Schmemann : l'Eucharistie sacrement du Royaume (chap 3, comm 5) : la fausse idée de décadence
Le sacrement de l’entrée
Maître et Seigneur notre Dieu, qui as établi au ciel les ordres et les armées des anges et des archanges pour servir Ta gloire, fais qu’avec notre entrée ait lieu celle des saints anges, concélébrant et glorifiant avec nous Ta bonté (Prière de l’entrée).
Soulignons encore une fois que, malgré sa complexification ultérieure, la « petite entrée » a conservé son caractère d’entrée, précisément, de commencement, d’approche. Cela est attesté d’abord par les particularités du rite pontifical, déjà mentionnées ; ensuite, par la prière de l’entrée. L’on sait que jadis elle était lue lors de l’entrée dans l’église de l’officiant et du peuple, et qu’aujourd’hui encore, selon l’Ordo de la dédicace, elle l’est devant les portes de l’église et non devant celles de l’iconostase. Cette prière ne fait pas la moindre allusion à une « représentation » quelconque. Elle indique en revanche le caractère céleste de l’entrée : la « concélébration » avec les puissances et les armées célestes, angéliques.
Un autre élément, dû à l’évolution du temple byzantin, a compliqué la conception de l’entrée : le transfert sur le sanctuaire, de la notion du temple comme lieu sacré, c’est à dire sur la partie de celui-ci qui entoure l’autel et que l’iconostase sépare la nef. Sous l‘influence de la théologie « mystérique » (v. notre Introduction à la théologie liturgique), fondée sur l’opposition d’« initiés » à des non « initiés », du clergé aux laïcs, un lieu sacré spécial surgit au milieu de l’église : le sanctuaire, auquel seul les « initiés » ont accès. Et c’est là que seront dorénavant effectuées toutes les « entrées ». Cela n’a pas manqué d’affaiblir la conception et l’expérience de « l’entrée en Eglise », en tant que celle du peuple de Dieu dans le sanctuaire céleste, car « ce n’est pas dans un sanctuaire fait de main d’homme, disposé à l’image du véritable, que le Christ est entré, mais dans le ciel même, afin de paraître maintenant pour nous devant la face de Dieu » (Heb XI:24).
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Commentaire/Analyse
La grande thèse de Schmemann est que le sens véritable de la liturgie s’est perdu. Les appellations de « petite entrée » et « grande entrée » sont des marqueurs indéniables de cette perte de sens (pour lui). La question qui reste à poser et qu’il ne pose jamais dans son ouvrage est : avons-nous des traces de la compréhension (qu’il estime véritable) dans le passé ? En effet on pourrait envisager d’autres possibilités :
- de tous temps, il y a eu plusieurs interprétations de la liturgie, celle symbolique au sens antique (que nous appellerons schmemannienne pour simplifier) et celle qui est aujourd’hui majoritaire.
- La version défendue par Schmemann est une illusion personnelle, et jamais personne n’a défendu cette version.
- La version antique véritable a été petit à petit remplacée par la version altérée qui est la version actuelle : ceci est la thèse de son ouvrage.
Le grand oubli du Père Schmemann est double. Premièrement il ne voit pas le parallèle entre le biblique et le liturgique. Et deuxièmement, il ne parle jamais du liturgique comme provenant de la matrice mosaïque (je préfère ce terme, pour ne pas utiliser le terme de judaïsme trop piégé).
En effet, combien de personnes ont réellement compris le message biblique ? Ce que le Christ est venu accomplir ? Comment Jésus vient solutionner des problèmes exposés finalement depuis les onze premiers chapitres de la Genèse. Combien on réussi à reprendre la vision spirituelle des juifs du premier siècle : leur cosmologie, leur connaissance et compréhension du monde spirituel, leurs habitudes liturgiques. Nombreux sont les chrétiens qui ne comprennent rien ou presque rien à ce que fait le Christ. Son ministère sacerdotal accompli. Son ministère royal à venir. Est-ce que cette incompréhension est moderne ? Les premiers chrétiens devaient aussi la partager pour partie. Certains ont adhéré au christianisme en constatant la vérité de la résurrection. D’autres en voyant les miracles des premiers disciples. Mais est-ce que la catéchèse était tout le temps parfaite ? Surtout dans des époques de persécutions ? Ce qui est vrai pour le biblique ne peut qu’être à l’unisson pour le liturgique.
Les premiers chrétiens ont récupéré les habitudes liturgiques de la synagogue. La prière monastique s’est vite centrée sur le psautier. Au quatrième siècle émerge un rite compatible avec la sortie des catacombes et l’officialisation rapide du christianisme comme religion impériale. On ne prie plus dans une basilique comme on priait dans les souterrains de Rome ou les grottes et les forêts gauloises. Combien de chrétiens ont amené l’imaginaire païen dans la prière chrétienne ? Ne fait-on pas tous la même chose ? Un prêtre vous a-t-il déjà expliqué le sens profond de la liturgie vous voyant la première fois dans une assemblée de prières ? Bien sûr que non. Nous sommes toujours laissés à nous-mêmes et à nos fausses représentations. Que certaines se sédimentent dans les milieux académiques et contaminent ceux qui sont censés savoir ne permet pas de conclure que l’antiquité était une époque de liturges au fait complet sur le sens de l’eucharistie. Il est donc très probablement plus logique de conclure que ce que Schmemann voit comme une décadence du sens est une confirmation que la compréhension du sens profond des choses est la chose la moins bien partagée depuis toujours. On pourra très logiquement conclure que la liturgie fut comprise de tous temps, mais par très peu. Comme la Bible. Comme la doctrine.