Schmemann : l'Eucharistie sacrement du Royaume (chap 3, comm 4) : l'expérience liturgique comme connaissance de Dieu
Le sacrement de l’entrée
Maître et Seigneur notre Dieu, qui as établi au ciel les ordres et les armées des anges et des archanges pour servir Ta gloire, fais qu’avec notre entrée ait lieu celle des saints anges, concélébrant et glorifiant avec nous Ta bonté (Prière de l’entrée).
L’on sait que dans la pratique moderne (à laquelle nous reviendrons), presque toutes les prières sont devenues des « secrètes », c’est-à-dire récitées à voix basse et que l’assemblée n’entend plus que la conclusion, généralement sous la forme d’une proposition circonstancielle : « … car tu es … » (ecphonèse). Cette pratique est relativement récente. Jadis, toutes les prières étaient récitées à haute voix, puisqu’elles sont en réalité celle de l’assemblée ou, pour mieux dire, celles de l’Eglise. Or une fois généralisée, la pratique actuelle a entraîné une multiplication de « petites litanies », composée de la première et des deux dernières invocations de la grande. Le diacre les entonne maintenant pendant que le prêtre lit les prières « secrètement ». En l’absence d’un diacre, l’officiant doit prononcer les litanies aussi bien que lire les prières. Le résultat en a été que celles-ci sont lues pendant le chant des antiphones. Outre que cette pratique a conduit à une répétition monotone de la « petite litanie », elle a porté atteinte à l’unité de « l’assemblée en Eglise » ; elle l’a séparée des « prières communes et unanimes » qui, précisément, l’expriment.
Dans « la prière du premier antiphone », nous confessons la foi de l’Eglise : la puissance de Dieu est indicible, sa gloire est immense, sa bonté inconcevable, son amour de l’homme ineffable. Ces adjectifs (précédés en grec d’un alpha privatum) expriment l’expérience chrétienne de la transcendance absolue de Dieu : il est incommensurable par rapport à nos mots, nos notions, nos définitions. Telle est la base apophatique de la foi et de la connaissance de Dieu chrétiennes. Les saints ont toujours fortement éprouvé ce sentiment de l’indicibilité de Dieu.
Cependant, Dieu a lui-même voulu se révéler. Tout en confessant son inaccessibilité, l’Eglise le prie de « jeter les yeux sur ce temple et sur cette assemblée ». Or Dieu ne s’est pas seulement révélé aux hommes, il s’est uni à eux, il les a faits siens. La prière du deuxième antiphone confesse cette appartenance de l’Eglise à Dieu : « Sauve ton peuple, bénis ton héritage, garde la plénitude de ton Eglise, sanctifie ceux qui aiment la beauté de ta maison ». Son pouvoir, son règne, sa puissance et sa gloire, se manifestent en effet dans l’Eglise.
Enfin, la prière du troisième antiphone témoigne de ce qu’à cette humanité nouvelle, unie à Dieu, la connaissance de la Vérité est donnée en ce siècle et que la Vérité confère la vie éternelle : « Toi qui nous accordes dans le siècle présent la connaissance de ta Vérité et qui donnes la vie éternelle dans le siècle futur… »
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Commentaire/Analyse
Commentaire/Analyse : Le Père Schmemann aborde ici deux notions intéressantes et pas forcément très liées. La première notion est l’habitude, récente selon lui, de voir le prêtre réaliser les prières de l’antiphone à voix basse en presque totalité, et de dire seulement l’ecphonèse à voix haute. Voyons de quoi il s’agit exactement. Prenons la seconde antiphone. En voici le texte : « Seigneur notre Dieu, sauve ton peuple et bénis ton héritage. Garde en paix la plénitude de ton Eglise. Sanctifie ceux qui aiment la beauté de ta maison ; glorifie-les en retour par ta puissance divine, et ne nous abandonne pas, nous qui espérons en toi. Car à toi appartient la souveraineté, à toi la royauté, la puissance et la gloire, Père, Fils et saint Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. ». Concrètement, de « Seigneur notre Dieu » jusque « nous qui espérons en toi », le prêtre le dit seul, à l’autel, à voix basse, pendant que le diacre réalise la litanie et que le chœur lui chante les réponses appropriées. Puis le prêtre élève la voix de « Car à toi » à « siècles des siècles ». Le Père Schmemann témoigne que pour conserver le caractère désormais secret de ces prières, certaines vont même les dire pendant les chants des antiphones. Dans ma pratique liturgique, je n’ai jamais vu des gens qui se pressaient pour faire la liturgie avec ce genre de technique et qui étaient sérieux dans leur théologie. Il semblerait que le laxisme liturgique et le laxisme théologique se trouvent souvent ensemble. D’un point de vue théologique, la liturgie est une expérience d’anticipation du Royaume. Peut-être ces prêtres ont-ils une légère intuition qu’ils n’ont pas grand-chose en commun avec ce Royaume, que ce soit en anticipé, ou dans le futur… Dieu seul le sait. Lorsque l’on connait bien la liturgie et la façon dont il est prévu de l’exécuter, et que l’on voit ce que font la plupart des prêtres avec, on voit ce qui est laissé de côté.
