Théologie Dogmatique - Macaire Boulgakov

Introduction - Tome 1

C’est dans ce sens que déjà le concile apostolique de Jérusalem, qui représentait toute l’Église enseignante, employa le mot εδοξε (il a semblé bon au Saint-Esprit et à nous : Act XV 28) au début de ses courtes décisions publiées plus tard pour servir de guide à tous les croyants, et que Saint Luc donna à ses décisions le nom de dogmes ou d’ordonnances (δογματα) des Apôtres et des anciens qui étaient à Jérusalem. (Act XVI 4). C’est dans le même sens aussi que tous les conciles œcuméniques postérieurs, qui représentaient également toute l’Église enseignante, commencèrent leurs décisions, comme le concile apostolique, par le mot εδοξε (il a semblé bon), et donnèrent à ces décisions le nom de dogmes ; par exemple : dogme des cent soixante et dix Pères du sixième concile œcuménique, sur la double volonté et la double action dans Notre-Seigneur Jésus Christ. C’est enfin à cause de cela que, dans les écrits des anciens pasteurs, les dogmes chrétiens sont fréquemment appelés dogmes de l’Église, paroles de l’Église, et les chrétiens qui retiennent invariablement les dogmes : ecclésiastiques ou appartenant à l’Église. Ce nouveau trait distingue les dogmes chrétiens des opinions particulières que les fidèles peuvent se former par eux-mêmes des vérités de la foi, en se fondant directement sur la révélation divine, et qui, fussent-elles tout à fait justes, ne seront pourtant à tout jamais que de simples opinions ou façons de penser, tant qu’elles ne seront pas fixées pour tous et enseignées par l’Église. Il distingue aussi ces mêmes dogmes chrétiens, en tant que dogmes orthodoxes, saints et pieux, des dogmes non orthodoxes, ou suivant l’expression des saints Pères, des dogmes impies, dépravés et hérétiques, professés par des églises ou sociétés particulières qui se sont séparées de la vraie Église du Christ.

3. Le dogme est une vérité enseignée par l’Église comme principe certain et invariable de la foi qui sauve. Tel est le dernier trait essentiel du dogme chrétien, qui le distingue des autres vérités de la révélation chrétienne conservées et enseignées par l’Église. Les vérités de la révélation chrétienne, renfermées surtout dans les livres de l’Ecriture Sainte, sont de deux espèces : les vérités spéculatives ou de foi, qu’on doit s’approprier par l’assentiment de l’esprit et les vérités pratiques ou d’action, qu’on doit s’approprier par la volonté et réaliser dans la vie. Les premières se subdivisent en deux classes : les unes se rapportent à l’essence même de la religion chrétienne, en tant que rétablissement de l’alliance entre Dieu et l’homme ; elles contiennent la doctrine qui a pour objet Dieu et son rapport avec le monde, et en particulier avec l’homme ; elles contiennent la doctrine qui a pour objet Dieu et son rapport avec le monde, et en particulier avec l’homme ; elles déterminent à quoi nommément et de quelle manière l’homme doit croire pour faire son salut : ce sont ces vérités là que l’Église enseigne comme étant les principes certains et invariables de la foi qui sauve. Les autres ne se rapportent pas directement à l’épreuve de la religion chrétienne. Elles contiennent ou des récits historiques sur la sainte Eglise de l’Ancien et en partie aussi du Nouveau Testament, sur les juges, les rois, les gouverneurs, les souverains pontifes du peuple de Dieu, sur les prophètes, les Apôtres et bien d’autres encore ; ou des assertions particulières de divers personnages, des prophètes des Apôtres, de notre Sauveur lui-même, sans nul rapport avec l’essence du Christianisme (ainsi Jean I 42-47 ; IV 50 ; V 8) ; ou des prédications sur la destinée du peuple de Dieu, des autres peuples, des villes, etc : tous ces points sont assurément dignes de notre foi, puisque la révélation les renferme ; mais l’Église ne les enseigne point comme indispensables pour notre salut. Les vérités pratiques ou d’action se subdivisent également en deux classes, savoir, celles qui fixent ce que doit faire l’homme, comme être moral appelé à une nouvelle alliance de grâce avec Dieu : ce sont proprement les préceptes de la morale chrétienne ; et celles qui indiquent la manière dont le chrétien doit exprimer son rapport avec Dieu dans le culte extérieur et se conduire dans la maison de Dieu (I Tim III 15) : vérités rituelles ou canoniques, en bien petit nombre du reste dans les livres du Nouveau Testament. De toutes ces vérités révélées, ainsi divisées en quatre catégories, on appelle dogme dans le sens rigoureux du mot, que celles de la première, c’est à dire les vérités qui se rapportent à l’essence même de la religion chrétienne, renferment la doctrine ayant pour objet Dieu et son rapport avec le monde et avec l’homme, et déterminent à quoi et comment le chrétien doit croire pour mériter son salut. Comme vérités de la foi, elles se distinguent de toutes les vérités (ou règles ou principes) d’action ; et, comme principes de la foi qui sauve, elles se distinguent de toutes celles des vérités de la foi qui sont sans rapport direct avec l’essence de la religion chrétienne et le salut de l’homme.

