Patrologie grecque

traduction de l’introduction patristique : septième chapitre du volume de la Patrologie de Migne consacrée à Saint Clément de Rome
Texte original latin

De haeresi Nazaraeorum

Quamvis Nazaraei a quibusdam Christiani haeretici, a nonnullis nec Christiani, nec Judaei, ab aliis denique iisdem ac Ebionaei erroribus implicati dicantur, illi tamen, si Epiphanio fides, meri erant Judaei : Neque Jessaeos se ipsos vocant, neque Judaeorum vocabulum retinent, neque se Christianos, sed Nazaraeos de illa loci appellatione nuncupant, cum interim meri sint Judaei, neque aliud praeterea. Et sectione nona : Judaei potius quam cujusvis alterius generis sunt, tametsi Judaeis sint inimicissimi ; neque enim Judaeorum posteri solum capitali illos odio prosequuntur, sed et mane ac meridie et ad vesperam, ter de die, cum in synagogis suis ad orandum conveniunt, diris illos devovent, ac solemni imprecatione proscribunt. Idem tamen paulo aliter, et planius illud definire videtur his verbis : Hoc igitur uno tam a Judaeis, quam a Christianis differunt : ab illis quidem quod in Christum credant ; a Christianis vero quod Judaicis ritibus implicantur.

Hos autem iisdem propemodum ac Ebionaei erroribus imbutos docet idem Epiphanius (71) : Ambo collatis inter se capitibus, suam alter cum altero improbitatem ac nequitiam communicavit. Atque etsi quadamtenus a se mutuos dissideant, in excogitando tamen pravissimo dogmate sese invicem expresserunt. Utrum vero ipsis et cum Cerinthianis eodem modo convenerit, anceps ille est : De Christo vero, inquiebat (72), certo affirmare nequeo, utrum Cerinthi, vel Merinthi impietate illa decepti, simplicem illum hominem asseverent, ac uti sese res habet, per Spiritum sanctum de Maria Virgine genitum esse fateantur. Theodoretus vero brevius planiusque edisserit, qui fuerint Nazaraei, et quae eorum haeresis, quo tempore exorta, et a quibus tandem expugnata : Nazaraei Judaei sunt, Christum honorantes, tanquam hominem justum, et Evangelio utuntur, quod secundum Petrum dicitur. Has haereses, imperante Domitiano, conflatas auctor est Eusebius. Contra quas scripsit Justinus philosophus et martyr, et Irenaeus successor apostolorum, et Origenes. Hic autem obiter observa illud difficultate omni non carere, quod ait eos usos Evangelio κατα Πετρον quandoquidem affirmat Epiphanius illud secundum Matthaeum, et Hebraice scriptum fuisse (73) : est vero, infit, penes illos Evangelium secundum Mattheum Hebraice scriptum, et quidem absolutissimum. Iloc enim certissime, prout Hebraicis litteris initio scriptum est, in hodernium tempus usque conservant. Haec sane assertio tam certa et perspicua scrupulum sane et quamdam dubitationem injicit, num aliquod in textum Theodoreti mendum irrepserit, vel ipse falsus sit, aut memoria lapsus ; ac pro κατα Πετρον apud ipsum legi debeat, κατα Ματθαιαν. Et certe huic conjecturae favet Hieronymus, ubi dixit (74) : In Evangelio quo utuntur Nazaraei, et Ebionitae, quod nuper in Graecum de Hebraeo transtulimus, et quod vocatur a plerisque Matthaei authenticum. Idem alibi repetit (75), ac tandem docet Evangelium non Matthaei sed Marci Petro fuisse attributum (76) : sed et Evangelium secundum Marcum, qui auditor ejus et interpres fuit, hujus, Petri, esse dicitur.

71 : Haeres 30 2
72 : Haeres 29 7
73 : Haeres 29 9
74 : Lib II comment in Matt ad cap XII
75 : De Script. Eccl. In Matth
76 : Ibid in Petr.


Traduction proposée :

