même chose, et nous savons tout ce qui a été dit ». Le problème ici pour Irénée est de disqualifier les élucubrations des gnostiques. Il le dit en ces termes : « Ainsi donc, la Tradition des apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer les évêques qui furent établis par les apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu’à nous. Or ils n’ont rien enseigné ni connu qui ressemble aux imaginations délirantes de ces gens-là. ». Il va donner cette énumération pour les évêques de Rome, de Pierre jusqu’au Pape Eleuthère qui règne au moment où il écrit ces lignes et qui le fera évêque : « Mais comme il serait trop long, dans un ouvrage tel que celui-ci, d’énumérer les successions de toutes les Églises, nous prendrons seulement l’une d’entre elles, l’Église très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome; en montrant que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, nous confondrons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par infatuation, ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes : car avec cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout, — elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservée la Tradition qui vient des apôtres. Donc, après avoir fondé et édifié l’Eglise, les bienheureux apôtres remirent à Lin la charge de l’épiscopat ; c’est de ce Lin que Paul fait mention dans les épîtres à Timothée. Anaclet lui succède. Après lui, en troisième lieu à partir des apôtres, l’épiscopat échoit à Clément. Il avait vu les apôtres eux-mêmes et avait été en relations avec eux : leur prédication résonnait encore à ses oreilles et leur Tradition était encore devant ses yeux. Il n’était d’ailleurs pas le seul, car il restait encore à cette époque beaucoup de gens qui avaient été instruits par les apôtres. Sous ce Clément, donc, un grave dissentiment se produisit chez les frères de Corinthe ; l’Eglise de Rome adressa alors aux Corinthiens une très importante lettre pour les réconcilier dans la paix, renouveler leur foi et leur annoncer la Tradition qu’elle avait naguère reçue des apôtres, à savoir : un seul Dieu tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, qui a modelé l’homme, fait venir le déluge, appelé Abraham, fait sortir son peuple de la terre d’Egypte, conversé avec Moïse, donné la Loi, envoyé les prophètes, préparé un feu pour le diable et ses anges. Que ce Dieu-là même soit annoncé par les Eglises comme étant le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, tous ceux qui le veulent peuvent l’apprendre par cet écrit, tout comme ils peuvent connaître par lui la Tradition apostolique de l’Église, puisque cette lettre est plus ancienne que les actuels fauteurs d’erreur qui imaginent faussement un autre Dieu au-dessus du Créateur et de l’Auteur de tout ce qui existe. A ce Clément succède Évariste ; à Évariste, Alexandre ; puis, le sixième à partir des apôtres, Xyste est établi; après lui, Télesphore, qui rendit glorieusement témoignage ; ensuite Hygin ; ensuite Pie ; après lui, Anicet ; Soter ayant succédé à Anicet, c’est maintenant Eleuthère qui, en douzième lieu à partir des apôtres, détient la fonction de l’épiscopat. Voilà par quelle suite et quelle succession la Tradition se trouvant dans l’Eglise à partir des apôtres et la prédication de la vérité sont parvenues jusqu’à nous. »

L’évocation qu’il donne de son maître Polycarpe est magnifique et très instructive : « Non seulement il fut disciple des apôtres et vécut avec beaucoup de gens qui avaient vu le Seigneur, mais c’est encore par des apôtres qu’il fut établi, pour l’Asie, comme évêque dans l’Église de Smyrne. Nous-même l’avons vu dans notre prime jeunesse — car il vécut longtemps et c’est dans une vieillesse avancée que, après avoir rendu un glorieux et très éclatant témoignage, il sortit de cette vie —. Or il enseigna toujours la doctrine qu’il avait apprise des apôtres, doctrine qui est aussi celle que l’Église transmet et qui est la seule vraie. C’est ce dont témoignent toutes les Églises d’Asie et ceux qui jusqu’à ce jour ont succédé à Polycarpe, qui était un témoin de la vérité autrement digne de foi et sûr que Valentin, Marcion et tous les autres tenants d’opinions fausses. Venu à Rome sous Anicet, il détourna des hérétiques susdits un grand nombre de personnes et les ramena à l’Église de Dieu, en proclamant qu’il n’avait reçu des apôtres qu’une seule et unique vérité, celle-là même qui était transmise par l’Église. Certains l’ont entendu raconter que Jean, le disciple du Seigneur, étant allé aux bains à Éphèse, aperçut Cérinthe à l’intérieur ; il bondit alors hors des thermes sans s’être baigné, en s’écriant : « Sauvons-nous, de peur que les thermes ne s’écroulent, car à l’intérieur se trouve Cérinthe, l’ennemi de la vérité ! » Et Polycarpe lui-même, à Marcion qui l’abordait un jour et lui disait : «Reconnais-nous», «Je te reconnais, répondit-il, pour le premier-né de Satan.» Si grande était la circonspection des apôtres et de leurs disciples, qu’ils allaient jusqu’à refuser de communier, même en paroles, avec l’un de ces hommes qui falsifiaient la vérité. »