L’Église n’applique pas le nom de dogmes dans le sens rigoureux de cette expression, qu’aux vérités de la foi, pour les distinguer de toutes les vérités de la vie chrétienne : des vérités morales, rituelles et canoniques. On le voit par l’exemple des conciles œcuméniques, qui l’affectèrent exclusivement à leurs décisions en matière de foi, appliquant à leur décisions en matière de foi, appliquant à leurs décisions en d’autres matières ceux de canons ou règles. On le voit par les écrits des saints Pères : de Cyrille dans Alexandrie, par exemple, où nous lisons : « l’essence de la religion (ou du culte) consiste dans une connaissance exacte des dogmes de la piété et les bonnes œuvres : les dogmes sans les bonnes œuvres ne plaisent point à Dieu ; il n’agrée même les œuvres que lorsqu’elle sont fondées sur les dogmes de la piété. ». Ainsi, saint Grégoire de Nysse, d’après ces paroles du Sauveur aux Apôtres : allez donc enseigner toutes les nations… à garder tout ce que je vous ai confié (Mt XVIII 19-20), divise toute la doctrine en deux parties, l’une morale, l’autre dogmatique. Ainsi, selon saint Chrysostome, pour être chrétien il faut aux dogmes de l’orthodoxie joindre une pieuse activité. On le voit enfin par nos livres d’office divin, où la qualification de dogmatiques (du mot δογματιϰον) est donnée aux cantiques en l’honneur de la Sainte Mère de Dieu, qui contiennent la doctrine de la foi à sa virginité, à l’incarnation de de Notre Seigneur et à la réunion de deux natures en sa personne.