De l’hérésie des Nazaréens

Les Nazaréens sont considérés hérétiques par les chrétiens, et pas uniquement par les chrétiens mais aussi par les juifs, et même par les ébionites dont les erreurs sont pourtant proches, et sont dans la vision d’Epiphane (70) tout simplement des juifs : ils ne se nomment ni Jesséens, ne gardent pas le nom de Juifs, ni celui de Chrétiens, mais s’appellent les Nazaréens, mais en attendant ils ne sont rien d’autre que des Juifs. Et on voit dans la neuvième section : ils n’ont pas de plus grands ennemis que les Juifs. Car les juifs des générations suivantes ne les considèrent pas seulement avec haine, mais matin, midi et soir, trois fois par jour, assemblés en prière dans leurs synagogues, ils y proclament d’affreuses malédictions. A la différence de Paul, et selon les paroles suivantes : ils diffèrent tant des juifs que des chrétiens en une seule chose ; en effet ils croient au Christ. Pour les Chrétiens cependant leurs rituels sont emmêlés d’éléments juifs. D’ailleurs Epiphane précise qu’ils sont atteints des mêmes erreurs que les ébionites (71) : Les deux têtes sont rassemblées en ce qu’elles partagent malhonnêteté et immoralité. Mais elles se séparent également sur certains désaccord, en inventant chacune des dogmes alternatifs très corrompus. Que ce soit vrai ou pas, et qu’ils y ait un lien avec les Cérinthiens, la question suivante demeure : du Christ en effet, disait-il (72), je ne peux affirmer si Cérinthe et Mérinthe trompé par cette impiété déclara qu’il s’agit d’un simple homme, ou s’ils admettent s’il a été engendré par le Saint-Esprit et la Vierge Marie.

Théodoret rapporte de façon plus condensée et plus claire ce qu’étaient vraiment les Nazaréens, ce qu’était exactement leur hérésie, quand elle apparut, et quand elle fut vaincue : les Nazaréens sont des juifs honorant le Christ, le prenant pour un homme juste, et utilisent l’Evangile ainsi que les écrits de Pierre. Eusèbe rapporte que leur hérésie s’est formée sous l’empereur Domitien. Le philosophe Justin Martyr, Irénée le successeur des apôtres et Origène ont écrit à leur sujet.

Les difficultés ici ne manquent pas si on observe, qu’ils disent utiliser l’Evangile κατα πετρον alors qu’Epiphane affirme qu’il s’agit de celui de Matthieu qui fut écrit en hébreu (73) : il est vrai, débute-t-il, que l’Evangile de Matthieu fut à l’origine entièrement écrit en hébreu, et qu’ils l’ont conservé jusqu’à ce jour dans son intégralité. Ces affirmations claires et certaines jettent quelques doutes sur le texte de Théodoret, pour savoir si un défaut ne serait pas insinué dans le texte, ou s’il a commis une erreur, ou si sa mémoire a fait défaut. Ne doit-on pas remplacer κατα πετρον par κατα ματθαιαν. Certains favorisent Jérôme qui déclare (74) : au niveau de l’Evangile qu’utilisent les Nazaréens et les Ebionites qui a été porté de l’hébreu au grec, est l’authentique de Matthieu. Le même le répète à nouveau (75) puis déclare qu’il s’agit de l’Evangile de Marc et non de Matthieu qu’on doit rapprocher de Pierre (76) : mais l’Evangile selon Marc rapporte les enseignements de Pierre, dont il fut le disciple et l’interprète.

71 : Haeres 30 2
72 : Haeres 29 7
73 : Haeres 29 9
74 : Lib II comment in Matt ad cap XII
75 : De Script. Eccl. In Matth
76 : Ibid in Petr.





Commentaire/Analyse :

Levons immédiatement une ambiguïté : le terme « Nazaréen ». Il est présent dans le NT, sous un angle positif puisqu’il décrit Jésus « il se retira dans le territoire de la Galilée, et vint demeurer dans une ville appelée Nazareth, afin que s’accomplît ce qui avait été annoncé par les prophètes: Il sera appelé Nazaréen. » (Mt 2:22-23) ou bien ses disciples « Nous avons trouvé cet homme, qui est une peste, qui excite des divisions parmi tous les Juifs du monde, qui est chef de la secte des Nazaréens » (Act 24:5). Le voir donc utilisé pour décrire des hérétiques de l’histoire de l’Eglise est quelque peu problématique.

Le terme académique utilisé aujourd’hui est « Nazoréen », ce qui a l’avantage de distinguer les deux : les hérétiques et les disciples. J’ai tout de même choisi de traduire « Nazaréen », qui devient alors un terme à contextualiser, car la patrologie de Migne fait ainsi, simplement parce qu’elle reprend les termes patristiques. Les saints Pères ont utilisé le même terme pour décrire deux réalités différentes. Je me plie donc à cet usage.

On voit en lisant ce passage de la patrologie, que le moins que l’on puisse dire est que l’on ne sait pas grand-chose. D’après ce que nous lisons, nous avons ici des juifs qui continuent de vivre sous le joug de la loi de Moïse mais tout en reconnaissant Jésus comme Messie. Il y a un doute relayé par Epiphane : le voient-ils comme un simple être humain ou bien né de Marie selon la conception virginale ? Ce n’est pas un mince détail.