Ainsi modestement, pour mettre à la portée des non spécialistes ces parties devenues sottement secrètes, voici les textes des prières secrètes :
Première antiphone : « Seigneur notre Dieu dont la souveraineté est incomparable, la gloire incompréhensible, la miséricorde incommensurable, et ineffable l’amour pour les hommes, toi-même, ô Maître, dans ta miséricorde, porte ton regard sur nous et sur cette sainte maison. Sois riche en miséricordes et compassions pour nous et pour ceux qui prient avec nous. Car à toi conviennent toute gloire, tout honneur et toute adoration, Père, Fils et saint Esprit maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. »
Seconde antiphone : « Seigneur notre Dieu, sauve ton peuple et bénis ton héritage. Garde en paix la plénitude de ton Eglise. Sanctifie ceux qui aiment la beauté de ta maison ; glorifie-les en retour par ta puissance divine, et ne nous abandonne pas, nous qui espérons en toi. Car à toi appartient la souveraineté, à toi la royauté, la puissance et la gloire, Père, Fils et saint Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. »
Troisième antiphone : « Toi qui nous as fait la grâce d’unir nos voix pour ces prières communes, toi qui as promis d’exaucer les demandes de deux ou trois réunis en ton nom, exauce à nouveau les demandes de tes serviteurs selon ce qui leur est profitable. En ce monde, dispense-nous la connaissance de ta vérité, et dans le monde qui vient, fais-nous la grâce de la vie éternelle. Car tu es un Dieu bon et ami des hommes, et nous te rendons gloire, Père, Fils et saint Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. »
La seconde notion est cette antinomie apparente d’un Dieu absolument incompréhensible mais qui cherche tout de même à se révéler. On arrive d’ailleurs ici à un paradoxe évident et passionnant : que peut-on dire de Dieu qui soit juste ? On peut dire qu’il est souverain, mais la liturgie rappelle que sa souveraineté est incomparable. On peut dire qu’il est glorieux, mais sa gloire est incompréhensible. On peut dire qu’il est miséricordieux, mais sa miséricorde est incommensurable (un adjectif qui reflète bien que l’étendue de cette miséricorde est stupéfiante mais que nous ne savons pas ses limites, dans tous les sens du terme). Ainsi à chaque fois que l’on peut dire quelque chose de Dieu, la plupart du temps, s’invite une part d’inconnu dans la notion étudiée. Les rappels où les réponses partielles à ces inconnus sont contenues dans deux sources : la liturgie et la Bible. Cette affirmation sera probablement déstabilisante et saugrenue pour quelqu’un venant du protestantisme. En quoi la liturgie pourrait-elle être une source aussi fiable que la Bible ? La liturgie n’est-elle pas purement humaine ? Cette vision est très restrictive du point de vue de l’action de l’Esprit Saint. Ce serait considérer que l’Esprit Saint a agi dans l’histoire de façon très ponctuelle : lors de l’inspiration des divers auteurs de l’Ecriture Sainte, et rien de plus. La vision orthodoxe de l’action de l’Esprit-Saint est beaucoup plus vaste et large. L’Esprit a également inspiré les compositions liturgiques. L’Esprit a également inspiré les saint Pères dans leurs commentaires, dans leurs canons. L’Esprit a de même inspiré les iconographes, les architectes, les musiciens d’Eglise. En fait tout ce qui participe du patrimoine de l’Eglise a la marque de l’Esprit. Attardons-nous un instant sur les compositions liturgiques. La liturgie est un « acte » purement humain, sous l’action de l’Esprit bien entendu, où l’homme va chanter à Dieu toute la vaste palette de ce qui constitue la prière. Les diverses liturgies traditionnellement reçues et transmises dans l’orthodoxie sont donc le résultat de siècles et de siècles et d’expériences de prières. L’acte liturgique est un haut lieu de la rencontre entre l’humain et le divin. Alors bien sûr, les hérétiques prient aussi, et prient en déclamant des erreurs, et connaissent parfois des extases liturgiques. Sur cela nous n’avons pas grand-chose à dire. Sont-ce des phénomènes psychologiques d’auto-persuasion, des condescendances divines, des manipulations diaboliques ? Difficile à dire. Mais revenons sur l’expérience liturgique orthodoxe. Elle est le lieu de l’expression d’une prière orthodoxe. Cela veut dire qu’elle est doctrinalement vraie. Ce qui est prié est ce qui est cru, et vice-versa. La liturgie orthodoxe a pour caractéristique de prier des choses également doctrinales, ce qui fait d’elle une boussole d’orthodoxie. Elle est le dépôt, avec les canons et les commentaires patristiques de la vérité exprimée dans la foi orthodoxe. Elle est le témoignage de ce qu’on prié nos anciens. C’est pourquoi elle est une source inestimable de la compréhension de Dieu. Elle est le témoignage de ceux qui ont côtoyé Dieu, plusieurs heures par jour dans la prière, tout au long de leur vie. Si on veut en savoir un peu sur Dieu, il est toujours bon de lire les témoignages de ceux qui l’ont le mieux connu.