MISHNA 2.6

Dieu s’efface devant la souffrance

original hébreu

רחץ בלילה הראשון שמתה אשתו. אמרו לו, לא לימדתנו שאביל אסור מלרחוץ. אמר להם, איני כשאר כל אדם, אסטניס אני.

traduction très littérale

Lava dans nuit le premier que morte femme de lui. Dirent lui ne nous a enseigné que endeuillé interdit de laver. Dit à eux, je ne comme tout homme, délicat je.

traduction fluide

Rabban Gamaliel se lava la première nuit après la mort de sa femme. Ses élèves lui dirent : « ne nous as-tu pas enseigné que l’endeuillé ne peut pas se laver ? ». Il leur répondit : je ne suis pas comme tous les hommes. Je suis délicat.


Commentaire/Analyse



Avant de passer au commentaire proprement dit, il y a une remarque philologique importante à faire. Le terme rendu par « délicat » dans la traduction est en fait la translitération d’un terme grec. L’hébreu donne אסטניס et le grec donne ἀσθενής pour ce terme.

Ce mot pourrait être translittéré « asténis » en français. Le fait qu’un rabbin de la mishna, et même plus, que la mishna elle-même, utilise un terme d’origine grecque est très intéressant philologiquement et historiquement. C’est un peu comme si aujourd’hui en français, dans un texte adressé à un public français, j’utilisais « ok » ou « cool ». Ce sont des mots objectivement non français – anglais en fait – mais tellement utilisés qu’ils sont intégrés dans la langue française de tous les jours. Et comme pour l’anglais aujourd’hui, cet exemple de l’utilisation d’un terme grec montre la puissance de la langue grecque d’alors. On se souviendra que la société juive d’avant le Christ avait été fortement hellénisée. On se souviendra également de la révolte des macchabées luttant contre cette hellénisation. S’il est une population à l’intérieur d’Israël dont on ne peut pas douter de l’hostilité à cette hellénisation, c’est bien le groupe pharisien. Et pourtant, voici Rabban Gamaliel qui utilise un mot grec, car c’est ce mot qui lui semblait le plus approprié dans cet échange avec ses disciples.
Le mot est souvent rendu par « délicat », mais le grec du NT va nous aider à y voir plus clair. En fait cela signifie « faible ». Lorsque le Christ dit que « la chair est faible » (Mc 14:38), ou lorsque Pierre caractérise les femmes comme le sexe faible « Maris, montrer à votre tour de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes, comme avec un sexe plus faible; honorez-les, comme devant aussi hériter avec vous de la grâce de la vie » (1 Pi 3:7) c’est d’asténis dont il s’agit. On voit donc que le rendre par « délicat » sans davantage d’explications peut induire en erreur. Gamaliel a été se nettoyer car il s’est senti faible. Cela ne facilite pas forcément l’exégèse.

Passons à l’analyse de la Mishna. Les spécialistes de ce corpus expliquent que se laver est interdit pendant sept jours après le décès. A première vue, Gamaliel a donc violé le commandement. A noter que le texte hébreu ne comporte pas son nom. C’est le contexte avec la mishna précédente qui nous permet de déduire qu’il s’agit encore de lui. Le contraste tel que compris par les élèves est important : dans la mishna précédente, il était permis de ne pas s’acquitter d’une obligation de prières lors du mariage, mais Gamaliel était apparu comme quelqu’un qui voulait toujours mettre Dieu au premier plan. Et nous voici de façon fulgurante passant du mariage à la mort de son épouse. Lorsqu’elle était vivante, Gamaliel avait tenu à mettre Dieu en premier, mais une fois celle-ci morte, le commandement semble très secondaire pour lui.

Les rabbins débattent du fait qu’il se lave à l’eau froide ou à l’eau chaude. Et ceci est articulé avec sa déclaration « je suis asténis ». Il me semble possible de le comprendre ainsi : dans la force de l’âge, Gamaliel a fait passer Dieu avant sa femme même dans le cadre permis par Dieu, et maintenant, dans ses vieux jours, il est devenu tellement faible et fragile, peut-être avec le choc lié au décès, qu’il ne peut plus faire montre de la même ardeur halakhique. En tout cas, on retiendra que la pratique se comprend lorsque la personne a la force nécessaire demandée par l’obéissance. On ne demande pas aux malades de subir les affres du carême.