On ne donne le nom de dogmes qu’à celles des vérités révélées par la foi, qui, en se rapportant à l’essence même de la religion chrétienne, comme alliance renouvelée entre Dieu et l’homme, renferment proprement la doctrine ayant pour objet Dieu et son rapport avec le monde, avec l’homme surtout, et sont enseignées par l’Église comme étant les principes certains et invariables de la foi qui sauve. Pour preuve de cette idée, il suffit de citer : premièrement les précis des dogmes orthodoxes, ou les symboles, qui ne contiennent en effet que les vérités ayant pour objet Dieu et son rapport avec le monde, avec l’homme en particulier, ainsi que l’explication que l’Église donne de ces symboles dans les catéchismes où nous trouvons précisément la même chose ; secondement, ce fait incontestable, que, dès son principe, l’Église orthodoxe a constamment exclu de son sein, et par conséquent de la participation au salut éternel, tous les individus qui avaient l’audace de rejeter ou d’altérer ses dogmes ; enfin, la doctrine même de l’Église touchant la certitude et l’inviolabilité de ses dogmes : « si quelqu’un – disent les saints Pères du sixième concile œcuménique – n’admet pas et ne garde pas les dogmes de la piété, qu’il n’y conforme pas sa façon de voir et sa prédication, mais qu’il s’avise de les combattre, qu’il soit anathème, selon la décision antérieure des saints et bienheureux pères ; qu’il soit exclu et repoussé comme intrus, de la société des chrétiens. Car, conformément à ce qui a été statué précédemment, nous avons décidé de ne rien ajouter au dogme et de n’en rien retrancher, comme nous ne le pouvions en aucune manière. » (Dec 1). Cette inviolabilité et immutabilité des dogmes chrétiens repose sur ce qu’ils ont tous été révélés de Dieu même, et qu’ils nous sont enseignés par l’Église, institutrice divine et infaillible.

En conséquence, les dogmes chrétiens, à ne considérer que leur caractère distinctif, dans l’ordre des autres vérités qui entrent essentiellement dans le corps de la doctrine religieuse conservée et enseignée par l’Église chrétienne. « Et, par cette raison, la Théologie dogmatique orthodoxe ne sera point autre chose qu’une exposition systématique de la doctrine de la foi orthodoxe. Que si l’on considère en même temps le contenu des dogmes chrétiens, on peut les définir comme suit : « ce sont des vérités (conservées et enseignées par l’Église) ayant pour objet Dieu et son rapport avec le monde, surtout avec l’homme ; ou, ce qui est la même chose, Dieu en lui-même, et aussi comme créateur, comme providence et comme sauveur. ». En définitive, sous le nom de Théologie dogmatique orthodoxe, il faut entendre la science qui expose la doctrine de l’Église orthodoxe sur Dieu et ses œuvres, ainsi qu’on définit d’ordinaire cette branche de la théologie.



Commentaire/Analyse





Le but de Macaire Boulgakov est ici de définir les contours de la dogmatique. Il postule la différence très stimulante entre dogme et opinion vraie. Car, pour lui, le dogme est avant une vérité qui sauve, c’est à dire une vérité sotériologique en langage théologique. L’opinion vraie serait par exemple « Jésus Christ a connu le phénomène de la pluie ». L’écriture sainte ne dit rien de Jésus marchant sous la pluie ou s’abritant face à une averse, mais il semble très très improbable que Jésus, dans ses 33 années de vie, n’ait jamais expérimenté la pluie. Cette déduction de bon sens, n’offre pas de salut, d’aucune sorte. Le dogme, tel que définit par Boulgakov est : « une vérité enseignée par l’Église comme principe certain et invariable de la foi qui sauve. ». Le monde moderne et laïcisé s’est polarisé sur la notion de « principe certain » en arguant que ceci ne respecte pas le principe de liberté de conscience. Il est savoureux de noter que ce monde moderne et laïcisé ne cesse d’ériger la science en idole, alors que la science prétend énoncer des vérités, dont la plupart sont invérifiables, ce qui demande au final un acte de foi dans l’adhésion à ces vérités. Quittons un instant notre prisme moderne pour mettre l’accent sur une autre dimension de cette définition de Boulgakov : « qui sauve ». On rejoint ici, mais de façon plus subtile, cette intuition protestante d’une foi qui sauve. Si on ne croit pas telle ou telle chose on est pas sauvé disent les protestants. S’il est certain que cette opération de salut opérée par Dieu demande une adhésion de notre part, cette adhésion n’est pas ici la dimension que Boulgakov veut expliciter. Et ceci nous renvoie à l’absolue singularité du Christianisme en tant que doctrine de salut. Le fait que j’y crois est fondamental, mais ce en quoi je crois doit également permettre le salut. C’est à dire ?