Saint Jérôme amène un peu de clarté en déclarant (ce qui n’est pas mentionné dans cet article de la patrologie) : « ils croient que le Christ, fils de Dieu, est né de la Vierge Marie, et le tiennent pour celui qui a souffert sous Ponce Pilate et est monté au ciel, et en qui nous croyons aussi. Mais alors qu’ils prétendent être à la fois juifs et chrétiens, ils ne sont ni l’un ni l’autre ». Sa conclusion est intéressante : ils ne sont ni juifs ni chrétiens. Du strict point de vue dogmatique rien n’empêche de continuer à pratiquer la loi mosaïque. Mais c’est tout de même absurde du point de vue théologique. La Passion délivre de la loi ; pourquoi donc vouloir continuer à pratiquer ? Du strict point de vue canonique, il est interdit de judaïser (terme pour la pratique de la loi juive). Le canon 29 du concile de Laodicée est le plus emblématique dans cette dynamique : « Les chrétiens ne doivent pas judaïser et garder le repos du sabbat, mais travailler ce jour-là; ils préféreront garder le repos, si possible, le jour du Seigneur, en leur qualité de chrétiens. S’ils persistent à judaïser, qu’ils soient anathème auprès du Christ. ». Si on revient à Jérôme, il semble donc qu’être juif c’est ne pas croire en Jésus (plus d’autres choses) et être chrétien c’est ne pas observer la loi mosaïque (plus d’autres choses). Est-ce correct dogmatiquement ?

Le suspense sera court : oui c’est correct, puisque l’Eglise l’a ordonné dans ses canons. Mais maintenant, tachons de comprendre pourquoi ! Le recours au canon est probablement dû à une pratique qui pouvait recouvrir deux réalités différentes : soit le chrétien peu instruit dans les choses bibliques et théologiques et qui se méprend en lisant l’AT, soit un juif malveillant s’infiltrant dans l’Eglise dans une logique de subversion intérieure. Je pense que c’est le premier cas qui a prévalu ici. Le problème vient du fait que si l’on lit la Bible superficiellement, on peut en conclure que l’obéissance à la loi est du domaine de la soumission à Dieu et nécessaire à accomplir. Dans le texte biblique, ce qui impose la loi est assez accessible. Ce qui pousse à ne plus y obéir est beaucoup plus complexe. Les juifs instruits qui sont entrés dans l’Eglise devaient probablement connaître ces choses. C’est pourquoi l’apparition des Nazaréens (en tant que secte hérétique) et du canon sont si tardifs : on doit probablement y voir des païens peu instruits n’ayant pas compris ni ce qu’est Israël ni ce qu’est l’Eglise. On constate d’ailleurs encore aujourd’hui qu’il y a beaucoup de chrétiens judaïsant dans l’orbite du monde néo-protestant. Alors pourquoi sommes-nous libérés de la loi ? Deux raisons également :

  1. Du point de vue de la loi juive, l’amour du prochain est un commandement qui s’il est accompli, accomplit toute la loi. Ceci est une jurisprudence rabbinique. Mais alors pourquoi les juifs ne se contentent-ils pas d’aimer me dira-t-on ? Parce que Jésus paie pour nos péchés lorsque nous sommes trop courts sur l’amour. Ils n’ont pas Jésus, et font donc tout, pour diminuer leurs péchés et augmenter leurs mérites.
  2. La pratique juive coupe des non juifs. La pratique juive a été imposée uniquement aux juifs. Ainsi, un juif peut se poser la question de devoir continuer à judaïser, mas pour un païen c’est particulièrement absurde. Donc le juif qui judaïse ne pourrait pas cohabiter avec des païens dans l’Eglise. Ce serait désobéir au Christ qui a dit que l’amour du prochain est au sommet de l’obéissance à Dieu. Ainsi la loi juive qui sépare des païens doit s’interrompre à chaque fois que l’on doit montrer de l’amour à l’autre. C’est pour cela, que très naturellement, le canon se concentre sur le shabbat, qui est une séparation très forte.


Une précision sur les malédictions évoquées du côté des juifs : il s’agit ici très probablement de la birkat haminim, la douzième des dix-huit prières de l’office du matin de la synagogue, qui s’il est récité par un chrétien revient à une auto-malédiction. Voici la version de la Guéniza du Caire : “Que les apostats-renégats n’aient plus aucun espoir ; que le pouvoir de malheur disparaisse rapidement de nos jours, que les notsrim et les minim aillent sur l’heure à leur perte, qu’ils soient effacés du livre de vie et qu’ils ne soient pas mentionnés parmi les justes. Béni soit le Seigneur qui courbe les méchants”. Le terme “notsrim” signifie chrétien en hébreu. Les spécialistes débattent toujours aujourd’hui pour savoir si les notsrim en question ici sont les nazaréens ou les chrétiens en général. Je vous laisse vous faire votre opinion.