On notera l’attitude de Polycarpe avec les hérétiques, qui est aujourd’hui qualifiée d’extrémiste par les apôtres de la grande religion œcuménique mondiale qui pave la voie pour le règne de l’Antéchrist. Jamais les Pères, et ceci est un exemple parmi tant d’autres, n’ont communié avec des hérétiques.

Irénée rappelle ensuite le caractère nouveau des hérésies : pas de valentiniens avant Valentin, pas de marcionistes avant Marcion. Le christianisme est un message au final radicalement nouveau pour tous ces païens habitués aux visions gnostiques héritées de la philosophie grecque et des cultes à mystères, tels que ceux de Pythagore. Irénée va ensuite faire tout un long développement biblique virtuose, beaucoup plus étoffé que dans la prédication apostolique. Il va dans le détail des spécificités des évangiles. Il regarde ce que dit Matthieu, ce que dit Luc, ce que dit Marc, ce que dit Jean. Il explique pourquoi il ne pouvait y avoir que 4 évangiles « En effet, puisqu’il existe quatre régions du monde dans lequel nous sommes et quatre vents principaux, et puisque, d’autre part, l’Eglise est répandue sur toute la terre et qu’elle a pour colonne et pour soutien l’Evangile et l’Esprit de vie, il est naturel qu’elle ait quatre colonnes qui soufflent de toutes parts l’incorruptibilité et rendent la vie aux hommes. D’où il appert que le Verbe, Artisan de l’univers, qui siège sur les Chérubins et maintient toutes choses, lorsqu’il s’est manifesté aux hommes, nous a donné un Evangile à quadruple forme, encore que maintenu par un unique Esprit. ». Suit tout un long développement sur l’évangile tétramorphe qui s’accorde à la vision des chérubins chez Ezekiel : une tête de lion, une de taureau, une d’homme et une d’aigle. Il passe ensuite en revue les témoignages des apôtres, soit dans le NT soit par la Tradition pour voir la cohérence de l’ensemble, et comment ceci est tout sauf gnostique.

Il s’attaque ensuite à des points de doctrine gnostique particuliers : la négation de l’Incarnation et la descente de l’Esprit-Saint sur le Fils de Dieu fait homme. Il a tout un développement christologique très complet dans une optique de salut. Il explique que le Christ vrai-homme et vrai-Dieu, ceci est la condition siné qua none du salut. Si les deux, pleine humanité et pleine divinité ne sont pas présents, nous ne sommes pas sauvés : « Il a donc mélangé et uni, comme nous l’avons déjà dit, l’homme à Dieu. Car si ce n’était pas un homme qui avait vaincu l’adversaire de l’homme, l’ennemi n’aurait pas été vaincu en toute justice. D’autre part, si ce n’était pas Dieu qui nous avait octroyé le salut, nous ne l’aurions pas reçu d’une façon stable. Et si l’homme n’avait pas été uni à Dieu, il n’aurait pu recevoir en participation l’incorruptibilité. Car il fallait que le « Médiateur de Dieu et des hommes », par sa parenté avec chacune des deux parties, les ramenât l’une et l’autre à l’amitié et à la concorde, en sorte que tout à la fois Dieu accueillît l’homme et que l’homme s’offrît à Dieu. Comment aurions-nous pu en effet avoir part à la filiation adoptive à l’égard de Dieu, si nous n’avions pas reçu, par le Fils, la communion avec Dieu ? Et comment aurions-nous reçu cette communion avec Dieu, si son Verbe n’était pas entré en communion avec nous en se faisant chair? C’est d’ailleurs pourquoi il est passé par tous les âges de la vie, rendant par là à tous les hommes la communion avec Dieu. ». L’Eglise n’est pas encore à l’époque des grandes controverses christologiques où le terme « mélangé » n’apporte pas la précision chirurgicale requise dans les siècles suivants. Le problème n’est pas encore sur l’articulation entre la nature humaine et la nature divine. Irénée se confronte avec des gnostiques qui nient le plus souvent l’humanité du Christ.