Si Jésus n’est pas vrai homme et vrai Dieu alors je ne suis pas sauvé. Car le salut ici est l’acceptation en Dieu, la participation à la nature divine comme le dit Saint Pierre. Donc seul Dieu peut me sauver. Ce n’est certainement pas un homme qui va me sauver. Mais qu’est-ce qui est sauvé ? Si Jésus n’est pas un homme, alors l’homme n’est pas sauvé. Ainsi, les dogmes édictés dans les conciles œcuméniques ne sont pas uniquement des préservations scrupuleuses et soucieuses de la vérités de ce qu’a dit, fait, accompli le Christ. Ce sont aussi des mesures protectrices contre des postulats qui rendent le salut tout à fait illusoire. Le sixième concile œcuménique - dont Boulgakov rapporte une mention - a du trancher sur le fait de savoir si le Christ avait une volonté divine et une volonté humaine « en lui ». Les monothélites pensaient qu’il n’avait qu’une volonté divine et pas de volonté humaine. Ceci peut paraître très abstrait, très complexe. Mais en fait, c’est vital. Connaissez vous des hommes sans volonté ? Cela n’existe pas. Ainsi donc, si le Christ n’avait pas de volonté humaine, alors il n’était pas pleinement homme. Et le salut qu’il propose devenait du coup totalement illusoire. Les iconoclastes pensaient que puisque le Christ est Dieu alors il n’était pas possible de le représenter. Et ceci pose encore le même problème. Si le Christ n’est pas représentable, alors cela veut dire que notre rapport à son image n’est pas le même qu’avec n’importe quel homme. S’il s’est rendu visible, alors il est représentable. Sinon, ce n’est pas vraiment un homme, et donc une fois de plus, nous ne sommes pas sauvés. Ainsi, la dogmatique orthodoxe est l’ensemble des vérités qui permettent le salut, non pas uniquement au sens de les croire, mais parce que si les dogmes orthodoxes sont faux, alors le salut est conceptuellement impossible.

Dans un développement très intéressant, Boulgakov postule au final quatre types de vérités : les vérités dogmatiques, les vérités enseignées par l’Église mais qui ne sont pas dogmatiques, et les deux catégories de préceptes d’actions qui fondent la morale chrétienne. Ces quatre catégories font immanquablement écho à ce passage de l’écriture sainte : « Je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel; je donnerai à ta postérité toutes ces contrées; et toutes les nations de la terre seront bénies en ta postérité, parce qu’Abraham a obéi à ma voix, et qu’il a observé mes ordres, mes commandements, mes statuts et mes lois. » (Gn 26:4-5). Ici, c’est Dieu qui parle à Isaac et qui lui expose les quatre façons dont s’est exprimée Sa volonté, vis-à-vis d’Abraham. Ce verset qui semble anodin, est comme souvent dans le biblique, d’une profondeur inouïe. Dieu nous révèle qu’Abraham a obéi à Dieu de quatre façons différentes. C’est très troublant au premier abord : ne peut-on pas dire qu’Abraham a obéi à la volonté divine ? Quelle nuance doit-on faire entre un ordre et un commandement ? Quelle différence entre un statut et une loi ? Et dans le cadre d’une désobéissance, doit-on faire une nuance entre la violation d’un commandement et la violation d’un statut ? La catégorie générale de la désobéissance est ce qu’on nomme le péché. Mais on comprend bien que le péché contre la morale et le péché contre les dogmes de l’Église ne saurait être vu avec la même importance. Mais il y a finalement des désobéissances plus subtiles pour lesquels nous devons aiguiser notre regard spirituel : nous pourrions très bien obéir parfaitement à Dieu selon ses statuts, ses lois, ses commandements mais rester absolument sourds à ses ordres. Par exemple, nous pourrions respecter parfaitement l’Église, la vie chrétienne, notre prochain, mais passer totalement à côté de la vie que Dieu a voulu pour nous…