Le sacrement de l’entrée

Maître et Seigneur notre Dieu, qui as établi au ciel les ordres et les armées des anges et des archanges pour servir Ta gloire, fais qu’avec notre entrée ait lieu celle des saints anges, concélébrant et glorifiant avec nous Ta bonté (Prière de l’entrée).
Un tel apport typiquement « byzantin » n’a pourtant pas affecté l’essentiel : l’entrée consiste à se rapprocher de l’autel, qui est dès l’origine le centre le plus sacré du temple. D’ailleurs en russe, le mot altar désigne éminemment l’autel (prestol) et ce n’est que progressivement qu’on l’a étendu à l’espace qui l’entoure et que l’iconostase sépare du reste de l’église. La signification de l’autel sera exposée plus en détail quand il sera question de l’offrande des Saints Dons. Qu’il suffise de dire ici que, selon la tradition constante, l’autel est le symbole du Christ et de son Royaume. Il est la table autour de laquelle le Christ nous rassemble et il est l’autel du sacrifice qui réunit le Grand Prêtre et la Victime. Il est le trône du Roi et du Seigneur. Il est le Ciel, le Royaume où « Dieu est tout en tout ». C’est cette expérience de l’autel comme foyer du sacrement eucharistique du Royaume, qui a donné naissance à la « mystique » du sanctuaire comme Ciel, comme pôle eschatologique de la Liturgie, comme présence mystérieuse qui transforme le peuple tout entier en « ciel sur la terre ». Aussi l’entrée, nous rapprochant de l’autel, est-elle toujours une élévation. L’Église ascende là où la vie véritable est « cachée en Christ avec Dieu » ; elle monte au ciel là où l’eucharistie a lieu.

Il importe de se rappeler tout cela, car, sous l’influence de la théologie occidentale, nous en sommes arrivés à considérer la Liturgie non comme une montée, mais comme une descente. Toute la mystique occidentale de l’Eucharistie est marquée par l’image d’un Christ qui descend sur nos autels. Or l’expérience eucharistique primordiale, attestée par le déroulement même de la Liturgie, proclame que nous nous élevons là-bas où le Christ se trouve depuis son Ascension et que la célébration est de nature céleste.

L’Eucharistie est essentiellement un exode hors de « ce monde » et une montée au ciel. L’autel est le symbole de cette élévation, et la « possibilité » même de celle-ci. Car le Christ est monté au ciel et son trône est « surcéleste et noétique ». Dans ce monde-ci il n’y a pas et il ne peut pas y avoir d’autel : le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Aussi importe-t-il tant de comprendre que si nous entourons l’autel de vénération, en le baisant, en nous inclinant devant lui, ce n’est pas qu’il soit « sanctifié » et qu’il soit devenu pour ainsi dire un « objet sacré », mais c’est parce que sa sanctification même consiste à le rapporter à la réalité du Royaume, à le transformer en symbole du Royaume. Notre vénération, notre piété ne s’adressent jamais à la « matière », elle vise ce que celle-ci révèle, ce dont elle est une épiphanie. Les bénédictions, les sanctifications de l’Église consistent non pas à créer des « objets sacrés » par opposition à des objets « profanes », non bénis, mais à rapporter les les choses du culte à leur sens premier en même temps que dernier : au dessein de Dieu. Le monde entier en effet a été créé comme « trône de Dieu », comme temple, comme symbole du Royaume. De par sa conception même il est sacré, et non « profane ». Son essence tient au « cela est bon » de la Genèse divine… le péché de l’homme a justement consisté à avoir enténébré en lui-même le cela est bon » et arraché ainsi le monde à Dieu, à en avoir fait une « fin en soi » ; et donc, à l’avoir conduit à la désintégration et à la mort…

Mais Dieu a sauvé le monde. Il l’a sauvé en lui manifestant son but ; Le Royaume. Sa vie : la voie vers ce Royaume ; son sens : la communion avec Dieu et, en Lui, avec la création entière… contrairement aux sanctifications du paganisme, qui sacralisaient des parties ou des objets du monde, celles du christianisme consistent à rendre au monde son caractère symbolique, « mystérique » ou sacramentel, à tout rapporter à la fin ultime de l’être…

Aussi toute notre liturgie est-elle une élévation vers l’Autel, ou le Trône, et un retour dans ce « monde » pour y témoigner de « ce que l’oeil n’a pas vu ni l’oreille entendu, et qui n’est pas monté au coeur de l’homme, mais tout ce que Dieu à préparé pour ceux qui l’aiment » (I Cor II 9).



Commentaire/Analyse





L’entrée liturgique : une montée vers le Royaume, et non une descente de Dieu

L’un des renversements les plus profonds introduits par la théologie liturgique du Père Alexandre Schmemann tient à sa relecture radicale du mouvement fondamental de la Liturgie : nous ne célébrons pas parce que Dieu descend ; nous célébrons parce que l’Église monte. Toute la structure de la célébration eucharistique — depuis la procession initiale jusqu’à l’anaphore — est construite non sur une logique d’invocation magique d’un dieu qui viendrait habiter nos autels, mais sur une dynamique d’ascension vers le Christ ressuscité, déjà glorifié, déjà assis à la droite du Père.