Irénée qui a le sens de la formule, écrit : « Car telle est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme, et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : c’est pour que l’homme, en se mélangeant au Verbe et en recevant ainsi la filiation adoptive, devienne fils de Dieu. Nous ne pouvions en effet avoir part à l’incorruptibilité et à l’immortalité que si nous étions unis à l’incorruptibilité et à l’immortalité. Mais comment aurions-nous pu être unis à l’incorruptibilité et à l’immortalité, si l’Incorruptibilité et l’Immortalité ne s’étaient préalablement faites cela même que nous sommes, afin que ce qui était corruptible fût absorbé par l’incorruptibilité, et ce qui était mortel, par l’immortalité, « afin que nous recevions la filiation adoptive » ? ». Cette sentence fut plus tard résumé dans le foudroyant « Dieu s’est fait homme pour que l’homme se fasse Dieu ».

Irénée poursuit son implacable réfutation. Le Seigneur nous a donné des signes : signe de Jonas, signe de l’Emmanuel afin d’être reconnu des hommes comme sauveur. Il s’est fait sauveur d’un homme qui ne pouvait se sauver par lui-même. Irénée ne polémique pas uniquement avec les gnostiques. Il profite aussi de son étude des signes pour polémiquer avec les juifs, car ceux-ci influencent des sectes, comme celle des ébionites. Il témoigne de comment les apôtres enseignaient et ont toujours enseigné la version consignée dans le grec des LXX : il y est indiquée une vierge, et non une jeune femme comme dans la version promue par les prosélytes juifs. La naissance virginale est fondamentale pour Irénée. Il insiste dessus pendant des pages. Cette naissance virginale permet au Christ d’être un second Adam et de pouvoir sauver le genre humain dans son entier.



Toute la lecture d’Irénée est sotériologique, c’est-à-dire qu’elle a trait au salut de l’homme. Même au sein de la colère divine, Irénée voit de l’amour, de la patience et du pardon qui n’attend que pour pouvoir se déployer. Ainsi lorsque Dieu maudit la terre lorsque Adam a péché, il explique, reprenant les enseignements d’un ancien : « Dieu a transféré à la terre sa malédiction, pour que celle-ci ne demeure pas sur l’homme. ». Irénée préserve ainsi la justice divine, et contemple la miséricorde divine. Mais Irénée prévient, avertit, met en garde : le salut offert ne se trouve que dans l’Eglise. Ceux qui s’excluent de l’Eglise, au premier rang desquels on trouve naturellement ces hérétiques gnostiques, ceux qui s’excluent de l’Eglise donc, se sont exclus de l’Esprit de vérité. Ils n’ont pas de part à ce salut offert en Christ. En se faisant l’ardent défenseur de l’Eglise, Irénée écrit cette phrase qui est restée célèbre dans l’histoire de la théologie : « C’est à l’Eglise elle-même, en effet, qu’a été confié le « Don de Dieu », comme l’avait été le souffle à l’ouvrage modelé, afin que tous les membres puissent y avoir part et être par là vivifiés ; c’est en elle qu’a été déposée la communion avec le Christ, c’est-à-dire l’Esprit Saint, arrhes de l’incorruptibilité, confirmation de notre foi et échelle de notre ascension vers Dieu : car «dans l’Eglise, est-il dit, Dieu a placé des apôtres, des prophètes, des docteurs » et tout le reste de l’opération de l’Esprit. De cet Esprit s’excluent donc tous ceux qui, refusant d’accourir à l’Eglise, se privent eux-mêmes de la vie par leurs doctrines fausses et leurs actions dépravées. Car là où est l’Eglise, là est aussi l’Esprit de Dieu ; et là où est l’Esprit de Dieu, là est l’Eglise et toute grâce. Et l’Esprit est Vérité. C’est pourquoi ceux qui s’excluent de lui ne se nourrissent pas non plus aux mamelles de leur Mère en vue de la vie et n’ont point part à la source limpide qui coule du corps du Christ »

Le livre 4 poursuit le livre 3 sur les mêmes démonstrations bibliques. Il n’a pas de différence particulière, et c’est probablement un choix de découpage et d’envoi qui a justifié l’existence d’un quatrième livre. La construction de ce livre est intéressante car on voit comment Irénée imagine lui-même les objections qu’on va faire à ses développements, comment il les note pour mieux y répondre. Il insiste beaucoup dans ce livre sur l’unité des deux testaments, sur le fait que le Dieu des deux testaments est le même. Cela semble être un livre très orienté contre les arguments marcionistes. Il donne également des arguments pour montrer la validité de toutes les actions de Jésus quant à la loi de Moïse. Irénée dans ce quatrième livre est important à lire pour tous ceux qui pensent que Jésus a transgressé la Loi. Il a tout un long développement pour montrer la grandeur de la Loi, son caractère temporaire, et son accomplissement dans l’Evangile. L’eucharistie, dans cette vision est le sommet de l’accomplissement puisqu’elle accomplit les sacrifices de l’ancienne loi maintenant abolie. Dans ce passage, on voit que la liturgie avait toute sa théologie dès le départ, et que ce que nous vivons chaque dimanche à la divine liturgie est l’exacte continuité de ce que vivait Irénée dans ses liturgies. Ceci nous confirme également l’étendue de l’erreur protestante sur ces questions d’eucharistie : « Au surplus, comment auront-ils la certitude que le pain eucharistie est le corps de leur Seigneur, et la coupe, son sang, s’ils ne disent pas qu’il est le Fils de l’Auteur du monde, c’est-à-dire son Verbe, par qui le bois «fructifie», les sources coulent, « la terre donne d’abord une herbe, puis un épi, puis du blé plein l’épi» ? Comment encore peuvent-ils dire que la chair s’en va à la corruption et n’a point part à la vie, alors qu’elle est nourrie du corps du Seigneur et de son sang ? Qu’ils changent donc leur façon de penser, ou qu’ils s’abstiennent d’offrir ce que nous venons de dire ! Pour nous, notre façon de penser s’accorde avec l’eucharistie, et l’eucharistie en retour confirme notre façon de penser. Car nous lui offrons ce qui est sien, proclamant d’une façon harmonieuse la communion et l’union de la chair et de l’Esprit : car de même que le pain qui vient de la terre, après avoir reçu l’invocation de Dieu, n’est plus du pain ordinaire, mais eucharistie, constituée de deux choses, l’une terrestre et l’autre céleste, de même nos corps qui participent à l’eucharistie ne sont plus corruptibles, puisqu’ils ont l’espérance de la résurrection. »

Lorsqu’il dit « Pour nous, notre façon de penser s’accorde avec l’eucharistie, et l’eucharistie en retour confirme notre façon de penser. » il faut comprendre « Pour nous, notre doctrine s’accorde avec l’eucharistie, et l’eucharistie en retour confirme notre doctrine. ». La théologie comporte l’eucharistie, sinon ce n’est pas orthodoxe. Irénée aborde ensuite les notions de prophétisme, d’eschatologie, et de vision de Dieu. Qu’ont vu les prophètes ? Qu’ont vu les apôtres ? Comment toute l’histoire du Salut préfigure l’Eglise. Irénée donne beaucoup d’interprétations des Ecritures. Il en arrive naturellement à la question : comment lire la Bible ? Sa réponse est un modèle d’orthodoxie : « C’est pourquoi il faut écouter les presbytres qui sont dans l’Eglise : ils sont les successeurs des apôtres, ainsi que nous l’avons montré, et, avec la succession dans l’épiscopat, ils ont reçu le sûr charisme de la vérité selon le bon plaisir du Père. Quant à tous les autres, qui se séparent de la succession originelle, quelle que soit la façon dont ils tiennent leurs conventicules, il faut les regarder comme suspects : ce sont des hérétiques à l’esprit faussé, ou des schismatiques pleins d’orgueil et de suffisance, ou encore des hypocrites n’agissant que pour le lucre et la vaine gloire. ». Poursuivant plus loin sur les presbytres, il conclut « C’est en effet là où furent déposés les charismes de Dieu qu’il faut s’instruire de la vérité, c’est-à-dire auprès de ceux en qui se trouvent réunies la succession dans l’Eglise depuis les apôtres, l’intégrité inattaquable de la conduite et la pureté incorruptible de la parole. Ces hommes-là gardent notre foi au seul Dieu qui a créé toutes choses ; ils font croître notre amour envers le Fils de Dieu qui a accompli pour nous de si grandes « économies » ; enfin ils nous expliquent les Ecritures en toute sûreté, sans blasphémer Dieu ni outrager les patriarches ni mépriser les prophètes. ». Il poursuit en donnant plusieurs exégèses fouillées venant de presbytres les tenant eux-mêmes des apôtres.