Cette affirmation ne nie en rien le mystère de la proximité de Dieu. Mais elle le resitue dans son accomplissement fondamental : l’Incarnation. Dieu a déjà “descendu les cieux” en Jésus-Christ. Il s’est abaissé, « prenant la condition de serviteur » (Ph 2,7), il a partagé notre chair, notre mort, notre solitude. L’abaissement divin, la kénose, a culminé dans la Croix, et c’est à partir de cette descente déjà accomplie que peut s’ouvrir, pour l’humanité, le chemin du retour vers le Père.

La Liturgie ne mime donc pas la descente de Dieu — elle est notre réponse à cette descente, notre montée, dans le Christ, vers le Royaume. Comme le dit saint Grégoire de Nazianze :

« Il faut que Dieu devienne homme pour que l’homme devienne Dieu » (Discours 29, Sur la Théologie).

C’est ce que rappelle puissamment Schmemann dans le chapitre 3 de L’Eucharistie, sacrement du Royaume. L’entrée liturgique — grande et petite — est une élévation, un exode de ce monde vers le monde à venir, vers ce lieu invisible où « notre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,3). L’autel, dans cette perspective, n’est pas un simple meuble sacré, ni le réceptacle d’une présence divine descendue d’en-haut, mais le symbole actif du Royaume, le trône du Christ et le point focal de notre montée ecclésiale vers Lui. Toute la liturgie devient ainsi une révélation du Royaume déjà inauguré, non pas une tentative d’attirer Dieu dans nos réalités profanes.

Comme l’écrivait saint Jean Chrysostome, « Lorsqu’est célébrée la Divine Liturgie, ce n’est pas un homme qui opère les choses offertes, mais c’est le Christ Lui-même qui est présent, Lui qui a sanctifié cette offrande » (Homélie sur la trahison de Judas). Mais ce Christ présent ne descend pas “magiquement” sur la terre : c’est nous qui sommes élevés vers Lui dans l’acte liturgique.

Le sacré chrétien n’est pas magique, il est eschatologique

Ce déplacement théologique est capital. Car il permet de distinguer clairement la sanctification chrétienne d’une sacralisation magique. Dans le paganisme ancien — et parfois dans des formes religieuses corrompues — la notion de sacré repose sur une séparation : certains lieux, certains objets, certaines personnes sont dits “sacrés” parce qu’ils sont mis à part, investis d’un pouvoir mystérieux, parfois dangereux. On y voit une présence divine localisée, une puissance qui peut être invoquée, manipulée, possédée. Ce sacré-là est un sacré magique, et Schmemann le rejette vigoureusement.

Or, dans la foi orthodoxe, la sanctification est de nature toute différente : elle ne consiste pas à rendre certains éléments du monde plus sacrés que d’autres par un acte ritualiste, mais à dévoiler en eux le dessein de Dieu pour la création toute entière. L’autel n’est pas sacré en soi — au sens où il contiendrait une puissance mystérieuse — mais il l’est parce qu’il révèle le Royaume, parce qu’il est le lieu de l’élévation de l’Église, de sa montée vers le Christ, de son offrande eucharistique. Le baiser que le prêtre donne à l’autel, l’inclination devant lui, ne sont pas des gestes de vénération matérielle, mais des actes de reconnaissance symbolique : cet autel est le signe de la réalité eschatologique à laquelle nous sommes appelés.

Cela rejoint le cri du Prophète Isaïe : « Monte sur une haute montagne, toi qui annonces la bonne nouvelle à Sion ! Élève avec force ta voix… » (Is 40,9). La liturgie elle-même est cette montée — et non un abaissement du Royaume dans l’ombre du monde.

La sanctification comme dévoilement du plan divin

Tout est là : la sanctification chrétienne est un dévoilement. Elle rend visible, à travers les signes, ce que le monde a oublié à cause du péché : que la création entière a été voulue comme temple, comme icône du Royaume, comme espace de communion. Le péché, rappelle Schmemann, a précisément consisté à arracher le monde à son orientation vers Dieu, à faire de ce monde une fin en soi, un absolu séparé de sa source et de sa finalité. C’est cette rupture ontologique qui a conduit à la mort, à la désintégration, à la profanation.

Mais par l’Église, et en particulier par la célébration eucharistique, le monde est rappelé à sa vocation première. L’autel devient alors le centre d’une cosmologie restaurée : non pas un “objet sacré”, mais le point de convergence de la création transfigurée, élevée dans le Christ vers le Père. Comme l’écrivait saint Maxime le Confesseur :

« Le monde entier est un autel, et l’homme est prêtre de la création. Il offre le monde à Dieu en action de grâce, pour que Dieu le sanctifie par sa présence » (Mystagogie).

C’est pourquoi la liturgie n’est pas un théâtre sacré, mais une entrée réelle dans le mystère de la vie divine, une anticipation du Royaume dans la chair du monde. La vénération liturgique n’est donc jamais adressée à la matière pour elle-même, mais à ce qu’elle épiphanie — ce qu’elle manifeste silencieusement : le monde restauré, transfiguré, offert.

Et c’est pourquoi l’Église, en s’approchant de l’autel, s’élève vers le Royaume, et ressort de la liturgie transformée en “ciel sur la terre”, selon les mots mêmes de Schmemann. Le dernier mot n’est pas celui du rite, mais celui du témoignage : « Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, voilà ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Co 2,9).