Irénée conclut le quatrième livre en énumérant les erreurs d’interprétation des prophéties vétéro testamentaires chez les valentiniens ou chez les marcionistes et en abordant les grandes questions de l’homme et de la liberté humaine.

Et enfin dans le livre 5, Irénée poursuit dans la ligné des deux livres précédents. Il rappelle la réalité de l’Incarnation, réalité qui permet d’invalider les docètes, ceux qui pensaient que le Christ avait une apparence d’homme mais non pas une réalité d’homme. L’incarnation permet aussi de réduire à néant les croyances ébionites, marcionistes, et tous ceux qui nient la résurrection de la chair. Irénée passe ensuite à une analyse théologique sur la chair, sur ce que Dieu peut avec la chair, et ce que sont les dieux des gnostiques qui ne peuvent pas faire ceci avec la chair. C’est une analyse très puissante d’Irénée contre la gnose à ce passage là du livre. Car en effet, si les dieux poussés par les gnostiques ne peuvent rien faire de la chair sinon la considérer maudite, corrompue ou destinée à la mort, ils sont en fait impuissants. Il montre en contraste la puissance vivifiante du Dieu des chrétiens. La chair paulinienne « temple de Dieu » est tout de même autre chose que la chair prison de l’âme de Platon. La chair du Christ est ressuscitée, ce qui garantit notre résurrection. Ce qui nous attend est incorruptible et glorieux. Irénée passe ensuite en revue les passages des écritures qui pourraient avoir une connotation gnostique pour leur rendre un sens chrétien. Il montre enfin dans toutes les actions du Christ ce qui a permis la victoire de la chair.

C’est dans ce livre qu’il réalise sa plus belle lecture typologique : « Si donc le Seigneur est venu d’une manière manifeste dans son propre domaine ; s’il a été porté par sa propre création, qu’il porte lui-même ; s’il a récapitulé, par son obéissance sur le bois, la désobéissance qui avait été perpétrée par le bois ; si cette séduction dont avait été misérablement victime Eve, vierge en pouvoir de mari, a été dissipée par la bonne nouvelle de vérité magnifiquement annoncée par l’ange à Marie, elle aussi vierge en pouvoir de mari — car, de même que celle-là avait été séduite par le discours d’un ange, de manière à se soustraire à Dieu en transgressant sa parole, de même celle-ci fut instruite de la bonne nouvelle par le discours d’un ange, de manière à porter Dieu en obéissant à sa parole; et, de même que celle-là avait été séduite de manière à désobéir à Dieu, de même celle-ci se laissa persuader d’obéir à Dieu, afin que, de la vierge Eve, la Vierge Marie devînt l’avocate; et, de même que le genre humain avait été assujetti à la mort par une vierge, il en fut libéré par une Vierge, la désobéissance d’une vierge ayant été contrebalancée par l’obéissance d’une Vierge — ; si donc, encore une fois, le péché du premier homme a reçu guérison par la rectitude de conduite du Premier-né, si la prudence du serpent a été vaincue par la simplicité de la colombe et si par là ont été brisés ces liens qui nous assujettissaient à la mort : ils sont stupides, tous les hérétiques, et ignorants de l’«économie» de Dieu, et bien peu au fait de son œuvre relative à l’homme — aveugles qu’ils sont à l’égard de la vérité —, lorsqu’ils contredisent eux-mêmes leur propre salut, ». Par cette lecture Irénée montre comment le Christ vient solutionner la faute d’Adam, et comment Marie vient solutionner la faute d’Eve. Ainsi, tout est réparé.

Il aborde aussi les notions d’eschatologie et de fin des temps. Il donne plusieurs clés de lecture des Ecritures, concernant l’Antéchrist, l’établissement de son pouvoir terrible avant le triomphal et victorieux retour du Christ en gloire. Irénée retrace toutes les typologies bibliques qui permettent de figurer les temps derniers après la victoire du Christ. Ce sera la résurrection finale et le jugement dernier. Irénée conclut ainsi son ouvrage, de façon assez lyrique : « Ainsi donc, de façon précise, Jean a vu par avance la première résurrection, qui est celle des justes, et l’héritage de la terre qui doit se réaliser dans le royaume ; de leur côté, en plein accord avec Jean, les prophètes avaient déjà prophétisé sur cette résurrection. C’est exactement cela que le Seigneur a enseigné lui aussi, quand il a promis de boire le mélange nouveau de la coupe avec ses disciples dans le royaume, et encore lorsqu’il a dit : « Des jours viennent où les morts qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de l’homme, et ils ressusciteront, ceux qui auront fait le bien pour une résurrection de vie, et ceux qui auront fait le mal pour une résurrection de jugement» : il dit par là que ceux qui auront fait le bien ressusciteront les premiers pour aller vers le repos, et qu’ensuite ressusciteront ceux qui doivent être jugés. C’est ce qu’on trouve déjà dans le livre de la Genèse, d’après lequel la consommation de ce siècle aura lieu le sixième jour, c’est-à-dire la six millième année; puis ce sera le septième jour, jour du repos, au sujet duquel David dit : « C’est là mon repos, les justes y entreront » : ce septième jour est le septième millénaire, celui du royaume des justes, dans lequel ils s’exerceront à l’incorruptibilité, après qu’aura été renouvelée la création pour ceux qui auront été gardés dans ce but. C’est ce que confesse l’apôtre Paul, lorsqu’il dit que la création sera libérée de l’esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu.

Et en tout cela et à travers tout cela apparaît un seul et même Dieu Père : c’est lui qui a modelé l’homme et promis aux pères l’héritage de la terre ; c’est lui qui le donnera lors de la résurrection des justes et réalisera ses promesses dans le royaume de son Fils ; c’est lui enfin qui accordera, selon sa paternité, ces biens que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus et qui ne sont pas montés au cœur de l’homme. Il n’y a en effet qu’un seul Fils, qui a accompli la volonté du Père, et qu’un seul genre humain, en lequel s’accomplissent les mystères de Dieu. Ces mystères, «les anges aspirent à les contempler», mais ils ne peuvent scruter la Sagesse de Dieu, par l’action de laquelle l’ouvrage par lui modelé est rendu conforme et concorporel au Fils : car Dieu a voulu que sa Progéniture, le Verbe premier-né, descende vers la créature, c’est-à-dire vers l’ouvrage modelé, et soit saisie par elle, et que la créature à son tour saisisse le Verbe et monte vers lui, dépassant ainsi les anges et devenant à l’image et à la ressemblance de Dieu.
»

Voilà pour le survol des écrits de Saint Irénée de Lyon. Nous espérons que vous en savez davantage sur ce grand saint, sa vie et sa théologie. Irénée est très biblique et un fin connaisseur de l’Ecriture. Il est donc très intéressant à lire. Il est également très utile pour nous guérir d’une vision fausse que beaucoup ont peut-être : l’idée du progrès en théologie. La théologie ne progresse pas. L’Eglise n’a pas découvert la Divinité de Jésus, la Trinité, la Christologie, la validité des icônes ou autres notions qui ont amené de grave crises dans l’Eglise. Dès le collège apostolique tout était déjà là, dans la plénitude. Ce n’est qu’à la faveur de crises, que l’Eglise a du appuyer, préciser et développer certaines notions qui étaient attaquées par l’ennemi. Dès le départ Jésus a été vu comme vrai homme et vrai Dieu. Dès le départ l’Eglise a confessé un Dieu trinitaire. Dès le départ l’incarnation a rendu possible la représentation picturale. Dès le départ, tout était là. Irénée nous montre Jésus vrai homme et vrai Dieu. Irénée confesse un Dieu trinitaire. Et il nous déclare le tenir des apôtres. Le message d’Irénée ne concerne pas que le deuxième siècle. Il nous permet d’affirmer que notre foi est apostolique. Il nous permet de nous souvenir que l’hérésie doit être combattu sans relâche. Il nous montre que l’on ne peut être chrétien et gnostique à la foi. Si ce message est actualisé, cela veut dire que l’on ne peut pas être franc-maçon et chrétien à la fois. C’est une questions de cohérence intellectuelle et spirituelle. Il nous montre que les apôtres, loin de prier avec les hérétiques ne restaient même pas dans le même bâtiment qu’eux. Ainsi, à nouveau, nous lançons cet appel à tous ceux qui sont enlisés dans une fausse orthodoxie : celle du dialogue œcuménique, celle de la prière de l’unité des chrétiens, Irénée ne vous reconnait pas. Irénée ne vous adoube pas. Irénée décrit une église dans laquelle vous n’êtes pas. Si vous cherchez l’Eglise qu’Irénée a transmis à ses disciples, celle qui garde intact le dépôt de la foi, vous n’avez qu’un endroit où la trouver : chez les VCOs, l’Eglise des catacombes.